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1951: le temps où le Monde était
un journal sérieux et objectif
LE PROBLEME
DES REFUGIES DE PALESTINE
Par Tibor Mende,
Le
Monde, 21 avril 1951
La Jordanie est
formée de montagnes arides et de déserts. Des routes en lacet gravissent les
collines escarpées et rocailleuses, et, à l'exception de quelques Bédouins
nomades et de quelques villageois montés sur leurs mules, seules les jeeps de
la Légion arabe sillonnent la campagne. En descendant au-dessous du niveau de
la mer Morte on arrive à une vaste étendue sablonneuse qui précède Jéricho, et
où plus de vingt mille réfugiés, entassés sous des tentes, sont abandonnés sur
le sable brûlant. Ils sont là depuis plus de deux ans.
Sans occupation utile, sans espoir pour l'avenir, ils font la queue trois fois
par jour pour la soupe ou pour leurs rations; ils discutent autour des tentes
et écoutent les tirades provocantes des vieux moukhtars de village ou des
agitateurs professionnels. Déambulant, sans but, entourés de ce paysage
inhospitalier, et nourris de la propagande incessante des notables du camp,
leur nervosité croît de jour en jour, jusqu'au moment où leur amertume trouve
un exutoire dans des violences dangereuses. A Naplouse, parmi les oliveraies de
Samarie; autour d'Amman; dans les grottes de Bethléem; dans l'ombre de la
mosquée d'Omar à Jérusalem, des centaines de milliers de réfugiés attendent,
dans des campements infects et sous des tentes en lambeaux, le jour où, dans
le sillage des armées vengeresses de la Ligue arabe, ils retourneront
chez eux.
C'est ce qu'on
leur fait croire dans tous les camps, et partout la tension monte à mesure que
les jours passent sans apporter de changement à leur existence sans but. Il y a
quelques jours un fonctionnaire de district a été assassiné par des réfugiés
surexcités. Pas loin d'ici, dans un autre camp, les magasins
d'approvisionnement ont été mis au pillage par une foule furieuse, et il
circule de mauvaises rumeurs d'armes cachées dans les camps, de violences et
d'agitation croissante.
Manque
de soins
Où qu'on aille dans ce pays, c'est partout la même histoire. Les réfugiés
groupés dans les villes et les villages connaissent souvent des conditions
encore pires que ceux des camps, qui reçoivent du moins quelques soins médicaux
et hygiéniques.
Pour comprendre les origines de ce problème terrifiant il est nécessaire de se
reporter à l'époque de la lutte, en 1948. On peut poser mille fois la question
de savoir pourquoi ces gens ont quitté leurs foyers de Palestine, on obtiendra
mille réponses différentes.
Certains ne
voulaient pas vivre dans un État juif; d'autres ont fui la bataille et, une
fois celle-ci terminée, n'ont jamais trouvé l'occasion de rentrer chez eux. Beaucoup plus nombreux sont ceux qui sont partis parce
qu'on leur avait dit que c'était pour quelques jours, quelques semaines au
plus, et qu'ils reviendraient avec les armées arabes triomphantes; ils
travaillaient comme ouvriers agricoles chez des propriétaires arabes, et
n'avaient fait qu'obéir, comme toujours, aux ordres de leurs supérieurs.
Lorsque le flot des réfugiés eut franchi la ligne qui devait devenir la
frontière israélienne, les États arabes se trouvèrent débordés, et, avec la
coopération d'organisations bénévoles, les Nations unies durent se mettre de la
partie.
En 1950, l'Office de secours et d'aide des
réfugiés de Palestine (UNRWA), ayant à sa tête un Canadien, le général Kennedy,
assisté du représentant de la Grande-Bretagne, Sir Henry Knight, prit l'affaire
en main. La Jordanie à elle seule avait plus de 450 000 réfugiés, le Liban 120
000, et la Syrie 80 000. Dans le "couloir de Gaza" - bande de
terre stérile de
Mais les secours matériels, lorsqu'ils viennent seuls, ne font que démoraliser,
et d'autres décisions s'imposaient. L'établissement définitif (resettlement)
des réfugiés semblait encore impossible étant donnée l'atmosphère générale.
L'UNRWA fut autorisé à organiser, en même temps que les secours, des travaux
destinés à procurer une occupation utile aux malheureux habitants des camps. La
construction des routes et quelques projets insignifiants mis à part, les "travaux"
se heurtèrent à des difficultés. En 1950, 17 % seulement des fonds de l'UNRWA
ont été dépensés à créer des occupations utiles pour les réfugiés, contre 70 %
consacrés aux rations; et cependant les pays où vivent ces réfugiés ont un
besoin criant de bonnes routes et de travaux publics de toute sorte.
Pendant ce temps un certain nombre de choses se sont éclaircies. Menacé
chaque jour par la presse arabe d'un "second round" de la guerre,
Israël ne tient pas, cela se comprend, à laisser rentrer un grand nombre
d'Arabes qui pourraient former une cinquième colonne en puissance dans un État
dont les Arabes se refusent à reconnaître les frontières.
En second lieu, malgré leurs déclarations charitables, les États arabes n'ont pas bougé le petit doigt pour
permettre aux réfugiés de s'établir chez eux.
Troisièmement, l'UNRWA s'est montré incapable de faire quoi que ce soit
d'effectif pour l'intégration de ces malheureux dans un système nouveau et
définitif. Cependant la question des huit cent cinquante mille réfugiés
prend les proportions d'un grave problème international. C'est un brandon qu'il
est dangereux de laisser traîner dans une région déjà explosive d'un monde
livré à la guerre froide, et qui menace la stabilité de toute la Méditerranée
orientale.
A l'heure
actuelle tout le monde est d'accord pour reconnaître que la réinstallation des
réfugiés est la seule solution.
Les Nations unies ont proposé à cet effet une résolution; le même
principe a été accepté à la Chambre des communes. Le roi Abdallah a proclamé
que la Jordanie était prête à accueillir les réfugiés comme citoyens
permanents. L'Ouest du royaume comporte quantité de terres cultivables qui
demandent des bras, et tous les pays arabes ont une population nettement
insuffisante. Et pourtant, s'il est un mot qu'on ne prononce actuellement en
Moyen-Orient qu'à voix basse et avec terreur, c'est bien celui d' "intégration". Aucun officiel
n'ose s'en faire le champion; nul politicien ne la soutiendrait, et,
apparemment, nulle grande puissance n'a le courage de la reconnaître pour l'un
de ses buts.
L'un des jeunes bureaucrates grassement payés que l'UNRWA entretient à Beyrouth
- un de ces fonctionnaires internationaux dont l'idéalisme s'accroche
obstinément à des illusions- me racontait qu'il y a quelques mois, il avait
organisé dans un des camps de réfugiés la culture des légumes autour des
tentes. Occuper ces gens tout en ajoutant à leurs maigres rations quelques
légumes frais lui avait semblé une excellente idée. Quelques semaines plus tard
arrivait du quartier général une sévère réprimande: "Arrêtez immédiatement
opération carré de légumes..." "La raison?", demandai-je,
désireux d'obtenir quelques éclaircissements. "Cela
sentait l'intégration..." Il haussa les épaules. Ce tout petit
exemple, qui n'a rien d'exceptionnel, vient à
l'appui de la thèse largement répandue selon laquelle les Nations unies
dépenseraient de grosses sommes d'argent pour créer un problème des réfugiés
plutôt que pour le résoudre.
Un alibi pour la Ligue arabe
Où est l'explication? Qui est responsable de cette curieuse impasse? Richard
Crossrrian, député travailliste, qui se trouvait ici il y a quelques jours, a
essayé de donner une réponse à ces questions au cours du débat du 15 mars à la
Chambre des Communes. "Tant que nous compterons sur l'ONU pour faire
quelque chose de sérieux pour l'établissement des réfugiés, nous ne ferons que
nous leurrer, car l'ONU est une organisation politique, a-t-il déclaré. II y a
la Ligue arabe et toute la politique de la Ligue arabe...! La Ligue arabe a
besoin du problème des réfugiés pour maintenir la cohésion contre Israël...
L'établissement des réfugiés la priverait de son sujet de plainte le plus
important. En second lieu, une paix entre la Jordanie et Israël serait des plus
embarrassantes, du point de vue de la Ligue arabe, en levant l'embargo sur
Israël... Telle est, me semble-t-il, l'impasse à laquelle nous nous trouvons
acculés...."
Loin de Westminster, à quelques kilomètres d'ici, un Arabe, personnage de l'un
des camps, me disait la même chose en d'autres termes "Si j'avais eu les
millions que l'ONU distribue ici, il y a longtemps que le problème serait
résolu. Ce pays est immense, il ne manque pas de terres... si seulement les
pachas voulaient permettre aux réfugiés de s'y installer...", et il fit un
geste large de ses deux bras: "Regardez ce qu'ils font de l'autre côté...
Le problème qui se pose à eux est encore plus vaste, et ils arrivent à le
résoudre..." - et il désignait du doigt, par-delà les collines, la
frontière israélienne. Il nous fallait rester là, car des camions
bringuebalaient sur la route, chargés de caisses portant l'inscription ONU, et
des enfants s'alignaient pour la distribution quotidienne de lait. La psalmodie
du Coran se tut brusquement: c'était l'heure du repas.
Nota: Voir aussi la rubrique www.nuitdorient.com/n15.htm