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VOYAGE DANS UNE ÉCONOMIE AU BORD DU CHAOS
pays arabes, Moyen Orient faillite socio-économique,
société arabe en Islam
L'Expansion - 28/09/2004
Pourquoi le grand Moyen-Orient s'est-il exilé du monde de la prospérité
? Du Maghreb au Pakistan, entre pétrole et sous-développement, «L'Expansion» a
enquêté sur cette énigme.
Imaginez une petite annonce pour investisseurs qui commencerait ainsi :
« Des milliers de kilomètres de plages, du soleil à en revendre, des déserts
immaculés, des ruines inscrites au Patrimoine mondial, du gaz et du pétrole à
gogo, une main-d'oeuvre abondante et pas chère, un marché de 560 millions
d'habitants grand comme deux fois les Etats-Unis, une langue écrite partagée
par la moitié de ses habitants et un consensus social irrésistible autour d'une
même et (presque) unique religion, qui porta l'une des plus riches
civilisations de l'histoire... »
Aucune région du monde ne pourrait dresser un inventaire aussi
mirobolant. Et pourtant cette longue bande de terre qui ceinture à demi la
planète - le grand Moyen-Orient - a comme disparu des écrans de la
mondialisation. Ces 22 pays pèsent à peine
4 % des exportations mondiales - aussi peu qu'en 1973 ! - n'attirent
qu'un flux dérisoire des investissements directs internationaux (0,6 % du PIB
global, près de dix fois moins que l'Asie en 2003), et affichent un niveau de vie
par habitant qui stagne depuis trente ans ! En l'espace de trois décennies, des
dizaines de pays sont sortis du sous-développement et de la dictature, en Asie,
en Amérique latine, en Europe... mais pas en Orient. La Grèce, la Pologne, la
Corée du Sud, Taïwan ou le Chili ont décollé, portés par une classe moyenne
avide de réussir. Pas l'Egypte, ni l'Iran, ni l'Algérie. Bien au contraire, 51
% des jeunes adultes de la région - âgés de 15 à 25 ans - expriment leur désir
de tourner le dos à leur pays d'origine en émigrant dans une autre région du
monde. Sur cet échec prospèrent le découragement, l'extrémisme, le terrorisme.
Le « clash des civilisations. »
Pourquoi le grand Moyen-Orient (GMO) s'est-il exilé du monde de la
prospérité et de la démocratie ? Faut-il incriminer l'islam et son
conservatisme, le colonialisme, l'absence de démocratie ou bien le socialisme
dont plusieurs pays gardent encore des séquelles ? Existe-t-il une malédiction
du pétrole, qui favorise la rente plus que le développement ? Quels sont les
facteurs les plus aggravants ? La pression démographique, le poids de l'armée,
ou encore la timidité des réformes libérales ?
Dans ce dossier spécial, L'Expansion a enquêté sur l'énigme du
grand Moyen-Orient et éclaire les mystères de ces économies semblables à des «
boîtes noires ». Au moment même où Américains, Européens et, c'est nouveau,
plusieurs gouvernements et ONG du Moyen-Orient multiplient idées et projets.
Le 11 septembre 2001, la terre n'a pas tremblé qu'à Manhattan. L'onde de
choc a traversé tous les pays musulmans. Plusieurs tabous sont tombés avec les
deux tours du World Trade Center. Quelque temps avant l'attentat terroriste,
une équipe de chercheurs arabes indépendants travaillait déjà sur le «
développement humain » des pays du Maghreb et du Machrek. Avec une idée en
tête, simple, provocante et partagée par tous les économistes : c'est d'abord
la qualité du capital humain qui fait la croissance et le développement. Jamais
leur rapport, commandé par le Programme des Nations unies pour le développement
(Pnud), n'aurait eu un tel écho dans la région sans la secousse du 11
septembre.
Dans une première étude publiée au printemps 2002, les auteurs
identifient et passent au scanner les trois « plaies » de leur région d'origine
: « le manque de liberté, l'aliénation des femmes et la faiblesse du
processus d'acquisition et d'usage du savoir ». Ce ne sont plus des experts
occidentaux, suspects d'arrière-pensées mercantiles, qui le disent, mais des
voix arabes respectées. De Rabat à Riyad, le retentissement est considérable.
Un an plus tard, les mêmes auteurs récidivent avec une batterie de chiffres
inattaquables. Le désert culturel de cette région du monde et l'indigence du
système éducatif, des vérités que tant de gouvernements tentaient de masquer,
sautent aux yeux de tous. « Le monde arabe traduit environ 330 livres par
an, soit cinq fois moins qu'un petit pays de 11 millions d'habitants comme la
Grèce. »
Sans précautions oratoires, les auteurs soulignent que le mal est ancien
: « Le nombre d'ouvrages traduits depuis le règne du calife Maamoun (IXe
siècle) est d'environ 10 000, soit presque le nombre moyen de livres traduits
en espagnol chaque année. » Ils ajoutent que 65 millions d'adultes arabes,
soit près d'un quart de la population, ne savent ni lire ni écrire et que les
budgets consacrés à l'éducation ont diminué depuis une décennie dans la plupart
des pays de la région.
Sur le coup, les gouvernements ont très mal réagi à nos rapports,
raconte l'un des auteurs, le Syrien Burhan Ghalioun, mais ils n'ont pas pu
empêcher leur diffusion. Nos travaux nourrissent le débat dans la presse du
Proche- et du Moyen-Orient, ils sont sur Internet en langue arabe, ils
circulent, passent de main en main, les opinions s'en sont emparé. »
L'islamologue américain Bernard Lewis abonde : « Autrefois, une écrasante
majorité des musulmans ne se seraient pas aperçus de l'écart gigantesque avec
l'Occident. Aujourd'hui, avec les moyens de communication modernes, même les
plus pauvres savent quel fossé les sépare des autres sur le plan personnel,
familial, régional et social. » Des intellectuels donnent l'alarme et
réclament une refonte générale des systèmes d'éducation. De tribune en
colloque, l'intellectuel algérien Mohamed Arkoun dénonce ainsi ce qu'il appelle
l'« ignorance institutionnalisée ». Au Caire, l'économiste égyptien Mohamed
el-Sayed ajoute : « Dans l'échelle des valeurs, la culture occupe ici le
dernier rang. Même un roman de Naguib Mahfouz, notre Prix Nobel de littérature,
ne se vend qu'à quelques milliers d'exemplaires. Seuls les livres sur la
religion font un tabac».
À la suite des rapports du Pnud, d'autres chiffres tabous sortent de
l'ombre. L'OCDE, une organisation qui regroupe les pays les plus riches, va
révéler prochainement l'ampleur de la fuite des diplômés de la région : 214 000
Algériens, 202 000 Marocains, 141 000 Egyptiens, 110 000 Libanais ou encore 83
000 Irakiens ayant un niveau éducation supérieur travaillent et vivent
aujourd'hui dans l'un des pays de l'OCDE. Une hémorragie qui prive les sociétés
de leurs forces vives.
Cette fuite frappe d'abord les pays qui ont connu ou connaissent encore
la guerre. Et il faut dire qu'elle s'acharne, dans cette région du monde,
depuis un demi-siècle. Les guerres y furent coloniales, civiles, frontalières,
ethniques, offensives ou préventives, idéologiques ou religieuses,
impérialistes ou terroristes... Et parfois interminables : vingt-cinq ans en
Afghanistan, dix ans au Liban, huit ans en Algérie (contre la France), huit ans
encore entre l'Iran et l'Irak... Sans compter les quatre guerres
israélo-arabes, de 1948 à 1973, et l'Intifada palestinienne, dont nul ne voit
l'issue. « Dans ce contexte déjà très lourd, l'intervention américaine en
Irak a donné une nouvelle légitimité à la violence. Désormais, beaucoup
estiment de leur droit de recourir aux armes pour faire valoir leurs intérêts
privés ou pour défendre une cause », avance Dorothée Schmid, chercheur à
l'Ifri.
« Dans le grand Moyen-Orient, la plupart des pays sont obnubilés par la
question de leur sécurité et ils y consacrent des ressources considérables, ce
qui entrave leur développement, relève Mohamed el-Sayed. C'est l'une des
différences flagrantes avec l'Asie, où les Etats-Unis ont assuré la sécurité
des pays comme Taïwan ou la Corée du Sud. » Ce n'est pas seulement une
question de moyens financiers absorbés par l'entretien et l'équipement d'une
force militaire, cette situation a aussi souvent permis à l'armée d'occuper une
position de force dans l'économie. En Turquie, en Algérie ou au Pakistan surtout.
En Egypte aussi: «En guerre quasi permanente avec Israël, le régime de
Nasser s'était préparé à tenir un siège, et l'essentiel des biens vitaux devait
être produit et géré par l'armée », rappelle l'économiste Françoise
Clément.
Cette économie en uniforme n'a pas disparu : l'armée, la police et les
services secrets possèdent encore de multiples entreprises, produisent des
oignons, des jus de fruits, des réfrigérateurs ou des écrans de télévision,
bâtissent des écoles ou des logements, et font vivre au moins 2 millions
d'Egyptiens. « Cette situation handicape l'économie, bloque les réformes et
retarde l'évolution politique de ces pays, constate un diplomate européen.
Les militaires appartiennent à une bourgeoisie d'Etat qui ne lâche pas de
gaieté de coeur ses bastions économiques, et ils s'accrochent au pouvoir. » «
Avec ce type de régime, la cause de la réforme est souvent brandie pour mieux
la contrôler », ajoute le chercheur Alain Dieckhoff.
Poids de l'armée et défense de prébendes expliquent une autre aberration
économique du grand Moyen-Orient. Les 22 pays de la zone se tournent le dos et
commercent à peine ensemble. Là encore, la comparaison avec l'Asie, ou même
l'Amérique latine, est éclairante. Au Moyen-Orient, les échanges à l'intérieur
de la zone ne représentent que 7 % des échanges, contre près de 50 % en Asie.
En Amérique latine et en Asie, un processus d'intégration commerciale régionale
s'est peu à peu mis en place au début des années 80, avec l'Alena (Accord de
libre-échange nord-américain) et l'Afta (zone de libre-échange de l'Asean). Il
s'est soldé par des démantèlements tarifaires. « Au Moyen-Orient,
l'intégration régionale est restée une coquille vide », constate Guy
Longueville, directeur des études économiques de BNP Paribas. Un pays comme
l'Egypte commerce quatre fois moins avec ses voisins qu'avec l'Union européenne
! « En Asie, plusieurs Etats ont conçu un projet volontariste de décollage
économique, ajoute Mohamed el-Sayed. Ils ont soutenu les entreprises privées en
prêtant de l'argent, les poussant à exporter dans la région pour rembourser.
Cela a créé une dynamique vertueuse : le développement de l'un profitait à
l'autre ».
Le projet de George Bush de « remodelage » du grand Moyen-Orient avance
la même idée. A côté d'un catalogue de bonnes intentions, parfois un peu naïves
- contre l'illettrisme, pour la santé ou les élections libre -, le document que
le président américain a présenté aux chefs d'Etat des pays les plus riches de
la planète (le G8) contient quelques idées neuves pour renforcer l'intégration
régionale : la création d'une banque pour la reconstruction et le développement
sur le modèle de l'institution lancée pour l'Europe de l'Est au lendemain de la
chute du mur de Berlin ; l'intégration des pays les plus réformateurs de la
zone au sein de l'Organisation mondiale du commerce ; ou encore le lancement
d'incubateurs d'entreprises privées communs à différents pays.
Après une première réaction violemment hostile des pays concernés, qui
ont dénoncé une ingérence américaine, les débats ont commencé en septembre.
Certes, les dirigeants arabes refusent encore de parler à la même table que les
Afghans ou les Pakistanais, mais personne n'a décliné l'invitation à ce Forum
pour l'avenir. « La pression est considérable, affirme un diplomate
européen, la persistance de la guerre en Irak, le volontarisme américain, la
sclérose économique et politique de régimes souvent vieillissants, tout pousse
au mouvement. Il y a un bouillonnement d'idées, de projets, d'échanges
totalement nouveau. »
Au risque de jeter un froid, plusieurs économistes mettent en garde :
l'aide financière ne suffit pas, faute d'institutions locales fiables et
efficaces. Beaucoup, d'ailleurs, jugent l'idée d'un nouveau « plan Marshall »
consacré au grand Moyen-Orient irréaliste. « Les administrations locales,
interface indispensable pour gérer des aides, sont bureaucratiques à l'excès et
souvent corrompues », prévient Dorothée Schmid, qui relève que seuls 30 %
du fonds européen consacré à la région ont été déboursés, faute de projets
sérieux et de garanties minimales. « Beaucoup d'argent a déjà été injecté
dans cette région, souvent sans créer le moindre effet d'entraînement »,
abonde l'Américaine Rachel Bronson, du Council on Foreign Relations, un
think tank indépendant new-yorkais.
Mais il y a aussi de grands absents dans cette agitation : les sociétés
civiles orientales. Les gouvernements n'ont nullement envie de les convier au
moindre débat. Ils redoutent d'ouvrir ainsi la voie aux islamistes, dont ils
savent qu'ils représentent souvent la seule force d'opposition structurée et
qu'ils l'emporteraient dans des élections libres, quand ils ne gouvernent pas
déjà dans des variantes diverses comme en Turquie, en Iran ou en Arabie
saoudite. Un ancien ministre koweïtien se posait d'ailleurs ces jours-ci une
question impertinente dans Al-Sharq al-Awsat, un quotidien saoudien: «Pourquoi
n'avons-nous pas entendu la moindre fatwa condamnant Oussama Ben Laden, alors
que des musulmans avaient été si prompts à dénoncer Salman Rushdie et son roman
insipide? Qui des deux a fait le plus de mal à l'islam ?» Un éditorialiste de l'hebdomadaire
égyptien Rose el-Youssef lui répondait en écho que « les musulmans ne
peuvent plus rester silencieux : dans (leur) peur de s'exprimer clairement s'immisce
la cinquième colonne des terroristes... ».