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QU'EST CE QUI A ÉCHOUÉ EN ISLAM?

 

Par Bernard Lewis, écrivain et professeur, spécialiste de l'Islam et des pays arabes

Texte paru dans "The Atlantic Monthly" - Janvier 2002

Traduit par Albert Soued, écrivain – www.chez.com/soued/conf.htm

 

Selon toutes les normes du monde moderne --  développement économique, éducation, performance scientifique – la civilisation islamique, autrefois puissante, est tombée bien bas. On a l'habitude au Moyen Orient d'en blâmer une multitude de "forces extérieures". Mais en fait ce qui sous-tend cette situation dans le monde islamique est simplement un manque de liberté.

 

Il est devenu très clair qu'au cours du 20ème siècle tout est allé de travers au Moyen Orient et bien sûr en terre d'Islam. Si on le compare à la chrétienté, son rival de plus d'un millénaire, le monde islamique s'est appauvri et s'est affaibli, il est devenu ignare. La primauté et la prédominance de l'Occident s'est affirmée, envahissant chaque aspect de la vie musulmane, et même la vie individuelle.

 

Ceux qui voulaient moderniser l'Islam, par la réforme ou la révolution, ont concentré leurs efforts dans les trois domaines militaire, économique et politique. Pour le moins qu'on puisse dire les résultats furent décevants. La quête d'une victoire avec des armées modernes a amené plutôt une série de défaites. La quête de prospérité à travers le développement a entraîné dans certains pays une économie pauvre et corrompue, dépendant d'une aide extérieure, et dans d'autres, une dépendance malsaine d'une seule ressource, le pétrole. Et même cette matière a été découverte, extraite et utilisée par l'ingéniosité et l'industrie occidentales; et elle est condamnée à plus ou moins long terme à tarir, et plus probablement à être remplacée par une alternative moins polluante, dès que la communauté internationale aura pris conscience qu'elle ne peut plus respirer un air impur, qu'elle ne peut plus se baigner dans une mer mazoutée et qu'elle ne supporte plus d'être à la merci d'autocrates capricieux. Pire que tout sont les résultats politiques: la longue quête de la liberté a laissé derrière elle un chapelet d'odieuses tyrannies, allant des autocraties traditionnelles aux dictatures, qui ne sont modernes que dans leur appareil de répression et d'endoctrinement!

 

De nombreux remèdes ont été essayés --- des armes et des usines, des écoles et des parlements – mais rien n'a réussi à mener au but escompté. Ici ou là on a constaté un soulagement, et parfois un bénéfice pour une couche limitée de la population. Mais on n'a jamais réussi à combler même partiellement l'écart entrez l'Islam et le monde occidental.

 

Le pire est à venir. Il n'était pas bon déjà pour les Musulmans de se sentir pauvres et faibles, après des siècles de grandeur et de richesse, de perdre une position dominante qui était considérée comme un droit et d'être réduit à traîner derrière l'Occident. Mais c'est surtout la deuxième partie du 20ème siècle qui a mené à l'humiliation --- par la prise de conscience que les nations arabes et islamiques n'étaient même les premières de celles qui traînaient, mais tombaient loin derrière la queue!

La montée du Japon a été d'abord un encouragement, puis plus tard un reproche. La montée plus tardive des économies asiatiques n'a apporté que le reproche. Les fiers héritiers d'une civilisation ancienne se sont habitués à louer les services de sociétés occidentales pour réaliser les travaux que leurs propres entrepreneurs et techniciens étaient incapables apparemment de réaliser. Aujourd'hui les dirigeants et les hommes d'affaires du Moyen Orient font appel aux techniciens de Corée – pourtant émergeant seulement récemment de la férule japonaise -- ou de Chine, pour réaliser ce qu'ils ne peuvent faire eux-mêmes. Ce qui était dans le temps une civilisation puissante est tombée bien bas, si on considère les critères de réussite du monde moderne, c'est à dire, le développement économique, la création d'emplois, le niveau d'alphabétisation, l'éducation, le progrès scientifique, la liberté politique et le respect des droits de l'homme.

 

"Qui m'a fait cela ?" est bien sûr la question que tout être humain se pose quand les choses vont mal. Et beaucoup de moyen-orientaux se posent cette question, hier et aujourd'hui. Ils ont trouvé plusieurs réponses. Il est plus facile et plus satisfaisant d'accuser les autres de ses propres déboires. Pendant longtemps, les Mongols étaient les "affreux méchants" favoris. Les invasions mongoles du 13ème siècle étaient responsables de la destruction du pouvoir musulman et de la civilisation islamique, d'où la faiblesse et la stagnation qui s'ensuivirent. Mais les historiens (musulmans et d'autres) ont constaté que cette excuse ne tenait pas, ayant deux failles. D'abord, il faut savoir que certaines des performances culturelles de l'Islam, notamment en Iran, ont eu lieu après les invasions mongoles. Ensuite, il est indéniable que les Mongols ont renversé un empire qui était déjà en voie de décomposition; bien sûr, il est difficile de concevoir la chute d'un tel empire de califes devant des cavaliers nomades parcourant les steppes d'Asie.

La montée du nationalisme – importé lui d'Europe – a induit de nouvelles perceptions. Les Arabes pouvaient accuser les Turcs d'être la cause de leurs problèmes, les Turcs les ayant gouvernés pendant de nombreux siècles. Les Turcs pouvaient aussi blâmer les Arabes pour la stagnation de leur civilisation, l'énergie créative turque ayant été engluée dans l'inertie environnante. Les Perses pourraient aussi blâmer, d'une manière impartiale, les Arabes, les Turcs et les Mongols pour la perte de leur gloire ancienne.

 

Au 19ème et au 20ème siècle les Anglais et les Français ont créé d'une manière exemplaire un nouveau "bouc émissaire" plus plausible dans presque tout le monde arabe: l'impérialisme occidental. Il y avait de bonnes raisons d'une telle accusation au Moyen Orient. La domination politique, la pénétration économique et surtout la plus profonde et la plus insidieuse influence culturelle ont changé la face de cette région et ont façonné la vie des peuples, les amenant dans de nouvelles voies, suscitant des espoirs et des craintes, créant de nouvelles attentes et de nouvelles menaces, sans précédent dans leur passé.

 

Mais l'entracte franco-anglais était comparativement bref et il a pris fin il y a un demi-siècle. Mais l'évolution négative de l'Islam avait commencé bien avant et s'est prolongée bien après. Inévitablement le rôle de méchant qu'ont joué les Britanniques et les Français a été repris par les Etats-Unis, en même temps que d'autres aspects de la prédominance occidentale. La tentative de transférer cette culpabilité de l'échec sur les Etats-Unis a gagné de nombreux suffrages, mais elle reste peu convaincante. La domination franco-anglaise et l'influence américaine, comme les invasions mongoles ont été la conséquence et non la cause de la faiblesse intérieure des peuples et des sociétés du Moyen Orient.  Certains observateurs, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur de cette région, ont souligné des différences notables dans le développement post colonial d'anciennes possessions britanniques, par exemple Aden au Moyen Orient et Singapour ou Hong Kong en Asie du Sud Est; ou entre les différentes contrées qui ont constitué l'empire britannique en Inde.

 

Une autre contribution à ce débat est l'antisémitisme, accusant "les juifs" de tous les maux. Dans la société islamique traditionnelle, les Juifs ont vécu les contraintes normales et les risques occasionnels d'une minorité. Jusqu'au siècle des lumières et de la tolérance en Occident, au 17/18ème siècle, les Juifs étaient certainement mieux traités sous la férule musulmane, que sous la chrétienne. A de rares exceptions près où des stéréotypes hostiles du Juif existaient en Islam, la société musulmane avait tendance à être méprisante et dédaigneuse, plutôt que suspicieuse et maniaque. Ce qui a rendu les événements de 1948 – échec de la tentative d'empêcher la création de l'état d'Israël – choquants. Comme certains écrivains l'on observé à ce moment, il était assez humiliant d'être dominé par de grandes puissances impérialistes, mais subir le sort d'une défaite, face à un petit groupe de Juifs "méprisables", la situation devenait intolérable. L'antisémitisme et la représentation du Juif comme un monstre du mal qui manigance ont fourni l'apaisant antidote de l'humiliation.

Les premières déclarations antisémites au Moyen Orient ont eu lieu parmi les minorités chrétiennes locales, s'inspirant des poncifs européens. Elles avaient un impact limité…, mais la lutte pour la Palestine a facilité l'acceptation de l'interprétation antisémite de l'histoire et a conduit certains à identifier le Juif comme l'origine du Mal et des complots secrets. Cette vision a perverti beaucoup le discours public, et même l'enseignement des écoles, les thèmes des médias et du spectacle.

 

Un argument parfois avancé est que la cause du changement relationnel entre l'Orient et l'Occident est non pas dû au déclin de l'Orient mais à la montée de l'Occident; les découvertes et les révolutions scientifique, technologique, industrielle et politique ayant transformé l'Occident et accru sa richesse et son pouvoir. Pourquoi ceux qui ont découvert l'Amérique sont-ils partis d'Espagne plutôt que du Maroc, bien que de tels voyages ont dû être tentés plus tôt? Pourquoi les grandes avancées scientifiques proviennent d'Occident et non plus du monde islamique, plus riche et plus cultivé?

 

Une forme plus sophistiquée de ce petit jeu du rejet de la responsabilité sur l'autre a trouvé une cible à l'intérieur même de la société islamique. Il s'agit de la religion, et plus spécifiquement l'Islam lui-même. Mais accuser l'Islam est hasardeux et personne n'ose le faire. Et ce n'est pas non plus très plausible. Pendant tout le Moyen age, ce ne sont pas les anciennes cultures orientales, ni les nouvelles venant d'Occident qui étaient les centres importants de civilisation et de progrès, mais le monde de l'Islam. C'est là où des sciences anciennes se sont épanouies et des sciences nouvelles ont été créées; c'est là où de nouvelles industries sont nées et le commerce s'est répandu à un niveau jamais connu. C'est là aussi où gouvernements et sociétés sont parvenues à la liberté de pensée et d'expression qui a incité des Juifs persécutés et même des chrétiens dissidents à fuir la Chrétienté pour trouver refuge en terre d'Islam. Certes ce monde islamique médiéval offrait une liberté limitée, si on la compare avec les idéaux modernes de nos démocraties avancées, mais c'était déjà beaucoup si on le compare à l'environnement du moment, à ses prédécesseurs ou à ses successeurs.

 

On a souvent affirmé que si l'Islam était un obstacle à la liberté, à la science, au développement économique, comment se fait-il que la société musulmane dans le passé était à l'avant-garde dans tous ces domaines – et pourtant à l'époque les Musulmans étaient plus proches de leurs sources et de l'inspiration de leur foi qu'aujourd'hui ? D'autres ont posé cette question d'une autre manière – pas "Comment l'Islam a-t-il affecté les Musulmans?", mais "Qu'ont-ils donc fait les Musulmans à l'Islam?" – et ils ont jeté la pierre sur certains enseignants ou certaines doctrines ou groupes spécifiques.

 

Pour ceux qu'on appelle aujourd'hui "islamistes" ou "fondamentalistes", les échecs et les points faibles des sociétés modernes en Islam sont dus à l'adoption de valeurs et de pratiques étrangères. Ces sociétés se sont éloignées de l'Islam authentique et de ce fait elles ont perdu leur grandeur d'antan. Les modernistes ou les réformateurs ont un point de vue opposé et pensent que la cause des échecs est non l'abandon des pratiques anciennes, mais plutôt leur perpétuation, accusant un clergé omniprésent et rigide d'être responsable de la persistance de ces croyances et pratiques, qui étaient créatives et source de progrès il y a mille ans, mais plus maintenant. La tactique habituelle des modernistes n'est pas de dénoncer de front la religion en tant que telle, ce qui est difficile en Islam, mais de porter la critique au niveau du fanatisme. Le fanatisme, notamment celui de certaines autorités religieuses, serait à l'origine de l'étouffement de l'ancien élan scientifique et plus généralement de la liberté de pensée et d'expression.

 

Une approche plus usuelle de ce thème a été de discuter d'un problème particulier: la place de la religion et ses interprètes professionnels dans l'ordre politique. Selon ce point de vue, la raison majeure du progrès occidental aurait été la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et la création d'une société civile gouvernée par des lois séculières. Une autre approche a été de voir la relégation de la femme à une position inférieure comme principal coupable, car elle prive la société islamique de talents et d'énergies de la moitié de la population et confie à des mères ignares et opprimées l'apprentissage des premières années de la vie de l'autre moitié. Une telle éducation donnerait soit des êtres arrogants, soit des êtres soumis, en tout cas non adaptés à une société libre et ouverte.  On peut critiquer ce point de vue séculier ou féministe, toujours est-il que leur succès ou leur échec sera déterminant dans l'avenir du Moyen Orient.

 

Certaines solutions qui avaient provoqué un débat passionné à un moment donné ont été abandonnées. Les deux mouvements dominants du 20ème  siècle ont été le socialisme et le nationalisme. Ils ont été tous les deux discrédités, le premier par son échec, le second par son succès, qui s'est révélé à la longue inefficace. La liberté a été interprétée comme signifiant l'indépendance nationale, l'ouverture miracle à toutes les autres conquêtes individuelles. La grande majorité des Musulmans vivent maintenant dans des états indépendants, mais cela n'a pas résolu leurs problèmes. Le national-socialisme, enfant bâtard des deux idéologies citées, perdure dans quelques pays qui ont gardé le style de gouvernement et d'endoctrinement du nazisme, à travers un vaste appareil de sécurité et un système de parti unique puissant. En dehors d'avoir réussi à survivre, ces régimes ont échoué sur le plan économique et social et n'ont apporté aucun des bienfaits promis à leur population. De plus leurs infrastructures sont plus antiques que celles des autres pays musulmans, et leurs forces armées ont pour seul but de terroriser  et de réprimer les populations.

 

A présent il y a deux réponses à la question posée sur ce qui a échoué en Islam qui trouvent un large écho au Moyen Orient, ayant chacune un diagnostic et une prescription. L'une attribue le mal à l'abandon de héritage divin de l'Islam et revendique le retour à un passé réel ou imaginaire. C'est la voie de la révolution iranienne et celle des mouvements et des régimes dits fondamentalistes. L'autre voie condamne le passé et recommande une démocratie laïque, représentée par la république turque, proclamée en 1923 par Kemal Ataturk.

Pour les gouvernements oppressifs et inefficaces qui sévissent dans la plupart des pays du Moyen Orient, trouver un bouc émissaire à blâmer est très utile et même essentiel, afin d'expliquer la pauvreté qu'ils n'ont réussi à réduire et pour justifier la tyrannie qu'ils ont installée. Ils cherchent à détourner la colère grandissante de leurs malheureux sujets vers des objectifs extérieurs.

 

Mais de plus en plus de sujets du Moyen Orient adoptent une approche plus auto-critique. Ils découvrent que poser la question "Qui nous a fait cela?" ne mène qu'à des "fantaisies neurotiques" et à des théories de conspiration. Et que la question "Pourquoi nous en sommes arrivés là" mène à une 2ème question "Comment faire pour améliorer la situation?" Et c'est dans cette question et dans les réponses qui lui sont faites qu'on peut trouver l'espoir d'un meilleur avenir. Lors des dernières semaines, la place prise dans les médias par les idées et l'action d'un Ossama ben Laden et ses hôtes les Talibans ont donné un aperçu frappant de l'éclipse de ce qui fut jadis la plus grande, la plus en avance et la plus ouverte des civilisations de l'histoire humaine.

 

Pour un observateur occidental, élevé dans une tradition de liberté, c'est précisément le manque de liberté – esprit libre de toute contrainte et de tout endoctrinement qui puisse poser des questions, s'informer et parler; économie libre de toute corruption envahissante; femmes libres de toute oppression masculine; citoyen libre de toute tyrannie – qui est à l'origine de tous les malheurs de la société musulmane. Mais, comme le montre amplement l'expérience de l'Occident, la voie de la démocratie est longue et dure, pleine d'écueils et d'obstacles.

 

Si les peuples du Moyen Orient continuent dans la voie actuelle, il est probable que la "bombe humaine" (palestinienne) fasse tache d'huile et devienne un symbole dans toute la région; et alors, il ne pourra y avoir d'échappatoire à la spirale descendante de la haine et du mal, de la rage et de l'apitoiement sur soi, de la pauvreté et de l'oppression, débouchant tôt ou tard sur une autre domination étrangère – peut-être même par une nouvelle Europe revenant à ses anciens fantasmes, peut-être par une Russie renaissante, peut-être par une nouvelle puissance de l'Est asiatique. Mais s'ils abandonnent leurs griefs et la situation d'être des victimes, s'ils arrivent à résoudre leurs différends et s'ils rassemblent leurs talents, leurs énergies et leurs ressources dans un projet créatif commun, ils peuvent une fois de plus faire du Moyen Orient d'aujourd'hui un centre important de civilisation, comme autrefois. A ce jour c'est à eux de faire ce choix.

 

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