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C'EST UNE IDÉOLOGIE DE VAINCUS

antisémitisme, démocratie, Islam  

Interview par Hervé Nathan de Michel Winock, historien et professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris. M Winock est l'auteur de Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, et il vient de publier au Seuil la France et les Juifs de 1789 à nos jours.

 

Parue le 10 septembre 2004 dans Libération

Pour l'historien, quel est le lien entre l'antisémitisme du XIXe siècle et celui d'aujourd'hui ?

C'est une idéologie de vaincus. Dès la Révolution française, apparaît chez ses ennemis une fantasmagorie sur les causes de l'événement. L'ordre ancien et magnifique de l'Ancien Régime ne pouvait avoir disparu sans une cause extérieure, un complot. Surgit alors l'idée du complot franc-maçon, sur laquelle se greffe très rapidement l'antisémitisme. Ensuite, les nouveaux vaincus sont ceux qui, après l'effondrement du Second Empire, n'acceptent pas l'avènement de la république parlementaire, la IIIe République, surtout lorsqu'elle s'affirme laïque. A nouveau apparaît le thème du complot visant la déchristianisation de la France. Les juifs sont d'autant plus une cible qu'ils avaient été émancipés par la Révolution française et qu'à la fin du XIXe siècle, la société juive devient visible : des juifs sont hauts fonctionnaires, officiers, députés, voire ministres. La troisième strate de vaincus apparaît lors de la victoire du Front populaire. Pour la première fois, un juif, Léon Blum, est à la tête d'un gouvernement, de surcroît soutenu par le mouvement ouvrier. Le voilà diabolisé. Ces vaincus vont prendre leur revanche à l'avènement du régime de Vichy. Le statut des juifs de 1940 n'est pas une copie de ce qui a été fait en Allemagne, c'est le produit d'une volonté politique nationale inspirée par l'idéologie des vaincus.

 

Mais peut-on faire le lien avec l'antisémitisme actuel ?

Oui. Le Front national s'inscrit pour partie dans ce registre. Le Pen lui-même est un vaincu des guerres coloniales, d'Indochine et d'Algérie. Il a rassemblé autour de lui les perdants de Vichy, les catholiques intégristes, vaincus par la République et par le concile de Vatican II. Il se trouve que leur bouc émissaire principal est l'immigration. Mais le fond antisémite demeure.

Dans un autre registre, l'antisémitisme arabo-musulman peut être assimilé à une idéologie de vaincus. Ceux de la colonisation du XIXe siècle d'abord. L'émancipation des juifs d'Algérie par le décret Crémieux en 1870, alors que les musulmans demeuraient sujets de l'Empire, a provoqué des réactions d'hostilité de la part de ces derniers. Depuis, et dans un cadre qui n'est pas seulement français, ces sociétés traditionnelles sont confrontées au modèle occidental. Elles se sentent écrasées. Enfin, cet antisémitisme se nourrit des défaites militaires successives dans le conflit israélo-arabe.

 

L'antisémitisme est donc toujours porté par des courants de pensée antidémocratiques ?

Plus précisément, je dirais que les flambées antisémites correspondent toujours à des crises de notre démocratie. A chaque fois qu'on veut lutter contre la République, on utilise l'antisémitisme. C'est frappant dans l'affaire Dreyfus. L'antisémitisme forgea l'union des différents courants hostiles à la République : bonapartistes, populistes, royalistes et entre classes sociales, patronat et ouvriers. Charles Maurras a parlé de «miracle» à ce propos. Aujourd'hui, le renouveau de l'antisémitisme révèle un malaise dans la République d'une tout autre nature, lié à l'échec de l'intégration de la minorité arabo-musulmane. La crise vient de ce que les actes et les paroles antisémites issus de groupes ou d'individus (évitons surtout la généralisation !) créent un malaise parce qu'il s'agirait d'une minorité jugée opprimée, exploitée ­ ce qui est réel. Ces actes, condamnables, pourraient bénéficier de compréhension puisqu'il s'agirait du «cri de l'exploité». Qui plus est, ce cri, qui vient de la colonisation, dans laquelle nous nous jugeons, nous Français, très coupables, rejoint celui de l'opprimé palestinien. Ce dilemme a eu une influence sur l'attitude du gouvernement Jospin en 2002 lors du surgissement des violences antisémites.

 

Cette conjonction du ressentiment, contre l'ancien colonisateur et contre Israël, est explosive. Les intellectuels et les politiques se trouvent souvent embarrassés pour dénoncer un antisémitisme qui n'a plus rien à voir avec la tradition contre-révolutionnaire, antidreyfusarde, pétainiste, etc. Certains sont marqués par la culpabilité de «l'homme blanc», l'ancien colonialiste, qui ne peut même pas aujourd'hui assurer l'égalité française aux enfants de l'immigration.

 

Ce serait une séquelle de la guerre d'Algérie ?

Oui. Nous n'avons pas fini de digérer la guerre d'Algérie. Les Français, après avoir fait leur contrition sur Vichy, sont en train de faire leur introspection sur cette période. Et c'est d'autant plus important que l'immigration provient pour une bonne part d'Algérie.