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La Confrérie Gulen Réagit

 

Par Ferit Ergil, journaliste indépendant à Istanbul  

Metula News Agency - menapress 

12/02/14

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Quand le footballeur Hakan Şükür, ancien international et député du parti AKP au pouvoir, démissionna de son parti à la mi-décembre, en déclarant son attachement à Fethullah Gülen, chef de la puissante confrérie Cemaat, installé en Pennsylvanie, les observateurs y virent un signe de plus de la fracture entre les deux piliers du pouvoir en Turquie. Nul n'imaginait pourtant que le conflit latent allait dégénérer si vite en confrontation ouverte entre les deux camps.

La confrérie, connue pour ses infiltrations dans l'appareil d'Etat depuis les années 90, avait fait l'objet de poursuites judiciaires sous les gouvernements laïcs, et son chef, exilé aux Etats-Unis, qui avait mis en place un solide réseau d'écoles et de cours de soutien scolaire, favorisait le parti AKP d'Erdogan par le biais de son groupe de presse, dont les journaux à fort tirage étaient souvent distribués gratuitement dans les grandes métropoles du pays.

Les éditorialistes de la presse libre dénoncèrent en son temps le rôle joué par la confrérie dans les vastes opérations de justice menées après la prise de pouvoir de l'AKP et qui aboutirent à l'inculpation, pour complot contre le gouvernement, et à la condamnation à de lourdes peines de prison de dizaines de généraux, de journalistes et d'intellectuels.

 

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La manière Erdogan

Rappelons pour mémoire qu'un chef de police, Hanefi Avci, et deux journalistes, Nedim Sener et Ahmet Şik, racontaient par le menu dans leurs livres la constitution d'un « Etat parallèle » dans l'appareil de sécurité et de justice. Ils furent arrêtés et poursuivis à leur tour pour « activités terroristes ». Le procureur général qui jouait le rôle principal dans ces opérations n'était autre que Zekeriya Öz, connu pour ses liens avec la confrérie.

Le 17 décembre dernier, la Turquie se réveilla au son d’un vaste coup de filet aboutissant à l'inculpation de plusieurs fils de ministres, hauts fonctionnaires et dirigeants d'entreprises accusés de corruption. Lors des perquisitions menées au petit matin, les policiers découvrirent des millions de dollars cachés dans des boites à chaussures chez le PDG d'une banque d’Etat. Ces sommes proviendraient de transactions d'or illégales avec l'Iran, au mépris de l’embargo international concernant la vente des métaux précieux à ce pays.

Il est judicieux de rappeler également, qu'une semaine auparavant, et précédant la démission d’Hakan Şükür, le ministre de l'Education Nationale avait annoncé le projet de fermeture des cours privés et leur subordination à son ministère. Les opérations anti-corruption furent naturellement interprétées dans l'opinion publique comme la réaction de la confrérie, soucieuse de préserver sa principale source de revenus et son réseau d'influence.

La réponse d'Erdogan, habitué aux fuites en avant, fut brutale. Il s'était déjà aliéné le soutien d’un certain nombre d'intellectuels libéraux et de transfuges de la gauche, qui s’étaient alliés au pouvoir contre la « tutelle » de l'armée et des kémalistes laïcs, mais qui s’en détachèrent lors de la répression violente des manifestations de masse de mai-juin 2013, connues sous le nom de « Gezi Park Protest ». Usant des mêmes arguments, se posant en victime d’un « complot international » et renforçant l'arsenal répressif à chaque contestation, il dénonça « l’Etat parallèle », montra du doigt la confrérie, « alliée des puissances étrangères » et du « sionisme en particulier », mécontente des progrès économiques de la Turquie, et démit de leurs fonctions, ou muta, nombre de procureurs, de juges et de policiers impliqués dans les opérations.

 

Un procureur très connu, Zekeriya Öz, fut également dessaisi du dossier concernant Bilal Erdogan, fils du premier ministre, accusé d'enrichissement illégal. Vers la fin décembre, un convoi de poids lourds transportant des armes fut perquisitionné sur ordre du procureur de la République d'Adana, dans le Sud-Est. Il était soupçonné de participer au ravitaillement de bases djihadistes installées dans la région.

Les services de renseignement, dépendant du premier ministre en personne, protégèrent le convoi. Le procureur et les gendarmes, ainsi que le commandant local de la gendarmerie, furent démis de leurs fonctions, et il put poursuivre sa route.

Quelques semaines plus tard, le général israélien Aviv Kochavi, démenti aussitôt par le porte-parole du gouvernement turc, indiquera, carte à l’appui, l'emplacement des bases d'Al Qaeda en Turquie, dans ces mêmes provinces du Sud-Est. Ces informations trouveront un large écho dans la presse turque.

Après la démission des ministres impliqués dans les affaires de corruption, le gouvernement fut largement remanié, épargnant toutefois Ahmet Davudoglu, ministre des Affaires Etrangères, largement responsable des déboires de la politique étrangère turque dans la région.

 

Le pouvoir éphémère des islamistes en Tunisie et en Egypte, et leur chute sans gloire, privèrent Erdogan, qui rêvait de devenir le leader de l’islam sunnite au Moyen Orient, de ses bases arrières qu’il avait jugées, à tort, définitivement acquises.

A Bruxelles, où il se rendit fin janvier, quelques jours avant la visite de François Hollande en Turquie, programmée de longue date, Erdogan réitéra devant les dirigeants de l'UE la thèse « du complot et de l’Etat parallèle », et sa rencontre avec le président français fut discrète.

 

Hollande s'entretint davantage avec le président Gül, qui se pose en principal rival d'Erdogan dans l’optique des prochaines élections présidentielles prévues en 2015, et le président français mit l'accent sur la nécessité de développer les relations culturelles et économiques en souffrance depuis le quinquennat Sarkozy. La présence dans l'avion présidentiel de l'écrivain turc Nedim Gürsel, installé à Paris, auteur d'un livre récent contenant des passages acerbes contre l'autoritarisme croissant du premier ministre turc, était significative.

Avec l'éloignement de la perspective d'adhésion à l'UE et le discrédit qui le frappe à présent, après la répression du mouvement Gezi du printemps 2013, et les récentes affaires de corruption, Erdogan semble s’orienter vers un plan B.

Une indiscrétion de Nazarbayev, le président kazakh, passée quasiment inaperçue dans la presse, révéla qu'Erdogan lui téléphona fin novembre 2013 afin de lui proposer l'adhésion de la Turquie à l'Union Douanière de l'Eurasie, constituée par la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. De l’avis du président kazakh, l’adhésion d’Ankara constituerait un atout, en dépit des difficultés liées à la participation de la Turquie à l'Otan.

Les lois récemment votées au parlement turc, en attente de l'aval du président Gül, prévoient la subordination directe du Haut Conseil de la Magistrature, chargé de la nomination et de la gestion des procureurs et des juges, au pouvoir, ainsi qu’un renforcement de la censure de l’Internet et des réseaux sociaux.

 

Le premier point, mettant légalement et pratiquement fin à l'indépendance de la justice, déjà fort éprouvée sous le pouvoir Erdogan, est fermement critiqué par l'UE.

La récente loi sur Internet, qualifiée « d'orwellienne » par ses opposants, permet à la Haute Autorité des Télécommunications d'interdire et de fermer immédiatement tout site indésirable, en dépit de l'article de la Constitution turque garantissant la liberté de communication. Samedi dernier, 8 février, la Police d'Erdogan a réprimé les manifestations contre la loi aux abords de la mythique place de Taksim à Istanbul, en dépit de la liberté de manifester, tout aussi garantie par notre constitution.

La Turquie a fait figure de championne, en 2012 et 2013, en nombre de journalistes emprisonnés, devançant au classement l'Iran et la Chine ; en outre, un journaliste azéri, bien que marié à une turque et titulaire d'un permis de séjour valide, vient de se faire expulser.

Les élections municipales du 30 mars prochain constitueront un test pour Erdogan, ancien maire d'Istanbul avant d'être désigné premier ministre. Le maire AKP de la capitale Ankara, Melih Gökçek, un proche du 1er ministre, prédit des violences lors de la campagne. En une semaine, la section locale d'un parti d'opposition nationaliste, le MHP, a déjà été attaquée par des « inconnus » à Istanbul et un militant tué. Et une bombe a été déposée au siège de campagne de Mustafa Sarigül, un prétendant à la mairie d'Istanbul et candidat emblématique du principal parti d'opposition, le CHP laïc, fondé par Atatürk dans les années 20.

Le prédicateur octogénaire Gülen, après avoir adressé une violente diatribe dans laquelle il a « maudit les corrompus, et souhaité que le feu divin tombe sur leurs foyers » se fait désormais plus discret. Certains de ses partisans disent qu'il attendra jusqu'aux élections avant d'envisager une réconciliation. D'autres affirment qu'une nouvelle alliance est probable entre la confrérie et le CHP durant la période électorale. Au Moyen Orient, les amitiés et les inimitiés sont éphémères et porteuses de tous les dangers.

 

En attendant, Erdogan a encore quelques atouts en main ; en premier lieu, son talent d'orateur, sa capacité à haranguer les foules, celles des déshérités, des déracinés des campagnes, attachés aux valeurs ancestrales de la religion, de la tradition, hostiles à la modernité des mœurs, s'entassant par millions dans les banlieues, et se contentant des maigres subsides distribués par le pouvoir sous forme de charbon de chauffage ou de paquets de pâtes alimentaires.