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De l’Islamisation de
la Cause Palestinienne au Complotisme Antisioniste
Par Pierre-André Taguieff, philosophe,
politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS,
rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est notamment
l’auteur de Une France
antijuive? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe.
Antisionisme, propalestinisme, islamisme, Paris,
CNRS Éditions, 2015 etL’Antisémitisme- Paris, PUF, coll. «Que sais-je?»,
2015
20/04/16
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Pour comprendre comment s’est fabriquée, au cours
de la période post-nazie, une nouvelle configuration antijuive dans une Europe
professant le respect inconditionnel des droits humains, il faut procéder
à quelques détours historiques et géographiques, bref sortir à la fois de
l’histoire européenne et de l’actualité la plus récente. Dans cette recherche,
le fil rouge est constitué par l’islamisation croissante de la judéophobie,
à travers la place toujours croissante occupée par la «cause palestinienne»
dans le nouvel imaginaire antijuif partagé désormais par les musulmans et
les non-musulmans. La «cause palestinienne» s’est ainsi transformée en cause
arabo-islamique, comme par un retour à ses origines (les années 1920 et 1930),
mais avec un point de fixation construit comme un mythe répulsif: le «sionisme»,
entité diabolisée érigée en ennemi universel (le «sionisme mondial»), et Israël,
l’État jugé absolument illégitime et voué à la destruction.
La réislamisation de la «cause palestinienne», dans le contexte d’une montée
en puissance de l’islamisme dans le monde depuis les années 1990, a joué un rôle déterminant
dans la production de la nouvelle judéophobie globalisée.
Dans ce cadre, de vieilles accusations antijuives transmises par la tradition
musulmane ont été réactivées et mises au premier plan. Il en va ainsi du célèbre
hadîth du "Rocher et de l’Arbre", qu’on trouve cité dans la Charte
du Hamas:
«Ainsi, bien que les épisodes soient séparés les uns des autres, la continuité
du jihad se trouvant brisée par les obstacles placés par ceux qui relèvent
de la constellation du sionisme, le Mouvement de la Résistance Islamique [Hamas]
aspire à l’accomplissement de la promesse de Dieu, quel que soit le temps
nécessaire. L’Apôtre de Dieu – que Dieu Lui donne bénédiction et paix – a
dit: “L’Heure ne viendra pas avant que les musulmans n’aient combattu les
Juifs (c’est-à-dire que les musulmans ne les aient tués), avant que les Juifs
ne se fussent cachés derrière les pierres et les arbres et que les pierres
et les arbres eussent dit: ‘Musulman, serviteur de Dieu! Un Juif se cache
derrière moi, viens et tue-le.’ Un seul arbre aura fait exception, le gharqad [sorte d’épineux] qui est un arbre des Juifs” (hadîth
rapporté par al-Bukhâri et par Muslim).»
Dans la propagande «antisioniste» sont recyclées aussi les accusations de
meurtre des prophètes, de falsification des livres saints, de propension juive
à mentir et à semer la corruption et la guerre civile. D’où les stéréotypes
négatifs indéfiniment exploités: les Juifs seraient fourbes et traîtres (en
référence aux démêlés entre le Prophète et les Juifs de Médine), cupides et
cruels, ennemis de Dieu et de l’humanité, corrompus et corrupteurs.
Mais il ne faut pas oublier pour autant le phénomène de transfert culturel
des thèmes antijuifs européens au sein du monde arabo-musulman qui, commencé
à la fin du XIXe siècle, a pris une ampleur croissante au Proche-Orient à
l’occasion de la lutte engagée par les Arabes contre le sionisme aux lendemains
de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917. Le refus arabo-musulman de la
création d’un «foyer national juif» en Palestine a été immédiat, et s’est
idéologisé par recours à des stéréotypes et à des thèmes d’accusation empruntés
au corpus de l’antisémitisme européen. C’est le cas pour la légende du «meurtre
rituel», le mythe du «complot juif mondial» ou l’accusation plus récente de
«racisme», qui alimente depuis les années 1970 la «nazification» d’Israël
et du sionisme. En raison de ces investissements symboliques, le modèle ordinaire
du conflit israélo-palestinienne, en tant que conflit strictement politique
et territorial, s’avère trompeur. Le conflit ne saurait se réduire au simple
choc de deux nationalismes rivaux, impliquant des conflits de légitimité plus
ou moins surmontables. Qu’on le veuille ou non, il tend à prendre la figure
d’un conflit judéo-musulman.
Comme l’ont montré un certain nombre d’études historiques, le premier moment
du processus de transformation du vieil antisémitisme européen en judéophobie antisioniste dotée d’un sens politique se situe
dans l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement au cours des années 1930,
quand la thématique antijuive christiano-européenne
est entrée en synthèse avec l’antijudaïsme théologico-religieux
musulman. C’est alors que les Frères musulmans dirigés par Hassan al-Banna,
le «Grand Mufti» de Jérusalem Haj Amin al-Husseini
et plusieurs leaders arabes, tel l’Irakien Rachid Ali al-Gaylani,
entrèrent en contact avec les nazis, avant de nouer certaines alliances qui
se dévoilèrent pleinement durant la Seconde Guerre mondiale.
L’importation de l’antisémitisme européen dans le monde arabo-musulman,
marqué notamment par la première diffusion des Protocoles des Sages de Sion
et de sa thématique conspirationniste au Proche-Orient,
a pris une importance politique à partir du début des années 1920, lorsque
des idéologues du panarabisme et du panislamisme ont associé la question palestinienne
à la menace indistinctement «juive» et «sioniste» pesant sur les Lieux saints
de l’islam. La hantise des Arabes musulmans tourne alors autour de la transformation
de la mosquée Al-Aqsa en synagogue, rumeur qui,
depuis le début des années 1920 et sous diverses formulations, n’a cessé de
provoquer émeutes, pogroms ou affrontements sanglants. Cette accusation mensongère
portée par le slogan «Al-Aqsa est en danger», lancé et exploité par le «Grand Mufti»
de Jérusalem, a été à l’origine de la seconde Intifada, avant de revenir à
l’automne 2015 pour justifier une nouvelle vague d’attaques terroristes contre
des Israéliens. À la dénonciation de l’«occupation» de Jérusalem («al-Quds» ou «al-Qods»), où se trouve
le troisième Lieu saint de l’islam, s’ajoute celle de la «judaïsation» de
la ville supposée musulmane. La version actualisée du slogan islamiste est
désormais «Par le sang on reprendra Al-Aqsa»,
formule mobilisatrice allant de pair avec le cri «Allahou
akbar».
L’islamisation de la «cause palestinienne» a atteint un point de non-retour.
La multiplication des attaques palestiniennes contre des Israéliens donne
à penser qu’une troisième Intifada est sur le point de se déclencher. C’est
dans ce contexte que nombre de leaders palestiniens poussent à une radicalisation
de l’Intifada commençante. Début mars 2016, Abou Ahmad Fouad, secrétaire général
adjoint du FPLP, s’est félicité de l’aide iranienne aux familles des Palestiniens
«candidats au martyre»: «Ces capacités et cette aide entraîneront une escalade
de l’Intifada. Oui. Et c’est ce que nous voulons. (…) Le candidat au martyre
doit savoir qu’on s’occupera de sa famille. (…) Ce soutien aidera ces gens
à continuer le combat et les sacrifices.»
L’annexion islamo-arabe symbolique du Mont du Temple représente la dernière
instrumentalisation palestinienne réussie de la question de Jérusalem.
Le comité directeur de l’Unesco, réuni à Paris, a adopté le 12 avril 2016
une résolution proposée par l’Autorité Palestinienne stipulant qu’il n’y a
aucun lien religieux entre le peuple juif et le Mont du Temple ainsi que le
Mur occidental (le Mur des lamentations). La résolution se réfère au Mont
du Temple comme à un site exclusivement musulman, connu sous le nom de «l’esplanade
des Mosquées». Le texte, présenté conjointement par l’Algérie, l’Égypte, le
Liban, le Maroc, le royaume d’Oman, le Qatar et le Soudan, accuse l’État juif
de profaner la mosquée Al-Aqsa et de creuser de
«fausses tombes juives» dans les cimetières musulmans de Jérusalem. Avec l’Espagne,
la Slovénie, la Suède et la Russie, la France a voté en faveur de ce grossier
texte de propagande. Il relance une accusation sloganique
bien connue: celle de la «judaïsation» et de l’«israélisation»
de Jérusalem, thème privilégié de la nouvelle propagande «antisioniste». L’accusation
était ainsi formulée le 31 mars 2016 par un journaliste militant de la «cause
palestinienne», Mohamed Salmawy:
«Où en est l’Unesco des agressions sur le patrimoine architectural et
religieux de la ville sainte de Jérusalem? La judaïsation et l’israélisation de tout ce qui est arabe et musulman ont commencé
à susciter la colère de l’opinion publique mondiale de manière générale. D’ailleurs,
nombreuses sont les déclarations qui ont été émises de parties connues pour
leur alignement aveugle sur Israël, exprimant leur rejet des agressions israéliennes
sur les lieux sacrés à Jérusalem, en plus du sanctuaire d’Abraham (le Caveau
des patriarches).»
Le 21 octobre 2015, l’Unesco avait classé le Caveau des patriarches et la
Tombe de Rachel, deux lieux saints juifs en Israël, comme des sites musulmans
de l’État palestinien.
Cette rumeur persistante d’un complot juif pour détruire l’un des Lieux
saints de l’islam explique la centralité et la récurrence de la question de
Jérusalem dans le conflit politico-religieux opposant Juifs et Palestiniens
musulmans. Elle présente l’avantage, pour la propagande palestinienne et ses
variantes islamistes, de provoquer mécaniquement la sympathie et la solidarité
de tous les musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites, et de les conduire
à s’engager «sur le chemin du jihad» pour la défense d’Al-Aqsa.
Les islamistes radicaux ont intégré depuis longtemps le thème d’accusation
dans leur discours de propagande pour nourrir un antisionisme radical et démonologique
puissamment mobilisateur. À la mobilisation des islamistes et des cercles
de leurs sympathisants (des passifs aux complices) s’ajoute la mobilisation
de divers milieux politiques, allant des gauches radicales à la plupart des
groupes néofascistes ou néonazis, en faveur de la «cause palestinienne», sur
la base d’une diabolisation du «sionisme» et d’Israël.
L’islamisation de la «cause palestinienne» est en accélération continue
depuis la création du Hamas en décembre 1987, qui lui a donné une figure organisationnelle.
Faut-il rappeler l’article 13 de la Charte du Hamas, rendue publique le 18
août 1988? «Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le
jihad.» Cette islamisation jihadiste a pour
effet de transformer un conflit politique et territorial en une guerre sans
fin, alimentée par des passions ethnico-religieuses interdisant la recherche
du compromis qui seul peut garantir une paix non précaire entre Juifs et Palestiniens
(et plus largement États arabo-musulmans).
Après des années de rêveries tiers-mondistes, anti-israéliennes et américanophobes,
les intellectuels français ont été brutalement confrontés à la réalité historique
par les attaques du 11-Septembre, les massacres commis au nom de l’islam en
Syrie et en Irak ou les attentats parisiens de janvier 2015 et de novembre
2016. Ce réveil brutal a conduit certains d’entre eux à nier, minimiser ou
relativiser les faits ne s’inscrivant pas dans leur horizon d’attente. D’où
une dérive conspirationniste. Si le spectacle du
monde n’illustre pas le tableau qu’on s’en fait, s’il va jusqu’à le contredire,
alors la tentation est grande de recourir aux «théories du complot», qui présentent
l’avantage de paraître expliquer ce qu’on ne peut expliquer et de préserver
ainsi les dogmes idéologiques et leur apparence cohérence. Les négateurs des
attaques du 11-Septembre avaient montré la voie.
Les conspirationnistes d’aujourd’hui appliquent
les mêmes schèmes interprétatifs aux événements qui dérangent ou contredisent
leur vision du monde. Ils imputent par exemple l’apparition de Daech à un vaste complot «sioniste» visant à affaiblir les
États arabes et à mettre en difficulté l’Iran. Ou bien ils suggèrent que les
attentats meurtriers de janvier ou de novembre 2015 sont le résultat de manipulations
de services secrets, où le Mossad est toujours bien placé. Dans les nouveaux
récits complotistes, les intérêts prêtés aux «sionistes»
fonctionnent comme les «intérêts de classe» dans la vulgate marxiste ou les
«intérêts de race» dans les doctrines racistes classiques. Les «antisionistes»
qui se réclament de l’antiracisme réinventent ainsi un mode d’accusation proprement