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Jérusalem, Il Est Urgent d'Attendre
Par Elie Wiesel, écrivain prix Nobel de la paix en 1986
Article paru dans le Monde du 18 janvier 2001
"Où que jaille, disait le célèbre Rabbi Nahman de Bratzlav, mes pas conduisent à Jérusalem."
Et pourtant.
Juif résidant aux Etats-Unis, je me suis longtemps interdit d'intervenir dans les débats intérieurs de l'Etat d'Israël. Ne partageant pas ses tragédies, n'étant pas exposé aux dangers qui menacent sa population et peut-être même son existence, je ne m'arroge pas le droit de le conseiller sur les moyens de les surmonter. Ayant vécu ce que j'ai vécu et écrit ce que j'ai écrit, je crois que mon devoir moral est simplement et inévitablement de l'aider, dans la mesure du possible, à atteindre le bonheur et la stabilité sans entraîner le malheur autour de lui. Et de l'aimer dans la joie aussi bien que dans la tristesse. Par-delà les frontières, je considère son destin comme étant mien puisque ma mémoire est liée à son histoire. Quant à sa politique, elle me concerne, certes, mais indirectement. Ses exercices électoraux m'intéressent, ses bévues m'embarrassent, mais n'étant pas citoyen israélien, je n'y participe pas. J'éprouve de la sympathie pour tel politicien et des réserves pour tel autre, mais cela est mon affaire privée; je n'en parle pas.
Ce comportement me vaut parfois lettres ouvertes et articles acerbes de la part de journalistes et intellectuels de gauche; ils m'en veulent de ne pas protester chaque fois que la police ou l'armée israélienne agissent avec excès envers des Palestiniens civils ou armés. Je ne réponds que rarement. Mes critiques ont leur conception de l'éthique sociale et individuelle et moi la mienne. Moi je leur accorde le droit de critiquer, mais eux nient le mien de m'abstenir.
Mais aujourd'hui, il s'agit de Jérusalem, ce qui est différent. Son sort affecte non seulement les Israéliens, mais aussi les Juifs comme moi en diaspora. Le fait que je n'habite pas Jérusalem est secondaire; Jérusalem m'habite. A jamais indissociable de ma judéité, elle reste au centre de mes engagements et de mes rêves.
Pour moi, Jérusalem se situe à un niveau plus haut que la politique. Plus de 600 fois mentionnée dans la Bible, Jérusalem est ancrée dans la tradition juive dont elle représente l'âme collective et le repère national. Existe-t-il une religion ou une histoire où Jérusalem joue un rôle plus continu et occupe une place plus exaltée? C'est elle qui nous lie les uns aux autres. Aucune prière n'est plus belle, ni plus nostalgique que celle qui évoque sa splendeur passée et le souvenir accablant de sa destruction.
Un souvenir personnel: lorsque j'y vins pour la première fois, j'eus l'impression que ce n'était pas la première fois. Et depuis, chaque fois que j'y vais, c'est toujours la première fois. Ce que j'y éprouve, je ne le ressens nulle part ailleurs. Un sentiment de retour à la maison de mes ancêtres. Le roi David et Jérémie m'y attendent.
Et pourtant. Maintenant, dans les milieux politiques, on parle d'un plan selon lequel la majeure partie de la Vieille Ville de Jérusalem tomberait sous la souveraineté palestinienne. Le mont du Temple, sous lequel se trouvent les vestiges du temple de Salomon et de celui d'Hérode, appartiendrait désormais au nouvel Etat palestinien.
Que les musulmans tiennent à conserver un lien privilégié avec cette ville à nulle autre pareille, on peut le comprendre. Bien que son nom ne figure point dans le Coran, elle est la troisième cité sainte de leur religion. Mais pour les juifs, elle reste la première. Mieux: elle est la seule. Pourquoi les Palestiniens ne seraient-ils pas satisfaits de garder le contrôle de leurs lieux saints, comme les chrétiens auraient droit au contrôle des leurs?
Comment peut-on oublier que, de 1948 à 1967, pendant que la Vieille Ville était occupée par la Jordanie, les juifs n'avaient pas accès au mur des Lamentations, malgré l'accord signé entre les deux gouvernements? A l'époque, les Palestiniens ne revendiquaient pas un Etat pour eux et ne mentionnaient jamais Jérusalem. Je défie quiconque de me prouver le contraire.
Pourquoi les Palestiniens s'obstinent-ils soudain à conquérir Jérusalem comme capitale, mettant en danger toutes les négociations internationales autour des accords d'Oslo? Est-ce pour remplacer au moment voulu l'Egypte et l'Arabie saoudite dans la position de leadership du monde arabe tout entier?
Yasser Arafat, pourtant aimé de certains officiels à Washington, a réussi à choquer les chefs de la diplomatie américaine lorsque, à Camp David, en juillet dernier, en repoussant les concessions ultra généreuses d'Ehoud Barak, il déclarait qu'il n'y a jamais eu de temple juif à Jérusalem. Ignorance surprenante? Possible. Mais on aurait tort de ne pas envisager cette déclaration sous son angle politique. Autrement dit: lorsque Arafat exige la Vieille Ville de Jérusalem pour en faire sa capitale, il prive en fait le peuple juif de sa légitimité sur la cité de David et son droit sur son passé historique.
On nous dit: si Israël a fait des concessions sans précédent, y compris sur Jérusalem, c'est pour la bonne cause. C'est pour la paix. Argument qui ne manque pas de poids. La paix est la plus noble des aspirations; elle mérite qu'on lui sacrifie ce qui nous est le plus précieux. Je veux bien. Ce précepte semble sage et généreux. Mais est-il applicable à toutes les situations? Peut-on dire: "La paix à n'importe quel prix", toujours? L'accord infâme de Munich n'était-il pas motivé chez les Anglais et les Français par un désir naïf de sauver la paix du monde? Si céder des territoires semblerait, dans certaines conditions, concevable car politiquement pragmatique sinon impératif, peut-on en dire autant d'un plan qui entraînerait le renoncement à l'Histoire ou sa mutilation?
En clair: y a-t-il un historien ou un archéologue qui nierait la présence juive trois fois millénaire au mont du Temple? Mais alors, de quel droit Arafat le revendique-t-il? Et pourquoi le président Clinton, pourtant ami d'Israël, lui donne-t-il son appui? Mais alors, aussi, de quel droit le premier ministre israélien Ehoud Barak se soumettrait-il à ses pressions? Et l'Histoire, pour lui, c'est quoi? Un slogan de propagande, et rien d'autre? Un procédé de relations publiques? Mais, pour mes frères en Israël, ôter la dimension historique de Jérusalem et d'Israël, n'est-ce pas nier leur droit d'y résider et d'y bâtir leurs foyers?
On me demandera: et la paix, là-dedans? Je continue à y croire de tout mon coeur. Mais je me méfie de tout ce qui me rappelle la tentative malheureuse des années 1930 connue sous le nom d'apaisement, car nous nous souvenons de ses conséquences. Donner la Vieille Ville de Jérusalem à Arafat et ses terroristes, n'est-ce pas les rassurer dans leur voie et, à la limite, les récompenser?
Les Palestiniens insistent aussi sur le "droit de retour" de plus de 3 millions de réfugiés. Là-dessus, Israël est uni dans son refus. Les pacifistes les plus fervents, dont les grands écrivains Amos Oz, A.B. Yeoshua et David Grossman, s'y opposent publiquement. Et vigoureusement. La solution d'un retour massif est impensable. Amener 3 millions de Palestiniens en Israël signifie son suicide physique, ce qu'aucun Israélien de bonne foi ne peut admettre.
Dans le même ordre d'idées, ne peut-on pas dire qu'amputer Jérusalem de sa partie historique équivaudrait pour de nombreux juifs à une sorte de suicide moral?
Lorsque, en 1967, le jeune colonel parachutiste Motta Gur s'écria dans son téléphone de campagne: "Le mont du Temple est entre nos mains", le pays tout entier se mit à pleurer. Allons-nous maintenant pleurer son abandon?
Je le dis avec tristesse: ayant vu sur l'écran les visages tordus de haine des jeunes Palestiniens durant l'Intifada II, ayant entendu les discours enflammés de leurs dirigeants, ayant étudié les manuels scolaires publiés en 2000 sous l'Autorité palestinienne, il m'est aujourd'hui plus difficile de croire en la volonté de paix chez les Palestiniens. Pour leurs militants, Israël représente une offense permanente. Ils ne veulent pas d'un Israël amoindri, il ne veulent pas d'un Israël tout court. C'est aussi simple que cela.
Et pourtant. Puisque toutes les options semblent avoir été épuisées, la paix reste notre unique rêve: des deux côtés, la violence et la guerre ont rempli trop de cimetières. Cela ne peut pas et ne doit pas durer.
Je le dis en tant que juif qui aime Israël: les Palestiniens sont des êtres humains. Ils ont le droit de vivre librement, dignement, sans peur ni honte. Et il incombe au monde et à Israël de tout essayer pour les y aider sans leur faire perdre la face.
Cela s'applique encore plus aux Arabes qui résident en Israël: citoyens, leurs droits civiques doivent être mieux protégés. Alors, ils ne seront pas tentés par les démons de la double loyauté.
Quant au problème de Jérusalem, ne vaudrait-il pas mieux de régler les crises et les urgences dans une ambiance de confiance et de respect mutuels, tout en remettant le sort de Jérusalem à plus tard? Entre-temps, des ponts humains pourraient être construits entre les deux communautés: visites réciproques d'écoliers, lycéens, étudiants; échanges réguliers entre instituteurs, musiciens, écrivains, chercheurs, artistes, industriels, journalistes. Et plus tard, mettons dans vingt ans, leurs enfants seront mieux équipés pour aborder la plus brûlante des questions: Jérusalem.
Et tous comprendront mieux que leurs parents et grands-parents pourquoi l'âme juive porte en elle la blessure et l'amour d'une ville sans laquelle elle se sentirait mutilée, et dont les clés sont protégées par notre mémoire.