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Paru
dans le Figaro 13 mars 2002
Aucun
conflit ne produit actuellement autant d'information et de désinformation que
le conflit israélo-palestinien. Certains dénoncent une déformation des faits
présentant systématiquement Israël comme l'agresseur et les Palestiniens comme
les victimes, engendrant un préjugé défavorable à l'encontre des Israéliens et
des Juifs, et stimulant les actes d'antisémitisme. Je ne tiens pas à énumérer ici des cas connus de désinformation,
ni à en présenter de nouveaux (1). Je voudrais seulement prendre du recul par
rapport à quelques cas emblématiques qui pourraient s'intituler : « Les
Israéliens abattent des enfants ». Ces cas ont été signalés par le chercheur
Paul Foster (2).
En
septembre 2000, les télévisions de la planète ont diffusé la « mort en direct »
d'un jeune Palestinien dans les bras de son père. Or, on sait aujourd'hui que
cet enfant est mort sous des balles palestiniennes (3). Libération a publié en
première page (4) une photo décrite comme celle d'un jeune manifestant
palestinien au sol, menacé par un soldat israélien. En fait, il s'agissait d'un
jeune américain, Tuvya Grossman, blessé par les manifestants palestiniens, et
que le policier tentait de secourir. Une fillette de 7 ans décrite par Paris
Match (12/10/2000) comme tuée par les soldats israéliens a en réalité été tuée
accidentellement par son père, militant du Hamas. Ce qui m'inquiète, c'est
moins la production de ces fausses informations que l'aisance avec laquelle
elles ont été « avalées » par l'opinion occidentale. La mort du jeune
Palestinien dans les bras de son père a déclenché des manifestations
antisémites jamais vues en France depuis un siècle. Comment la presse a-t-elle
pu transformer si facilement « un Américain blessé par des Palestiniens en un
Palestinien blessé par des Israéliens » (Paul Foster), et rectifier si
péniblement, avec huit jours de retard ?
Aujourd'hui
encore, aucune pétition contre la politique d'Israël ne manque
de
se référer aux tirs des soldats israéliens sur les enfants, alors qu'il
n'existe à ma connaissance aucun cas documenté d'enfant blessé ou tué par
l'armée israélienne à la suite d'un acte prémédité.
Par
contre, l'assassinat de deux soldats israéliens dans un commissariat de police
palestinien suivi de leur dépeçage (octobre 2000), l'assassinat d'un bébé de
dix mois par un sniper palestinien (mars 2001), et les deux adolescents
israéliens lapidés et poignardés (mai 2001) ont suscité peu d'émoi en Europe.
Comme
pour les attentats sanglants contre des civils, la presse européenne s'est
souvent contentée d'y voir une expression de la colère justifiée des
Palestiniens. Ces faits (meurtres d'Israéliens) ont été transformés en signes
(l'« expression de la colère palestinienne »), alors que des signes (les photos
d'enfants palestiniens tués) ont été transformés en faits (« abattus par
l'armée israélienne »).
Cette
étrange inversion devrait attirer notre attention sur certains aspects
inconscients de l'opinion européenne. Les récits d'enfants soi-disant
assassinés par les Israéliens dévoilent des liens entre désinformation et
antisémitisme, qui se situent à un niveau de profondeur et d'obscurité inquiétant.
Comment ne pas voir que ces récits se rattachent au vieux mythe du meurtre
rituel des enfants ? Dans la même « veine », une radio belge annonçait
récemment que des soldats Israéliens avaient blessé un Palestinien, puis
l'avaient laissé « se vider de son sang », avant de le laisser emmener à
l'hôpital. Information qui évoque aussi le mythe des « juifs suceurs de sang »
(5).
Toute
personne raisonnable haussera les épaules. Comment ces vieux mythes
pourraient-ils survivre aujourd'hui ? Mais poser la question n'est pas la
résoudre. Il faut admettre que le racisme n'est pas une attitude raisonnable,
ni même nécessairement consciente. Il ne suffit pas d'affirmer que l'on n'est
pas raciste pour ne pas l'être. Comme le sexisme, il s'agit d'une attitude
fondée sur des préjugés et des archétypes inconscients, entretenus par des
frustrations qui n'ont rien à voir avec l'objet de notre haine ou de notre
mépris.
L'antisémitisme
actuel, le « nouvel antisémitisme », est plus inconscient que l'ancien, car il
n'est pas affirmé par une idéologie politique. C'est pourquoi certains membres
de la communauté juive ont eux-mêmes tendance à le minimiser (6). Le racisme
est devenu politiquement incorrect. Il ne s'exprime plus : il est coulé dans la
masse de la désinformation. Celle-ci engendre chez le lecteur peu informé ou
insuffisamment critique une sorte « d'antisémitisme de bonne foi », fondé sur
une accumulation d'informations fausses. Rappelons que les pogroms étaient
également déclenchés par des « informations », relatives le plus souvent
d'ailleurs à des meurtres d'enfants par les juifs.
La
résistance à l'antisémitisme contemporain dépend d'un travail d'analyse
critique de l'information qui dépasse la lecture ou l'écoute passive des
médias. La désinformation peut s'éloigner tellement de la réalité (comme dans
le cas des « enfants abattus ») que la « ré-information » elle-même est prise
pour de la propagande.
Pour
en finir avec cette régression de l'opinion publique, il faudrait avoir assez
de maturité pour cesser de transformer un problème politique (la coexistence
des Israéliens et des Palestiniens) en problème métaphysique (le Bien contre le
Mal) ou psychologique (les victimes contre les bourreaux).
(1)
L'agence Mena de ré-information (redaction@menapress.com) pratique
quotidiennement ce type d'analyses.
(2)
Paul Foster, « 2001, l'odyssée des médias. Les médias français seraient-ils
devenus antisémites ? », in Nouveaux Visages de l'antisémitisme, NM7 Éditions,
2001.
(3)
France 2, 27/11/2000.
(4)
Libération, 30/09/2000.
(5)
Mythe qui connaît une vogue certaine dans le monde arabe. Une séquence TV d'Abu
Dhabi montrait Ariel Sharon commercialisant du sang d'enfants
arabes
sous le nom de Dra-Cola (17 novembre 2001). L'hebdomadaire égyptien
Akher
Saa proclamait : «Les Juifs sont des suceurs de sang à la conquête de
l'Amérique»,
en s'appuyant sur un faux document produit par les nazis (9
janvier
2002).
(6)
Voir : Julien Dray, « Des dirigeants juifs construisent leur propre ghetto »,
in Le Nouvel Observateur, 24 janvier 2002.