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BRISER UN TABOU

Ou les premières élections municipales Saoudiennes

 

Par Amir Taheri journaliste iranien basé à Paris, directeur de Politique Internationale.

Article paru le 10 février 2005 et traduit par Artus pour www.nuitdorient.com

 

Après avoir participé à une réunion électorale dans un des hôtels de luxe de Riyad, Mousayeb Zayn commente "Je n'ai peut-être pas tout compris, mais cela m'a semblé intéressant, et je suis sûr que la prochaine fois je comprendrai mieux!". Mousayeb est un vieux commerçant de 83 ans qui était entrain d'écouter l'un des dizaines de candidats qui faisaient campagne pour gagner un siège au conseil municipal lors des élections de cette semaine (1).

Quand l'an dernier le gouvernement a annoncé son projet d'élections, la première réaction était celle d'une défiance. Les conservateurs craignaient que même des élections municipales limitées pouvaient ouvrir la voie à "la maladie de la démocratie", au cœur même de l'Islam. Pour appuyer leur position, ils utilisaient un proverbe arabe "quant le chameau passe la tête dans la tente, le reste de son corps suivra". Les libéraux rejettent l'expérience comme trop limitée et trop tardive, la considérant comme une simple manœuvre pour améliorer l'image du royaume en Occident. Quand ils apprirent que les femmes ne participaient pas, ils furent encore plus incrédules. Ces diverses réticences expliquent le faible enregistrement des votants et des candidats, du moins au début de l'opération. Il y a eu même des rumeurs d'annulation, mais ô surprise, la mayonnaise a pris et les gens ont commencé à affluer pour aller s'inscrire comme votants ou candidats.

À ce niveau, il est difficile de juger de l'impact de ces élections sur le long terme, car elles viennent de commencer à Riyad et se poursuivront en mars et avril dans les autres régions. Certains vous disent qu'il ne s'agit que "de ramasser des ordures" et que l'enjeu est limité. D'autres au contraire pensent qu'il s'agit d'un "baptême" de la démocratie dans un des bastions les plus traditionnels de l'arabisme.

 

J'ai discuté ces derniers jours avec de nombreuses personnes et j'ai pris la mesure de cet événement. Quelle qu'en soit l'issue, je parie que ces élections constituent un tournant pour le Royaume saoudien. Pour différentes raisons, dont non la moindre est qu'un tabou vient d'être brisé en politique arabe. Jusqu'à l'an dernier parler d'élections était un sacrilège, car l'argument de base était que dans une société musulmane il n'y a pas besoin d'élections, puisque "la shoura", ou consultation en tient lieu; de plus les élections créent une inutile compétition entre candidats, alors que dans la shoura un homme choisi pour sa compétence fait la synthèse des opinions et avance des recommandations qui sont soumises aux experts théologiens pour approbation. Avec ce système, point n'est besoin de faire appel à Pierre, Paul ou Jacques pour une décision communautaire.

Les élections actuelles donnent un coup sévère à cette doctrine. C'est au moins la reconnaissance implicite des principes de base de la démocratie, chaque citoyen ayant le droit de s'exprimer pour les décisions qui concernent sa vie. Que les femmes n'aient pu aller voter ne change en rien à cet argument (2).

La deuxième raison de l'importance de ces élections est que finalement elles n'ont pas montré une réelle opposition à leur principe. La crainte que des éléments réactionnaires n'augmentent leur audience ne s'est pas concrétisée (3).Ainsi la plupart des Saoudiens ont apprécié le processus et sont prêts à en redemander.

La troisième raison est qu'enfin on a une image de cette classe moyenne dont on a tant parlé mais qui ne s'est jamais exprimée, cette classe de gens qui en deux générations a quitté la pauvreté de la tente bédouine pour accéder à la richesse des grandes métropoles modernes. Ce sont ces classes moyennes, ces nouvelles structures sociales et culturelles qui constituent l'alternative au pouvoir d'une oligarchie. Aucun des candidats, sauf un, n'a parlé d'imposer "la sharia'h" dans son programme électoral, ce qui montre un changement dans l'approche religieuse du problème.

D'autres faits intéressants ressortent de ces élections. La plupart des candidats sont occidentalisés et ont étudié dans une université occidentale. C'est la raison pour laquelle ils étaient comme un poisson dans l'eau lors du déroulement des opérations. Certains candidats ont même recruté des agents occidentaux de relations publiques et ont mené campagne comme s'ils étaient aux Etats-Unis. Enfin le vocabulaire saoudien s'est enrichi de mots nouveaux, insoupçonnés encore hier: élections, faire campagne, dresser un canevas politique, enquête d'opinion publique, groupes cibles, débats, plate-formes, vote, candidatures, votants, listes électorales, urnes, bulletin de vote, scrutin, transparence, contrôle, rendre compte, réforme, rénovation….

Les cyniques peuvent rejeter tous ces arguments et penser que ces élections ne sont qu'un coup de bluff de la part du pouvoir, mais généralement les "cyniques" se trompent. Le changement de discours est le prélude à des changements structurels politiques plus profonds. Il est vrai que la société saoudienne est très conservatrice et craint tout changement. Mais ces élections démontrent qu'une bonne partie de la société se prête maintenant au jeu du changement démocratique, même si c'est à dose homéopathique. Il s'agit du premier pas d'un long voyage que le royaume doit entreprendre, pour que son gouvernement politique puisse se mettre en harmonie avec les changements importants qui ont eu lieu ce dernier demi-siècle, dans la société, l'économie et la culture.

 

Notes de la traduction

(1) à Riyad-ville 650 candidats briguaient 7 sièges et 148 000 votants se sont enregistrés sur 400 000 personnes éligibles. Pour l'ensemble du territoire il y a 1,800 candidates briguant 592 sièges dans 178 conseils. Les deux autres phases auront lieu le 3 mars et le 21 avril 2005. 3 millions de saoudiens pourront voter au total sur 24 millions. Dans ces élections, la moitié des sièges des conseils municipaux sont soumis au vote, l'autre moitié subit encore la shoura…(conseillers désignés par le pouvoir)

(2) d'après le prince al Tourki, si les femmes n'ont pu aller voter c'est qu'elles n'ont pas de pièce d'identité; et si elles n'ont pas de papier officiel, c'est qu'elles ne se sont pas déplacées pour le faire quand on l'a demandé…mais ce n'est que partie remise, et il vaut mieux que les évolutions se fassent progressivement…

(3) selon les premiers résultats, il semble que les "islamistes modérés" aient la haute main sur les conseils municipaux.

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