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DE L'INGRATITUDE
monothéismes, Bible, Judaïsme, Islam, Chrétienté, gratitude, civilisation, argent, lieux saints

 

Par Jacques Attali, écrivain

Article paru dans l'Express du 28/06/2004

 

Ceux qui, dans le christianisme ou l'islam, n'acceptent pas la dette à l'égard du judaïsme cherchent à le détruire. Chacun a fait, au moins une fois dans sa vie, l'expérience pénible de voir quelqu'un qui lui devait de la reconnaissance prendre le premier prétexte venu pour se fâcher, au moins pour se prouver à lui-même que l'autre n'est pour rien dans sa réussite. Cette ingratitude, fort humaine, est à mon sens à l'origine de l'antisémitisme et explique sa résurgence "alarmante", comme vient de le dire le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, ajoutant que "cette fois, le monde n'a pas le droit de garder le silence" et concluant que la recherche "d'une solution juste pour les Palestiniens n'empêche pas de devoir fermement désavouer tous ceux qui utilisent cette cause pour inciter à la haine contre les juifs, que ce soit en Israël ou ailleurs".

L'antisémitisme n'est pas un racisme comme les autres. Il ne se résume pas à une méfiance à l'égard des différences, à une répulsion envers l'étranger ou à une importation du conflit du Moyen-Orient. Il renvoie à quelque chose de très spécifique, qu'il convient d'affronter de face. Certains trouvent encore intolérable d'admettre que le peuple juif se soit trouvé, à trois reprises, plus ou moins volontairement, un élément essentiel au patrimoine de l'humanité: le monothéisme, le marché et les lieux saints. Car il n'est pas faux de dire, même si c'est schématique, que les juifs ont été mis en situation d'avoir à prêter aux deux autres monothéismes, et à les partager avec eux, leur dieu, leur argent et leurs lieux saints.

 

Et comme la meilleure façon de ne pas rembourser un créancier, c'est de le diaboliser et de l'éliminer, ceux qui, dans le christianisme et l'islam, n'acceptent toujours pas cette dette à l'égard du judaïsme, se sont, à intervalles réguliers, acharnés à le détruire, attendant pour recommencer que le souvenir de l'élimination précédente se soit estompé.

 

C'est le cas aujourd'hui. Soixante ans après la Shoah, il redevient possible pour l'un des plus grands philosophes chrétiens français, René Girard, d'expliquer dans la presse française tout le bien qu'il pense de la version antisémite de la Passion donnée par le film de Mel Gibson. Il devient possible pour des hommes politiques français de dire en privé (et de démentir en public) que l'Etat d'Israël n'a pas de légitimité historique. Il devient possible de banaliser la collaboration. Il devient possible, lors de l'anniversaire du Débarquement, d'embrasser des anciens combattants allemands portant le même uniforme que ceux qui, à la même minute, faisaient fonctionner les chambres à gaz. Il devient possible de mêler dans un même discours confus une opposition à Bush et à Sharon avec un antisionisme et un antisémitisme global, devenus la réponse mythique à toutes les humiliations.

 

L'ingratitude conduit les membres d'une collectivité à ne plus se rendre service les uns aux autres: pourquoi aider son prochain si c'est pour attirer sa haine? Et, comme une société où personne ne rend service à l'autre est condamnée à la barbarie, la gratitude est la condition de la survie des sociétés. Tel est, par son martyre, le quatrième apport du peuple juif à l'histoire des civilisations.