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LA
PENTE SAVONNEUSE DE L'ANTISÉMITISME
Par Ilan GREILSAMMER,
journaliste et professeur de sciences politiques à l'université Bar-Ilan de Tel-Aviv.
Dernier titre paru en français : «la Nouvelle Histoire d'Israël», Gallimard,
1998. A paraître en octobre : «Léon Blum, les lettres de Buchenwald»,
Gallimard.
Article paru dans Libération
du mercredi 24
septembre 2003
Encore et toujours, je
m'aperçois que le "landerneau" parisien reste agité par les querelles
concernant l'antisionisme et l'antisémitisme. C'est vraiment stupéfiant de voir
que ce sujet bouleverse encore les esprits, au point que des livres entiers lui
sont consacrés, alors que les choses sont claires comme de l'eau de roche.
Alors, au risque d'enfoncer des portes ouvertes, mettons les points sur les i.
Pour deux groupes de
personnes, la question antisionisme/antisémitisme ne fait strictement aucun
doute, et est immédiatement résolue. Tout d'abord, c'est vrai, pour beaucoup de
Juifs, toute critique à l'égard de la politique du gouvernement israélien, même
la plus timide remarque, constitue de l'antisémitisme. Dès qu'on critique un
tant soit peu Sharon et son gouvernement, que ce soit pour leur stratégie
absurde à l'égard des Palestiniens, pour leur complaisance à l'égard des
colonies, pour l'argent déversé sur les routes de contournement, pour la
politique économique incohérente ou la politique sociale désastreuse, certains
segments de la communauté profèrent immédiatement l'accusation d'antisémitisme.
Cette accusation, qui tient du «Sésame ouvre-toi», est d'autant plus grotesque
que c'est toute la gauche israélienne, toute la population modérée et libérale
d'Israël qui critiquent amèrement le gouvernement Sharon, dans des termes
souvent beaucoup plus violents qu'à l'étranger. Combien de fois me suis-je fait
huer ou agresser verbalement dans la communauté, quand j'exprimais ma détresse
face à la nullité absolue de mes gouvernants ?
De toute façon, ces cercles
intégristes, conservateurs et nationalistes à l'intérieur des communautés
juives ont toujours été en retard d'un métro sur l'état de l'opinion
israélienne, ils croient que l'Israël des années 50 existe toujours, que les
kibboutz et Tsahal sont restés inchangés, et ils encensent encore la
merveilleuse victoire de 1967 quand nous pleurons l'état catastrophique de la
société israélienne en 2003... Ces cercles juifs ne sont pas sérieux, ils sont
anachroniques.
Mais un autre groupe de gens,
bien plus dangereux à mon sens, a lui aussi un avis définitif sur la question :
ce sont tous ces intellectuels ayant pignon sur rue, pour qui l'antisionisme et
l'anti-israélianisme ne révéleraient jamais, non, jamais, une once
d'antisémitisme. On pourrait tout dire sur Israël et sur le soutien que lui
apportent les communautés juives, déverser un torrent d'injures à l'égard du
peuple israélien, définir l'axe Etats-Unis-Israël comme un nouvel axe du Mal,
appeler ce qui s'est passé à Jénine du nom d'«Auschwitz» (dixit Saramago),
comparer les soldats israéliens à des SS, traiter l'Etat juif comme un paria
parmi les nations, sans jamais être taxé d'antisémitisme. L'antisémitisme, pour
eux, resterait confiné à Le Pen et à Mégret. D'ailleurs, pour eux, il n'y a pas
de regain d'antisémitisme en France, les Juifs exagèrent, ils sont hystériques,
il n'y aurait pas d'antisémitisme dans les cités et dans les banlieues, et les
incendies de synagogues comme les agressions de lycées juifs seraient «grossis»
par la communauté juive...
Chose grave à mes yeux, les
efforts pervers de ce petit groupe influent commencent à porter leurs fruits
dans la société française : de plus en plus de gens disent et écrivent des
choses sur Israël et les Juifs qu'ils ne se seraient jamais permis de dire ou
d'écrire, il y a quelques années. Ils ne se seraient pas permis de le dire,
parce qu'ils auraient immédiatement été remis en place par leurs voisins, leurs
amis, leurs connaissances, parce que leurs collègues de bureau, de fac ou de
labo leur auraient tourné le dos. Apparemment, cet opprobre n'existe plus,
c'est pourquoi ils disent n'importe quoi. C'est à l'intention de ceux qui
seraient tentés de les suivre sur leur pente savonneuse qu'il faut rappeler
quelques vérités premières.
1) Il y a antisémitisme
lorsqu'on est prêt à lutter pour l'indépendance nationale de n'importe quel
peuple d'Europe, d'Asie ou d'Afrique, mais qu'on nie à un seul peuple au monde,
le peuple juif, d'avoir son mouvement de libération nationale, le sionisme, et
son Etat, l'Etat d'Israël.
2) Il y a antisémitisme
lorsqu'on nie ou qu'on cherche à occulter les liens historiques, culturels,
nationaux du peuple juif avec cette terre de Palestine/Israël, et qu'on essaie
de faire passer le retour des Juifs sur ce territoire comme du colonialisme pur
et simple.
3) Il y a antisémitisme
lorsqu'on feint d'ignorer que l'objectif des mouvements islamistes
palestiniens, Hamas et Jihad, est de tuer le maximum de Juifs en tant que
Juifs, pas en tant qu'Israéliens, et qu'on s'abstient de dénoncer ces
organisations comme ce qu'elles sont : des organisations fondamentalement et
essentiellement antisémites.
4) Il y a antisémitisme quand
on ne dit pas un mot du style et du contenu de la propagande palestinienne, des
caricatures à la Stürmer, ou encore du feuilleton antijuif (Cavalier sans
cheval) que l'Egypte a fait passer durant des semaines, ou encore des
téléfilms montrant Sharon comme un vampire assoiffé du sang des enfants
palestiniens
5) Il y a antisémitisme
lorsqu'on décrit les soldats de Tsahal comme des SS, lorsqu'on prétend (comme
il n'y a pas si longtemps) que les soldats israéliens violent des
Palestiniennes, quand on décrit la situation des Palestiniens prisonniers du
Mur de séparation comme équivalent à un camp de concentration nazi.
6) Il y a antisémitisme quand
on considère que les seuls «bons» Juifs israéliens, ceux que l'on est prêt à
inviter et à fréquenter, et à faire parler sur les campus, sont les Juifs
anti-israéliens dont la seule occupation est de dire du mal de leur peuple et
de leur pays.
7) Il y a antisémitisme quand
les journalistes que l'on accuse de trop aimer Israël et de ne pas être assez
critiques à son égard sont, comme par hasard, des Juifs, quand les
intellectuels que l'on accuse de néoconservatisme et de partialité en faveur
d'Israël sont eux aussi, comme par hasard, des Juifs. Sans parler, bien sûr,
des dénonciations du fameux «lobby sioniste» qui n'est autre que celui des
Juifs dégoûtés des attaques portées à l'existence même d'Israël.
8) Il y a antisémitisme quand
le seul pays au monde que l'on dénonce en termes orduriers, et que l'on associe
aux «crimes» de Bush en Afghanistan ou en Irak, est... Israël, et qu'Israël se
retrouve accusé partout, dans toutes les manifestations de rue, quels qu'en
soient leur sujet et leur but.
9) Il y a antisémitisme quand
on se scandalise avec raison de la tragédie des réfugiés palestiniens alors
que l'exode des Juifs originaires des pays arabes est présenté totalement dénué
d'intérêt.
10) Il y a antisémitisme
quand on cherche à impliquer Israël dans le combat contre la mondialisation et
la globalisation, quand Israël est le seul pays au monde vilipendé par un
leader de confédération paysanne, quand Israël est pris comme point de mire
d'écologistes chantres des vertus de la Terre, lorsqu'on laisse sous-entendre
qu'Israël a quelque chose à voir avec les multinationales et l'oppression des
pays pauvres par les pays riches.
11) Il y a antisémitisme
quand des gens de gauche et d'extrême droite se mêlent pour affirmer un
souverainisme nationaliste exclusif des immigrés... tout en condamnant
spécifiquement Israël sur la scène internationale.
Je comprends parfaitement que
beaucoup de personnes se trouvent dans une situation très délicate : elles sont
scandalisées par la politique de Sharon, elles veulent critiquer le
gouvernement israélien et soutenir la gauche israélienne dans son combat, mais
sans nuire à l'existence même de l'Etat juif. Oui, c'est difficile et compliqué
: comment manifester son mécontentement, sa colère devant les barrages et les
humiliations, sans que l'entreprise sioniste, l'une des plus belles entreprises
du XXe siècle, soit remise en cause et risque d'être annihilée ? Je crois que
les gens honnêtes et de bonne volonté sauront faire la distinction entre
Sharon, Netanyahou, Mofaz et leurs sbires, et le peuple israélien qui est
fondamentalement sain, même s'il a cessé de penser, tétanisé par les attentats.
Mais il faut continuer,
pardonnez l'expression, à mettre le nez dans leur pipi à ceux qui veulent nous
faire prendre des vessies pour des lanternes, à tous ces antisionistes qui
connaissent parfaitement le sens de leurs mots et veulent se donner à tout prix
une virginité qu'ils ont perdue depuis longtemps.