www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

En dehors d'Israël et de l'Irak maintenant, dans les dictatures du Moyen Orient un vrai journaliste a le choix entre occulter certains événements et s'en aller. En effet, que faire quand on est soumis à des pressions, parfois assigné à résidence (ex Irak), séquestré ou menacé de mort (Autorité palestinienne), tué (Pakistan), ou simplement quand on vous empêche de travailler normalement. Mais la frontière est mince entre occulter et désinformer. Et certains journalistes la traversent allègrement.

 

COUVRIR LES DESPOTES EST UNE MISSION PIPÉE

 

par Ethan Bronner, journaliste – article paru dans l'International Herald Tribune du mardi 22 avril 2003

Traduit par Albert Soued, écrivain – www.chez.com/soued

 

Eason Jordan, le responsable de l'information de CNN s'est soulagé récemment de "terribles secrets", et il est devenu la cible de cinglantes attaques. Dans un article du New York Times du 11 avril 2003 dans la rubrique "articles d'opinion" (voir aussi IHT du 12 avril), Jordan avoue que, lors de ses séjours à Bagdad, il avait été témoin de terribles actes de barbarie perpétrés par le régime de Saddam Hussein, mais que CNN ne pouvait les rapporter sans mettre en danger son équipe sur place.

 

Parmi ceux qui ont critiqué Jordan (une avalanche de courrier), personne ne doute du danger potentiel de tels reportages. Néanmoins plusieurs voix s'élèvent pour dire que CNN devait fermer son bureau à Bagdad et rapporter toute la vérité. Elles disent aussi que la décision de CNN de rester à Bagdad n'a rien à faire avec le journalisme, mais plutôt avec l'argent. Avec l'œil trop rivé sur les indices d'audimat, CNN aurait vendu son âme.

 

La confession de Jordan n'inspire pas confiance. Car pour se faire une opinion, on a besoin de savoir si les reportages de CNN présentaient en contrepartie du choix fait d'être présent, la véritable image de l'Irak, ou s'ils jetaient trop souvent un voile pudique sur les faits, violant ainsi la confiance du public dans les médias. On trouve pour les deux thèses des arguments, les uns condamnant, les autres en faveur de cette couverture médiatique. Mais la vraie réponse ne peut être trouvée qu'en visionnant des années de vidéos…

 

La controverse a mis en lumière une réalité plus pénible. Un journaliste couvrant des états totalitaires est obligé de se compromettre. Tout reporter dans ces pays sait qu'il affronte la mission la plus difficile qui soit, impliquant de biaiser en permanence pour accéder à l'information, pour avoir une liberté de mouvement, pour faire son travail honnêtement, tout en redoutant des représailles. Il faut savoir que certains gouvernements vous prennent pour un espion et, étant donné la manière dont ils vous traitent, ils vous obligent à agir comme tel.

 

Au Moyen Orient vous êtes en permanence en train de tricher. Rien qu'obtenir un visa pour aller en Iran ou en Syrie, au Soudan ou en Libye devient une corvée vraiment frustrante. Dans les formulaires de certains pays, on vous demande par exemple d'indiquer si vous avez visité "la Palestine occupée", pour parler d'Israël. Si vous dîtes oui, vous n'aurez pas votre visa; or tout reporter qui se respecte couvrant cette région est allé en Israël, et cela signifie qu'il est obligé de mentir. Dans d'autres pays, on vous demande votre religion, et dire qu'on est Juif n'est pas la bonne réponse. Une fois que vous êtes dans le pays, d'énormes barrières se dressent. Vous pouvez par exemple passer des mois à attendre votre visa pour entrer en Syrie ou en Iran et ne jamais obtenir d'interview avec un responsable d'un niveau supérieur à un ministre délégué.

On peut même vous imposer un guide qui empêche tout vrai dialogue. En fin de compte votre prochain visa dépendra de ce que vous écrirez.

 

J'ai couvert le Moyen Orient en tant que correspondant permanent pendant toutes les années 90, et bien que je n'ai jamais eu à affronter de situation déchirante, telle que la mort possible d'un employé, j'ai néanmoins subi des dilemmes pénibles. En 1994,  j'ai écrit un court article sur le mariage de la fille de Hafez al Assad, Boushra, une femme de caractère qui a épousé un homme politiquement ambitieux, mariage que le leader syrien désapprouvait, ce que j'avais appris par des connaissances communes. Le ministère de l'Information m'a sermonné au téléphone et m'a écarté du pays pendant 18 mois, prétextant que j'avais manqué de respect au président et à sa famille. Avais-je bien fait de rapporter ces détails? Je ne suis pas si sûre que cela. J'avais dévoilé aux lecteurs une information qu'ils ne connaissaient pas. Mais à quel prix? Si j'avais évité cette petite histoire intéressante, mais pas vraiment significative, n'aurais-je pas obtenu lors d'autres visites des informations plus importantes? Mais d'un autre côté n'aurais-je pas trahi mes lecteurs et ma mission en cachant ce que je savais?

 

Le fait est qu'à chaque fois que je visitais la Syrie, l'Irak ou l'Iran, j'apprenais beaucoup – et je suppose que mes lecteurs en ont tiré un bénéfice, soit par les articles écrits sur place, ou par d'autres plus généraux liés à toute la région. Mais on ne peut bien comprendre le terrain que si on y est. En y étant, on est obligé de se plier à des règles odieuses. C'est le dilemme auquel a fait face CNN et tout correspondant dans l'ex-Bagdad.

 

Il est facile de dire que Jordan et CNN ont fait le mauvais choix. Bien sûr, présenter une clarté morale est plus réconfortant. Il est possible aussi que CNN ait dépassé la mesure en cédant aux exigences des officiels Irakiens. Mais, moi, je ne les condamnerais pas aussi vite. Toute personne confrontée aux choix qu'on impose aux journalistes, dans de telles circonstances et dans ces pays, sait exactement de quoi elle parle.

 © www.nuitdorient.com par le groupe boaz,copyright autorisé sous réserve de mention du site