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Comme par le passé, c'est en Occident
que la réforme pourrait voir le jour
Par Salman RUSHDIE – Libération du 13 octobre 2005
Traduit de l'anglais par Bérangère Erouart
Il y a quelques semaines, dans une chronique écrite en réaction aux attentats
de Londres (Libération du 23 août), j'évoquais l'«urgente nécessité
d'un mouvement de réforme, pour convertir les concepts fondamentaux de l'islam
à l'âge moderne». Cet article a suscité une vaste et passionnante polémique.
Il y a naturellement ceux qui se sont empressés d'écarter mes arguments simplement parce qu'ils sortaient de ma bouche : «L'homme qui a perdu son identité et ses croyances ne devrait pas se prononcer sur la grande religion qu'est l'islam», a écrit Anna Tanha, de Glasgow.
J'ai néanmoins eu droit à un flot encourageant de commentaires plus positifs, venus pour la plupart de musulmans. «C'est parfaitement juste il est grand temps que les musulmans admettent que ce sont les attitudes de l'islam du VIIIe siècle qui occasionnent tant de souffrances dans le monde d'aujourd'hui», a fait remarquer Mohammed Iqbal, de Leeds, lieu d'origine de trois des terroristes du 7 juillet.
«De grâce, laissez le dogme en marge du débat, et faites place à la raison. Nous, fidèles, nous nous sommes fait suffisamment de tort à nous-mêmes. Ce que les monarques et le clergé européens ont fait pendant les Ténèbres et le Moyen Age est exactement ce que les souverains et le clergé musulmans sont en train d'infliger à leur communauté», a souligné Nadeem Aktar, de Washington.
Ozcan Keles, de Londres, a insisté sur le fait que seuls «les leaders musulmans s'appuyant sur la foi» devraient être autorisés à procéder à la délicate ijtihad réinterprétation du Coran tandis que Haroon Amirzada, un ancien conférencier de l'université de Kaboul, notait, lui, que «tous les élèves, tous les politiciens d'Orient et d'Occident, qu'ils soient islamiques ou non, devraient travailler ensemble à la modernisation de l'islam pour que cette religion rencontre enfin les réalités de son époque».
Le docteur Shaaz Mahboob, de Hillingdin, dans le Middlesex, a également renchéri : «Il y a des centaines de milliers de musulmans en Grande-Bretagne qui ne suivent pas leur religion aussi strictement que leurs aînés. Ils sont d'ailleurs majoritaires, ces musulmans patriotes, fiers d'être britanniques, qui n'aspirent qu'à vivre en paix et en harmonie aux côtés des groupes d'autres fidèles. Or, pour ce que j'en sais, cet islam libéral et laïque n'est représenté par aucune organisation.»
Certains écrivains m'ont mis au défi de franchir une étape supplémentaire dans mon raisonnement et d'imaginer le contenu d'un tel mouvement de réforme. Les réflexions qui suivent constituent un début de réponse à ce défi, et sont essentiellement orientées sur le cas de la Grande-Bretagne.
Pourquoi la Grande-Bretagne ? Car il se pourrait bien que cette réforme voie le jour au sein de la diaspora musulmane, où les contacts et les frictions entre communautés sont le plus exacerbés, avant d'être exportées vers les pays à dominante musulmane. Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois qu'un tel phénomène se produirait : l'idée du Pakistan a également pris sa source en Angleterre, tout comme certains personnages ayant influé sur le cours de l'histoire, tels que le Mahatma Gandhi, le fondateur du Pakistan Muhammad Ali Jinnah ou le leader indien musulman pro britannique, sir Syed Ahmad Khan.
Les musulmans britanniques, souvent originaires d'Asie du Sud, devraient se rappeler leur propre histoire. En Inde, les musulmans sont traditionnellement laïques, sachant que c'est précisément le caractère séculier de la Constitution indienne qui leur épargne une dictature de la majorité hindoue. Les musulmans britanniques devraient prendre exemple sur leurs homologues et séparer religion et politique.
En revisitant leur histoire, ils s'apercevront également que, de mémoire vivante, des villes musulmanes telles que Beyrouth et Téhéran étaient des métropoles modernes, cosmopolites et tolérantes. Cette culture perdue doit être sauvée des mains des radicaux, puis célébrée et rebâtie.
L'idée qui veut que les musulmans soient tous apparentés les uns aux autres doit être révisée. Comme le démontrent les divisions amères entre sunnites et chiites irakiens, cette idée d'une fraternité islamique tient de la fantasmagorie. Et lorsqu'elle induit en erreur de jeunes hommes tels que les terroristes du 7 juillet (rares sont les musulmans britanniques qui trouveraient la vie supportable dans un pays musulman conservateur) au point de faire sauter leurs propres compatriotes, elle se mue alors en une dangereuse fiction.
Ceux qui sont le plus directement
blessés par les partisans d'un islam radical sont d'autres musulmans :
les musulmans afghans par les talibans, les musulmans iraniens sous la férule
des ayatollahs. La majorité des victimes de l'insurrection irakienne sont
encore des frères musulmans. Pourtant, la rhétorique musulmane se concentre
systématique-ment sur les crimes de «l'Occident». Les musulmans auront peut-être
besoin de se demander qui est véritablement leur ennemi, et de rediriger leur rage contre ceux qui les oppressent et les
massacrent réellement.
Politiquement, dans les années 70 et 80, les Britanniques originaires d'Asie du Sud s'appuyaient essentiellement sur des groupes laïques, généralement menés par des activistes d'obédience marxiste ou gauchiste. Durant cette période, on a assisté à un rapprochement entre Noirs et Asiatiques, qui s'est brisé à la fin des années 80 avant d'être remplacé par un islamisme radical, déterminé par la foi et soutenu par les mosquées, et dont les protestations contre mon livre les Versets sataniques, paru en 1989, sont notamment une excroissance.
Les Sud-Asiatiques laïques et pas nécessairement
gauchistes doivent reconquérir ce terrain en se lançant dans la création de
corps politiques vraiment représentatifs, ceux dont Mahboob déplorait un peu
plus haut le manque. Ainsi les leaders du Conseil
musulman de Grande-Bretagne, de plus en plus discrédités, pourront-ils enfin
être marginalisés.
Cet islam réformé rejetterait alors tout dogmatisme conservateur en acceptant, entre autres : que les femmes soient totalement considérées à l'égal des hommes, que les adeptes d'autres religions voire d'aucune religion ne soient pas jugés inférieurs aux musulmans, que les différences d'orientation sexuelle ne méritent aucune condamnation mais soient acceptées comme l'un des aspects de la nature humaine, et que l'antisémitisme ne soit pas toléré. Le bâillonnement de la liberté d'expression ferait place à un débat solide, authentique et ouvert, sans aucune idée interdite ni sujet prohibé.
Un islam réformé inciterait aussi les musulmans issus de la diaspora à sortir des ghettos qu'ils se sont eux-mêmes imposés et à cesser de brider à ce point leurs filles. Du carcan intellectuel dicté par le "littéralisme" (1) et la soumission aux mollahs et aux oulémas, émergerait une scolarité ouverte et centrée sur l'histoire, enfin sortie des ténèbres dans lesquelles les madrassas et les écoles coraniques l'avaient plongée.
Enfin, il faut que cesse cette paranoïa qui a conduit certains musulmans à prétendre que les juifs se cachaient derrière les attaques du 11 septembre et, plus récemment, que les musulmans n'étaient peut-être pas les instigateurs des attentats du 7 juillet une folle théorie qui a récemment volé en éclats, si l'on me passe l'expression, grâce à une vidéo diffusée sur Al-Jazira.
Peut-être que, comme diverses personnes l'ont laissé entendre en réaction à ma première chronique, ce que je décris là n'est pas tant le contenu d'une réforme que l'avènement de nouvelles Lumières.
Si tel est le cas, fort bien
: que la lumière soit !
(1) le Coran pris et compris à la lettre et non interprété.