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QU'EST-CE QUE
L'ANTISEMITISME ARABE ?
Par Menahem Milson,
professeur émérite de l'université de Jérusalem et conseiller au MEMRI.
MEMRI- Dossier spécial n° 26
La
résurgence de l'antisémitisme ces dernières années, en France comme ailleurs en
Europe, a permis de comprendre que l'antisémitisme, que l'on croyait en déclin
depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, menace une fois de plus les
Juifs. Cet antisémitisme récent comporte, toutefois, deux spécificités : (a)
les positions anti-juives sont présentées comme une juste réaction à la
conduite d'Israël dans le conflit qui l'oppose aux Palestiniens ; (b) ce sont
les médias arabes qui génèrent la majeure partie de la propagande anti-juive.
Voilà qui pose le problème de la particularité de l'antisémitisme arabe, qui se
distingue des attitudes musulmanes à l'égard des Juifs et du judaïsme
antérieures à l'ère moderne. Ces deux caractéristiques, qui interagissent l'une
sur l'autre de diverses façons, sont toutefois nées dans des contextes
historiques totalement différents et doivent donc être considérées séparément.
Il
est en effet malheureux que le statut des Juifs - considérés comme une minorité
tolérée dans le monde musulman avant l'avènement du sionisme, soit devenu, pour
les Juifs comme pour les Arabes, un argument essentiel de ralliement de
l'opinion publique à leurs positions respectives. Le profane se sent souvent
perdu face aux arguments des uns et des autres. D'un côté, il entend dire que
les Juifs (et les chrétiens) bénéficient du statut de minorité protégée sous
l'islam et que les Juifs de l'Espagne musulmane ont connu un Age d'or de paix
et de prospérité. De l'autre, il entend dire que les Juifs et les chrétiens ne
sont pas égaux aux musulmans face à la loi et n'ont jamais été plus que des
citoyens de seconde classe. Ces versions contradictoires ont été replacées dans
leur contexte par la plume équilibrée de Bernard Lewis : "Même à son
sommet, l'islam médiéval était assez différent de l'image qu'en donne Disraeli
et d'autres écrivains romantiques. L'Age d'or de l'égalité des droits est un
mythe, et la croyance en l'existence d'un tel Age d'or est le résultat, plutôt
que la cause, de la sympathie des Juifs pour l'islam. Ce mythe a été créé par
les Juifs d'Europe au 19ème siècle comme un reproche fait aux chrétiens – puis
repris à notre époque par les musulmans comme un reproche aux Juifs".
Comme
la plupart des mythes puissants, cette histoire contient un élément de vérité
historique. Si la tolérance signifie l'absence de persécution, alors on peut en
effet dire que la société islamique classique était tolérante à l'égard de ses
sujets juifs et chrétiens – plus tolérante peut-être en Espagne qu'à l'Est, et
dans ces deux régions, incomparablement plus tolérante que le christianisme
médiéval. Mais si la tolérance signifie l'absence de discrimination, l'islam
n'a jamais été, ni prétendu être tolérant, insistant au contraire sur la
supériorité du véritable croyant dans ce monde et dans le monde à venir. (1)
L'analyse
suivante se limite au sujet de l'antisémitisme arabe comme phénomène médiatique
contemporain ; nous évitons délibérément d'aborder le sujet de l'attitude des
musulmans à l'égard des Juifs et du judaïsme avant l'ère moderne. Cela ne
signifie toutefois pas que je sous-estime les effets d'une tradition vieille de
plusieurs centaines d'années : comme on peut s'y attendre, les stéréotypes du
Juif hérités de l'islam médiéval alimentent la réaction arabe au sionisme et à
Israël.
Pour
illustrer ce point, voici le témoignage d'un témoin des plus fiables : le grand
historien du 14ème siècle Ibn Khaldun. Dans l'un des
chapitres les moins bien connus de sa célèbre Muqaddima
("Introduction à l'étude de l'histoire"), portant sur les principes
de l'éducation, Ibn Khaldun met en garde ses lecteurs
contre une discipline trop sévère et le recours au châtiment corporel des
enfants, susceptibles, selon lui, de provoquer des dégâts moraux : "Une
éducation sévère brise l'esprit des jeunes ; elle supprime la vertu et engendre
des traits de caractères négatifs tels que la propension au mensonge et la
fourberie (khubth)." "L'effet nuisible des
restrictions sévères et de l'oppression," soutient Ibn Khaldun, "est visible non seulement sur les
individus, mais aussi sur les groupes. Cela," affirme-t-il, apparaît
clairement chez les Juifs, qui sont "connus partout pour leur bassesse
et leur fourberie." (2)
Ce
dernier commentaire nous en apprend beaucoup sur l'image des Juifs dans l'islam
médiéval, d'autant plus qu'il est rapporté par Ibn Khaldun
pour illustrer un sujet extérieur à la question juive: dans ce chapitre, Ibn Khaldun ne cherche pas à informer ses lecteurs sur les
Juifs ; il se contente de rapporter ce qui est considéré comme un fait bien
connu. C'est précisément parce qu'Ibn Khaldun ne
doute aucunement du fait qu'en tout lieu, les Juifs soient considérés comme
vils et fourbes, qu'il peut aisément se servir de leur image pour illustrer son
propos.
Cela
me rappelle une anecdote personnelle : en juin 1979, je me trouvais au Caire, à
l'occasion d'une visite toute particulière, puisque j'avais été invité par le
président Sadate [ndlr : le professeur et colonel Milson fut l'aide de camp de Sadate lors de sa visite en
Israël]. J'étais descendu à l'hôtel Shepheard; or
personne à l'hôtel ne savait que j'étais israélien, hormis bien sûr le
directeur de l'hôtel et les standardistes, pour des raisons évidentes.
Au
petit déjeuner, une hôtesse me demanda d'où je venais ; je lui répondis
"d'Israël". Mais elle ne voulut pas me croire, affirmant : "Non,
vous vous payez ma tête, vous êtes jordanien" Elle imagina aussi que
je pouvais être libanais ou libyen, mais ne parvenait pas à croire que je
puisse être israélien. Elle expliqua : "Je connais les Israéliens ;
nous avons reçu un grand nombre d'Israéliens. Je sais reconnaître les Israéliens" . Cela
m'intrigua. Je lui demandai : "Et à quoi les reconnaissez-vous ?"
"Eh bien, dit-elle, ils ont un regard fourbe typique".
Cette remarque me frappa: cette hôtesse, décrivant les Israéliens, employait
précisément le terme "fourbe", adjectif qui avait été employé six
siècles plus tôt par Ibn Khaldun pour qualifier les
Juifs.
Je
voudrais souligner que mon intention n'est pas ici de faire d'Ibn Khaldun un anti-Juif. Il ne l'était certainement pas :
quand il évoque les Juifs dans sa Muqaddima
(ou dans ses autres ouvrages), comme il le fait de temps à autres pour dresser
des comparaisons historiques, il en parle de façon parfaitement objective, sans
manifester le moindre antagonisme. S'agissant de l'exemple cité plus haut, on y
discerne d'ailleurs une touche de compassion pour les Juifs
"opprimés". Je n'ai pas non plus l'intention d'accuser
d'antisémitisme l'amicale hôtesse égyptienne. Le seul but de ces exemples est
de montrer que les stéréotypes ont la vie dure.
L'antisémitisme contemporain dans les médias arabes
On
entend souvent dire que, dans les pays où les médias sont contrôlés par l'Etat,
le public tend à développer une saine résistance vis-à-vis de la ligne du parti
et à cultiver ses sympathies et ses antipathies indépendamment des médias.
Doit-on en conclure que dans les pays arabes, le public, habitué à se méfier
des médias officiels, ne tiendrait pas compte des propos antisémites servis par
les médias, les reléguant au rang de "propagande officielle (et donc
mensongère)" ? Il n'en est rien. L'attitude de l'hôtesse égyptienne de
l'hôtel Shepheard au Caire révèle la résistance,
par-delà les frontières, de préjugés vieux de centaines d'années, lesquels
facilitent l'adoption des images négatives des Juifs et des Israéliens
diffusées par les médias.
L'antisémitisme
arabe en tant que phénomène idéologique et politique moderne, relayé par les
médias, correspond à l'émergence du sionisme et à la naissance de l'Etat
souverain d'Israël. La date de parution des publications antisémites en arabe
le montre bien : le premier roman arabe aux thèmes clairement antisémites date
de 1921 ; en
Pourquoi ce refus de reconnaître l'existence d'un antisémitisme
proprement arabe ?
Au
vu de la quantité de références antisémites contenues dans les publications
arabes de toutes sortes du siècle dernier, on ne peut que constater, avec une
certaine perplexité, que les universitaires juifs et israéliens les ont tout
bonnement ignorées.
Il
existe toutefois quelques exceptions (en Israël et ailleurs) : La position
arabe dans le conflit israélo-arabe (paru en hébreu en 1968), de Yeoshafat Harkabi, demeure,
jusqu'à ce jour, un ouvrage de référence sur le sujet. (3) Harkabi
n'a pas hésité à qualifier le phénomène d'antisémitisme. A suivi, en 1971, un article
de Bernard Lewis intitulé "Sémites et antisémites" suivi de travaux
supplémentaires du même auteur. Rivka Yadlin, Norman Stillman, Bat Yeor et Ron Nettler
ont aussi abordé le sujet. Mais ils sont restés des exceptions: l'écrasante
majorité des spécialistes du Moyen-Orient, en Israël et ailleurs, ont évité le
sujet.
J'ai
tenté de donner une explication à ce surprenant phénomène: des facteurs
psychologiques se mêlent ici aux facteurs politiques et idéologiques. Nous
devons garder en mémoire le fait que toute l'entreprise sioniste avait pour but
de résoudre le problème de l'antisémitisme. Ainsi, la découverte que la haine à
laquelle nous croyions avoir échappé en quittant l'Europe était endémique au
Moyen-Orient est un fait que beaucoup ont préféré
ignorer ou nier.
Il
existe peut-être une autre motivation, plus politique, derrière le refus
d'admettre l'existence d'un antisémitisme arabe: la crainte que la révélation
de ce sentiment antisémite chez les Arabes ne renforce
l'intransigeance politique en Israël et fasse le jeu des groupes politiques
opposés à tout compromis territorial. Il faut reconnaître que cette
crainte n'est pas sans fondement.
Toutefois,
ceux qui, comme moi, sont favorables à une politique israélienne allant dans le
sens de deux Etats, doivent bien admettre que fermer les yeux sur
l'antisémitisme arabe n'est pas seulement une faute intellectuelle; c'est aussi contre-productif sur le plan politique.
Nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer l'antisémitisme arabe ; nous nous
devons même de l'examiner de près. Il est désolant de constater que
l'antisémitisme arabe est devenu, depuis la fin des années 1930, la plus
dangereuse forme de haine des Juifs, où que ces derniers se trouvent. Cela est notamment dû à la coopération qui existe entre
Arabes antisémites et leurs homologues occidentaux.
Qu'est-ce que l'antisémitisme arabe ?
La
définition la plus évidente serait : un sentiment arabe anti-juif, s'exprimant
en arabe à l'attention du public arabe. Force est de constater que les
antisémites arabes s'adressent toutefois fréquemment aux publics étrangers pour
gagner leur soutien.
Quelles sont les caractéristiques de l'antisémitisme arabe ?
Les
conclusions suivantes ont été formées sur la base d'une veille médiatique de
grande envergure réalisée par le MEMRI, portant sur la presse, des publications
arabes, des émissions télévisées, des sermons du vendredi, des ouvrages et des
sites Internet.
La
propagande arabe anti-juive semble comprendre trois composantes majeures :
a
– des opinions anti-juives dérivées de sources islamiques traditionnelles
b
– des stéréotypes antisémites, des images et des accusations d'origine
européenne et chrétienne
c
– Une attitude négationniste, et l'équation de sionisme avec nazisme (également
d'origine occidentale, mais son rôle de pivot requiert une attention
particulière).
La composante islamique
Des singes et des porcs
Une
insulte extrêmement courante adressée aux Juifs, non seulement dans les sermons
du vendredi, mais aussi dans les articles politiques, consiste à les qualifier
de singes et de porcs, ou de descendants de ces animaux. Cette référence
injurieuse se base sur un nombre de versets coraniques selon lesquels certains
Juifs auraient été transformés en singes et en porcs par Dieu, pour les punir d'avoir
enfreint le shabbat. (4)
Cette
injure ne devrait pas être écartée comme une vulgaire insulte, et la croyance
selon laquelle les Juifs ont été métamorphosés en singes, en porcs et en
d'autres créatures ne devrait pas plus être considérée comme une simple
croyance primitive propre à la pensée magique. Le fait de faire allusion de
façon récurrente aux Juifs comme à des bêtes méprisables les déshumanise et justifie leur élimination.
Voici quelques exemples de l'utilisation de cette injure dans différents contextes.
-
Le cheikh saoudien Abd El-Rahman
Al-Sudayyis, imam et prédicateur à la mosquée Al-Haram, c'est-à-dire à la mosquée de la Kaaba à la
Mecque, Premier lieu saint du monde musulman, a déclaré dans un sermon : "Lisez
l'histoire et vous comprendrez que les Juifs d'hier sont les ancêtres
malfaisants des Juifs d'aujourd'hui, une descendance malfaisante composée
d'infidèles qui déforment les paroles (de Dieu), d'adorateurs du veau,
d'assassins des prophètes, de négateurs des prophéties… Le rebut de l'espèce
humaine, qu'Allah a maudit et 'dont il a fait des singes et des porcs...' Ainsi
sont les Juifs, un continuum d'escroqueries, d'entêtement, de permissivité, de
mal et de corruption…" (5)
-
Cette image a pénétré la conscience collective, y compris celle des enfants. En
mai 2002, Iqraa, la chaîne satellite
saoudienne qui, selon son site Internet, s'efforce d' "éclairer les
aspects de la culture islamique qui suscitent l'admiration… afin de mettre en
avant la véritable image de l'islam - fait de tolérance, et de réfuter les
accusations dirigées contre l'islam", a interviewé une "vraie
petite musulmane" âgée de trois ans et demi au sujet des Juifs, dans
l'émission Magazine féminin musulman. L'animatrice a demandé à la
fillette si elle aimait les Juifs. Celle-ci a répondu : "Non." A la
question "pourquoi ?", la fillette répond que les Juifs sont des
"singes et des porcs". "Qui a dit cela?", demande la
présentatrice. "Notre Dieu", répond la fillette. "Où l'a-t-il
dit ?" reprend la présentatrice. "Dans le Coran." A la fin de
l'entretien, la présentatrice conclut avec satisfaction : "Des parents
ne pourraient pas souhaiter qu'Allah leur accorde plus croyante petite fille
(…) Qu'Allah la bénisse, ainsi que son père et sa mère." (6)
-
Salim Azzouz, chroniqueur pour le quotidien égyptien
d'opposition Al-Azzouz, affilié au parti
libéral religieux, a ainsi commenté le retrait israélien du Liban en mai 2000 :
"Ils se sont enfuis avec seulement la peau sur le dos, comme des porcs.
Et pourquoi dire 'comme', quand ce sont effectivement des porcs et des
singes?"
La promesse des pierres et des arbres – Wa'd
al-hajar wa-'l-shajar
Un
autre thème traditionnel anti-juif très populaire est celui de "la
promesse de la pierre et de l'arbre". Une tradition prophétique (hadith)
souvent citée affirme que peu avant le Jour du
Jugement, les musulmans se battront contre les Juifs et les tueront.
Les Juifs se réfugieront derrière des pierres et des arbres, mais ces derniers
s'exclameront : "Ô musulman, ô serviteur d'Allah, un Juif se cache
derrière moi. Viens le tuer !" Tout récemment, un prédicateur de la
plus grande mosquée de Bagdad a cité un hadith à la télévision en brandissant
son épée. Son cri "Nous leur couperons la tête !" a mis en
transe le public, composé de centaines de personnes.
Eléments occidentaux
L'antisémitisme
arabe a adopté tous les mythes antisémites européens, y compris ceux que les
antisémites occidentaux ont écartés comme étant trop primitifs. Les exemples le
plus évidents sont : l'accusation de crime rituel, le Protocole des Sages de
Sion, et l'accusation – assez étrange de la part de musulmans – selon laquelle
les Juifs auraient tué Jésus.
L'accusation de crime rituel
Cette
accusation est encore très courante aujourd'hui dans le monde arabe et
musulman, jusque dans les journaux gouvernementaux à grand tirage. Certains
écrivains rabâchent et recyclent ces accusations bien connues, leur donnant un
tour nouveau, comme à celle concernant la festivité juive de Pourim, qui
prétend que les Juifs incorporent du sang humain à leurs gâteaux traditionnels.
Ces accusations de crimes rituels contenues dans les médias arabes se
rencontrent essentiellement dans le contexte de la critique des actions
d'Israël contre les Palestiniens. L'une d'elle a incité la Cour suprême de Paris
à assigner à comparaître Ibrahim Nafie, directeur du
quotidien égyptien Al-Ahram. Nafie a été accusé d'incitation à l'antisémitisme et de
violence raciste pour avoir autorisé la publication d'un article intitulé
"La matza juive est faite de sang arabe", paru
dans le numéro d'Al-Ahram du 28 octobre
Le Protocole des Sages de Sion
Depuis
1927, année de la traduction du Protocole des Sages de Sion en arabe,
l'ouvrage a fréquemment servi de référence au discours anti-juif dans le monde
arabe, pour appuyer l'hypothèse d'un "complot juif pour contrôler le
monde". Dans le monde arabe, nombreux sont les façonneurs d'opinion qui
citent ce faux pour montrer comment le prétendu projet juif visant à contrôler
le monde, transcrit dans le Protocole, est mis à exécution. Les Juifs sont
accusés de recourir à des méthodes sournoises pour atteindre leur but :
contrôler l'économie et les médias, corrompre les mœurs et encourager le
conflit national et international.
Fin
Il
est intéressant de noter que les producteurs d'Al-Shatat,
conscients du tollé général provoqué par la diffusion de Cavalier sans
monture, ont pris la peine de diffuser un démenti au début de chaque
épisode, affirmant que la série ne se basait pas sur le fameux Protocole des
Sages de Sion mais sur des faits et des recherches historiques, y compris
des écrits de Juifs et d'Israéliens.
Quand
le Protocole est mentionné dans les médias arabes, il n'est jamais remis
en question. De nombreux écrivains arabes sont bien sûr conscients du fait que
le Protocole est un faux. Néanmoins, cela ne les empêche généralement
pas se servir du Protocole parce que, disent-ils, "peu importe
qu'ils rapporte des faits ou relève de la fiction : leurs 'prédictions' se sont
en grande partie réalisées."
Voici,
à titre d'exemple, un extrait d'article du journaliste libanais Ghassan Tueni : "Si nous
ne savions pas que le Protocole des Sages de Sion avait été fabriqué par les
services de renseignement russes au 19ème siècle (…), nous dirions que les
événements actuels correspondent très exactement au projet juif mondial, vu la
grande similitude qui existe entre [les événements actuels] et ce qui est
attribué, à tort, [aux Juifs]. [Je fais allusion] au complot visant à contrôler
le monde et à en piller les richesses, aux actions [des Juifs] partout dans le
monde et au statut financier, politique et militaire [des Juifs à travers le monde].
Cela s'ajoute à leurs efforts pour détruire tout ce que les autres considèrent
comme sacré."(9)
Comme
mentionné plus haut, il existe quelques notables exceptions, dont des
personnalités renommées, qui ont ouvertement dénoncé Le Protocole comme
étant un faux. On compte parmi elles le philosophe syrien Dr Sadeq Jalal al-Azm,
le conseiller du président Moubarak Oussama El-Baz et le Dr Abdel Wahhab Al-Massiri, une référence en Egypte en matière d'histoire
juive et l'auteur d'une encyclopédie du judaïsme en langue arabe.
Les Juifs ont tué Jésus
L'ancienne
accusation chrétienne selon laquelle les Juifs auraient tué Jésus s'est
banalisée dans le discours arabe antisémite. Un exemple : le conseiller
d'Arafat, Bassam Abou Sharif, fait allusion, dans le
quotidien saoudien Al-Sharq Al-Awsat, basé à Londres, à la statue de la Vierge
Marie endommagée par les tirs israéliens au cours du siège de l'Eglise de la
Nativité à Bethlehem, dans les termes suivants : "Le triste sourire de
la Vierge Marie qui sert de bouclier à son fils le Messie n'a pas empêché les
soldats de l'occupation israélienne de pointer leurs armes sur l'ange
palestinien [Jésus] et d'assassiner le sourire [de la Vierge] (…) afin
d'éliminer ce qu'ils n'ont pas réussi à tuer en 2000 ans. A Bethlehem, un
nouveau crime a été commis. Ce fut, bien sûr, une tentative ratée pour
éradiquer la paix, l'amour et la tolérance, à l'instar de leurs ancêtres qui
ont essayé d’assassiner le message prophétique en enfonçant des clous et des
pieux en fer dans le corps du Messie et la Croix de bois." (10)
Il est particulièrement ironique de constater que la propagande
arabe anti-juive qualifie les Juifs de meurtriers du Christ, car selon le
Coran, Jésus n'a pas été crucifié et n'est pas mort sur la croix. Cette
croyance chrétienne est considérée par l'islam comme blasphématoire. (11)
Négationnisme et équation entre sionisme et nazisme
Les
écrits anti-sionistes arabes actuels tendent généralement à faire l'équation
entre sionisme et nazisme. Ils insistent sur une prétendue similitude entre les
idéologies des deux mouvements, notamment sur une composante raciste commune :
tout comme les nazis croyaient en la supériorité de la race aryenne, les
sionistes croiraient en l'existence d'un "peuple élu", le peuple
juif. En outre, ces deux idéologies sont prêtes à une expansion militaire au
moyen des armes, affirment-ils.
Un
autre argument est que les sionistes auraient collaboré avec les nazis à
l'annihilation du peuple juif : puisque les sionistes considéraient la
Palestine comme la seule destination appropriée à l'immigration du peuple juif,
ils ne se sont pas donné la peine d'investir dans une aide strictement
humanitaire pour sauver des Juifs. De telles déclarations ont servi de thème à
la thèse de doctorat (1982) du haut responsable de l'Autorité palestinienne et
secrétaire général du comité exécutif de l'OLP, M. Mahmoud Abbas, connu aussi
sous le nom d'Abou Mazen, à l'Institut des études
orientales de Moscou. La version arabe de la thèse a
été publiée en 1984. (12)
L'équation
entre sionisme et nazisme s'applique aussi à la situation actuelle au
Moyen-Orient. Les actions d'Israël et des sionistes contre les Palestiniens
sont comparées aux crimes nazis contre les Juifs ; on peut parfois lire
qu'elles sont pires encore.
Les
implications politiques de ces déclarations sont claires : s'il n'y a pas eu
d'Holocauste, les Allemands ne devraient pas se sentir coupables à l'égard des
Juifs. Mais s'il n'y a pas eu d'Holocauste, les Allemands, et le reste du monde
occidental, sont coupables de ce qu'ils ont fait subir aux Palestiniens au nom
des Juifs. Et si les Juifs font aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux
Juifs, les Allemands n'ont pas à avoir honte. Tel est le lien qui relie
l'antisémitisme du Moyen-Orient à l'antisémitisme occidental, créant un axe
stratégique de l'antisémitisme.
La diabolisation du Juif
La
conséquence "logique" de ce qui a été dit plus haut est la diabolisation des Juifs, individuellement et
collectivement. Malgré les informations accumulées sur l'identité des
auteurs des attentats du 11 septembre 2001, fonctionnaires, journalistes et
dirigeants religieux dans l'ensemble du monde arabe et musulman ont continué
d'affirmer que les auteurs des attentats n'étaient pas arabes ou musulmans. La
croyance selon laquelle des éléments américains ou juifs/israéliens ont
perpétré ces attaques est devenue un mythe communément accepté dans le monde
arabe. Selon certaines versions de ce fantasme grotesque, ce serait même le
président George W. Bush et le Secrétaire d'Etat Colin Powell qui auraient
commandité les attentats. (13)
Que faire ?
La
question que l'on se pose finalement est : que faut-il faire ? La première
étape consiste à comprendre le danger représenté
par l'antisémitisme arabe. Il a infiltré les esprits de part et
d'autre du monde arabe et créé une atmosphère dans laquelle les Juifs,
individuellement ou collectivement, ne sont pas considérés comme tout à fait
humains. Cela représente en soi un obstacle à la
paix : les accords de paix avec Israël signés par l'Egypte et la
Jordanie n'ont toujours pas conduit à la normalisation des relations avec
Israël.
C'est
pourquoi lutter contre l'antisémitisme arabe n'est pas seulement lutter contre
le mensonge et les préjugés ; c'est essentiellement lutter
pour l'amélioration des relations entre Juifs et Arabes.
En
pratique, il faudrait opérer une veille médiatique des manifestations de
l'antisémitisme arabe et permettre aux médias occidentaux, ainsi qu'aux
façonneurs d'opinion, d'en connaître le résultat. Les publications antisémites
devraient être traduites dans les langues européennes, dans l'espoir que la
révélation publique de ces propos suscite des protestations au niveau
international, des pressions diplomatiques à l'égard des institutions et des
gouvernements arabes coupables d'antisémitisme.
Certains
ne manqueront pas d'opposer qu'une telle veille médiatique attirera l'attention
sur l'opinion d'une minorité de fanatiques religieux qui seraient autrement
passés inaperçus. Cette opinion ignore le fait qu'une grande partie de cette
littérature de la haine est publiée dans les principaux journaux et magazines
des pays concernés – subventionnés pour beaucoup par les gouvernements – et sur
des chaînes télévisées très populaires. Feindre d'ignorer l'antisémitisme arabe
ne fera qu'encourager les éléments extrémistes du monde arabe à se développer
sans surveillance et à accroître leur influence politique néfaste.
De récentes expériences ont montré que les gouvernements et
intellectuels arabes ne sont pas indifférents aux protestations et aux
pressions extérieures.
Les articles d'Oussama Al-Baz,
de décembre dernier, où il dénonce l'antisémitisme, ont été accueillis comme un
important pas en avant. Tout aussi importante est la nouvelle (rapportée par le
quotidien saoudien Al-Watan du 14 mars 2003)
selon laquelle l'Institut d'études islamiques de l'université a recommandé aux
prédicateurs musulmans de ne pas comparer les Juifs à des singes et des porcs.
Aucune de ces mesures n'aurait sans doute été prise sans les récentes protestations
et critiques émises par le Congrès américain et les médias occidentaux. (14)
Pour toutes ces raisons, je pense qu'il convient de persévérer
dans la tâche fastidieuse qui consiste à surveiller et exposer le terrible
produit de l'antisémitisme arabe.
*
"Qu'est-ce que l'antisémitisme arabe ?", paru dans Antisémitisme
international, revue annuelle du centre international Vidal Sassoon [Jérusalem,
2003], pp. 23-29 – sur la base d'une conférence donnée a l'Université hébraïque
de Jérusalem le 20 février 2003.
Notes
(1) Bernard Lewis, Islam in History: Ideas, Men and
Events in the
(2) Ibn Khaldun,
Al-Muqaddima (Beyrouth : Dar ihya' al-turath, date non indiquée), p. 540 ; traduction anglaise de Franz Rosenthal (New York : Pantheon Books,
1958), vol. 3, pp. 305-
(3)
Y. Harkabi, Emdat
Ha'aravim besikhsukh Yisarel 'arav ("La
position des Arabes dans le conflit israélo-arabe", Tel-Aviv : Devir, 1968) ; une version anglaise a été publiée sous le
titre Arab attitudes to Israel
(Jérusalem : Keter, 1972).
(4)
Le Coran, 2:65, 5:60, 7:166. Deux de ces textes (2:65 et 7:166) précisent que
la violation du shabbat était la cause de cette métamorphose. Dans l'un des cas
(5:60), cette transformation est mentionnée comme un châtiment administré à ahl al-kitab
("le peuple du livre", expression qui fait à la fois allusion aux
Juifs et aux chrétiens) qui a refusé d'accepter la vraie foi.
(5)
Voir le dossier spécial n° 11 de MEMRI (1er novembre 2002), d'Aluma Solnick.
http://memri.org/bin/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR01102
(6)
Iqraa, le 7 mai 2002.
(7)
Une affaire connue où la mort d'un moine capucin italien, Thomas, et de son
serviteur musulman, a été attribuée aux Juifs, accusés de crime rituel.
(8)
Le 6 novembre 2002 (première nuit du Ramadan),
certaines chaînes de télévision arabes (dont la télévision d'Etat égyptienne)
ont diffusé la première partie d'un feuilleton en 41 parties intitulé Cavalier
sans monture, basé sur le Protocole des Sages de Sion. Il convient
de noter que les nuits du Ramadan sont des heures de très grande écoute dans
les pays arabes et musulmans. La diffusion du feuilleton a suscité des
protestations en Occident, dont un appel du Département d'Etat américain au
gouvernement égyptien à faire cesser la diffusion de la série – une demande qui
a été d'emblée rejetée par le ministre égyptien de l'Information, Safwat Al-Sharif. La diffusion du
feuilleton a suscité un débat animé dans la presse arabe et égyptienne. La
plupart des écrivains ont soutenu la diffusion de la série, mais certains ont
toutefois dénoncé l'obsession des écrits antisémites en Egypte. Le feuilleton a
été visionné et approuvé pour diffusion par un comité nommé par la Censure
égyptienne. L'Association de la radio et de la télévision égyptiennes a
qualifié le feuilleton de "jalon dans l'histoire de l'art dramatique arabe."
Le ministre égyptien de l'Information a affirmé que "les positions
théâtrales exprimées dans le feuilleton ne contiennent aucun élément
antisémite." Voir les Enquêtes et analyses n°109, 113 et 114 de MEMRI. Une
cassette vidéo d'extraits sous-titrés en anglais est disponible au MEMRI.
(9)
Al-Ayyam (Autorité palestinienne), le 28 mars
(10)
Al-Sharq Al-Awsat,
le 20 mars 2002
(11)
Le Coran 4:156-157
(12)
Voir le Dossier spécial n° 15 de MEMRI en anglais sur http://memri.org/bin/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR01503
, "Abou Mazen, profile politique", chapitre
V (Sionisme et négationnisme) par Yael Yehoshua ; introduction en français sur http://memri.org/bin/french/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR01503
(13)
Nouveau mythe antisémite dans les médias du Moyen-Orient : les attentats du 11
septembre ont été perpétrés par les Juifs (MEMRI, 2002), en anglais sur http://memri.org/bin/articles.cgi?Page=archives&Area=sr&ID=SR00802
(14)
Yigal Carmon,
"Evolution dans le discours antisémite du monde arabe" (Enquête et
analyse n° 135 de MEMRI) sur http://memri.org/bin/french/articles.cgi?Page=archives&Area=ia&ID=IA13503