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UN LIVRE: PERSÉPOLIS

 

de Marjane Satrapi

Commentaires par Marc Knobel, Observatoire des médias -22-09-2003


C’est une petite fille iranienne d’une dizaine d’années, brune, fragile, sans cesse révoltée, inquiète ou très chagrinée, comme peut l’être d’autres petites filles de son âge. Elle est pourtant choyée, si ce n’est adorée par ses parents. Dans le premier tome de Persépolis, elle a tout juste 10 ans, elle en aura presque vingt dans le troisième tome récemment publié. L’auteur de ses dessins, de cette bande dessinée se nomme Marjane Satrapi, et c’est elle probablement qu’elle met en scène. Les dessins sont sobres, légers et en noir et blanc. Et la petite fille nous fait sans cesse rougir, pleurer, rire ou sourire.

Pour comprendre ce qu’il en est de l’Iran d’aujourd’hui, ne faut-il pas commencer par lire tout simplement cette incroyable bande dessinée (révélée deux étés durant par le quotidien Libération qui eut la bonne idée de faire paraître en feuilleton les plus belles planches de Persépolis) ?

Persépolis - tome 1  

Dans ce premier tome (achevé de réimprimer en mars 2003), la fille est toute petite et innocente, mais autour d’elle, tout bouge, le ton monte, les rues s’enflamment, la révolution se prépare et réveillera le peuple après un long sommeil de 2500 ans, « 2500 ans de tyrannie et de soumission » comme le pense son père. Ses parents manifestent tous les jours. Mais dans la rue, la situation commence à dégénérer, l’armée tire sur les manifestants.

Sa mère lui explique que depuis la nuit des temps, des dynasties se sont succédées, mais que -selon elle- les rois ont toujours tenu leurs promesses. Le Chah, lui, n’en a respecté aucune. Elle se souvient du jour où il fut couronné, il disait : « Je suis la lumière des Aryens. Je ferai de ce pays le pays le plus moderne de tous les temps. Notre peuple retrouvera toute sa splendeur. » Il alla même sur la tombe de Cyrus le Grand qui régna sur le monde antique, mais tout l’argent du pays passait pour célébrer les fêtes liées à 2500 ans de dynastie ainsi que d’autres futilités… Tout cela pour impressionner les chefs d’Etat ; car le peuple, lui, s’en moquait.

Mais la petite fille a faim et interrompt sa maman. Alors qu’au loin, les gens sortent en portant le corps d’un jeune homme tué par l’armée. Tous les jours, les Iraniens crient du matin au soir, « Vive la République ! » La fin du Chah est proche.

Et tout au long de ces pages et de ces dessins, la petite iranienne, toute de noir vêtue, évolue, bouge, écoute, voit, s’interroge, doute, crie, pleure, rie, jusqu’au jour du départ du Chah. Le pays connaît alors la plus grande fête de son histoire.

Mais, les Iraniens vont-ils profiter de leur liberté ? Son père s’interroge soudain : « C’est tout de même incroyable. La révolution était une révolution de gauche et la République veut s’appeler islamique ! » La petite fille entend que des voisins vont quitter précipitamment le pays, pour se rendre aux Etats-Unis. Très vite, les révolutionnaires d’hier deviennent les ennemis jurés de la République. Les premières exécutions se préparent. La révolution devient islamique avec son infatigable cortège d’horreur.

Persépolis, tome 2  

Dans le second tome, (achevé de réimprimer en mars 2003), notre héros a grandit. Elle va vers ses quatorze ans.

Les pages commencent ainsi : son père surgit soudain, le journal à la main :

- Ils ont occupé l’Ambassade des Etats-Unis !! »
- Qui ça, ils ? répond sa femme.
- Ben les étudiants islamistes. Ils ont pris tous les Américains en otage !! C’est qu’ils appellent cela « le nid des espions ». Ha ! Ha ! On se croirait dans James Bond.
- Cela n’a pas l’air de t’intéresser ! demande-t-il à sa femme.
- Je m’en fous.
- De toute façon les Américains, c’est des cons ! lance la petite fille.
- Peut-être, répond le père, mais à présent, plus personne ne pourra travailler aux Etats-Unis.
- Et pourquoi ça ?
- C’est simple, plus d’ambassade, plus de visa !

Un grand rêve venait de s’écrouler, jamais plus, la petite fille n’aurait le droit d’aller aux Etats-Unis. Quelques jours plus tard, le ministère de l’Education décide de fermer les universités sous le prétexte que le système éducatif, les livres universitaires et les universitaires sont décadents et qu’il faut revoir tout pour que les jeunes iraniens ne s’éloignent pas du chemin de l’Islam.

La dictature tous les jours gangrène le pays. Les femmes sont obligées, sous peine d’emprisonnement de se voiler, le port de la cravate (symbole de l’occident) est formellement interdit aux hommes « et si les cheveux des femmes excitent les hommes, les bras nus des hommes excitent les femmes aussi : porter des chemises à manches courtes est également interdit. Il y a quand même une justice ! » proclame solennellement la petite fille tout de même accablée, tout comme le sont ses parents.

Il a avait encore quelques manifestations d’opposition et des femmes manifestent. Mais les manifestations sont réprimées dans un bain de sang. Et pour la première fois de sa vie, la petite fille voit la violence de ses propres yeux. Cette violence va se poursuivre tout au long de ces années, puisque éclate la guerre : « La deuxième invasion (arabe) en mille quatre cent ans ! Mon sang n’a fait qu’un tour ! J’étais prête à défendre mon pays contre ces arabes qui n’en finissent pas de nous agresser. Je voulais me battre !! », pense t-elle, se coiffant d’un képi en faisant un salut militaire.

La petite est patriote comme le sont la majorité des Iraniens qui se souviennent que l’invasion et l’occupation arabe (en 642 de notre ère) sont les premières d’une longue série. La Perse va cesser d’exister en tant que nation indépendante pendant plus de huit siècles.

Le tome 2 est déconcertant. On voit défiler les horreurs de la guerre. Les jeunes des milieux défavorisés sont enrôlés dans l’armée. Les religieux leur offrent une simple clef, en leur faisant croire que s’ils avaient la chance de mourir, ils entreraient au paradis avec cette clef. Et, au-delà des horreurs de la guerre, l’auteur s’escrime de planches en planches à montrer les horreurs d’un régime honni. Des pages touchantes sont à noter. Ses voisins, les Baba-Lévy font partie des rares juifs qui n’ont pas quitté l’Iran après la révolution. « Monsieur Baba-Lévy disait que leurs ancêtres étaient là depuis trois mille ans et qu’ils étaient chez eux. » Leur fille Néda, est l’une des meilleures amies du petit personnage. Lorsqu’une bombe explose dans la rue et touche l’immeuble des Baba-Lévy. « Quand nous sommes passées devant la maison détruite des Baba-Lévy, je sentais qu’elle me traînait discrètement derrière elle. Quelque chose me disait que les Baba-Lévy étaient là. Quelque chose a attiré mon attention. J’ai vu alors un bracelet en turquoise, celui de Néda. C’était sa tante qui le lui avait offert pour ses quatorze ans… Le bracelet était encore attaché à… Je ne sais pas. Aucun cri au monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère… »

Persépolis, tome 3  

Voici le dernier tome de Persépolis. La guerre n’est toujours pas terminée et comme la vie est insupportable dans ce pays, comme la République islamique dévore ses enfants, ses parents décident de l’envoyer en Autriche.

Marjane Satrapi passe d’un genre à un autre et fait évoluer son personnage. Cette fois totalement déracinée, totalement étrangère dans un pays dont le Président de la République n’est autre que … Kurt Waldheim. On manifeste beaucoup à Vienne, mais pas partout en Autriche. Et partout en Autriche, l’extrême droite pointe son nez et guette des instants favorables.

Notre petite fille devenue grande erre plus qu’elle ne vit, tout en s’offrant à l’amour et au monde.

Il faut être reconnaissant à l’auteur de nous offrir des pages d’une si grande beauté, d’une si grande liberté, d’une si touchante démonstration de ce qu’il en est finalement de l’Iran d’aujourd’hui.