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LE PÉCHÉ ORIGINEL
DES ÉTATS ARABES
par Shmuel
Trigano, Professeur des
Universités
paru dans Le Figaro du lundi 4 juin 2001, la
page débats et opinions.
Le débat sur la revendication par les Palestiniens du droit
au retour dans le territoire de l'Etat d'Israël de 3 700 000 réfugiés (en 1948,
l'UNRWA en dénombrait 540 000 et, en 1988, 2 125 000) est l'occasion d'une
étrange amnésie qui obscurcit les données fondamentales du conflit
israélo-arabe. L'idée que la naissance d¹Israël a été l'occasion d'une injustice
dont les Palestiniens ont été les victimes semble communément acceptée, qu'on
l'excuse par la culpabilité européenne (la Shoah dont le monde arabe n'est pas
responsable) ou qu'on l'accuse de pur et simple effet du colonialisme.
L'existence de l'Etat d'Israël serait ainsi entachée d'un "péché
originel" que nul ne contesterait. Il se trouve même des Israéliens pour
le dire. Ce jugement est cependant décliné selon deux modalités. L'une se veut
justicière: les millions de réfugiés doivent
rentrer en Israël. L'autre se veut humanitaire et juge impossible ce retour,
car infuser 3.700 000 Palestiniens dans un Etat d'Israël qui compte 5 000 000
de Juifs, équivaudrait à sa dénaturation. Le subterfuge est en effet
"hénaurme" : Yasser Arafat obtiendrait ainsi deux Etats palestiniens
qui auraient , tous les deux, Jérusalem pour capitale. C.Q.F.D. Le but de
guerre de l'ex O.L.P., la "Palestine laïque et démocratique" serait il
devenu le but de paix de l'Autorité palestinienne ?
Poser le débat dans les termes du "droit au retour" fait violence à
la vérité historique. Le monde arabe n¹est en aucune façon une victime
innocente dans ce conflit face à une culpabilité congénitale d'Israël. On
occulte en effet dans ce rapport truqué l'expérience et l'histoire d'une majorité
de la population israélienne, les Juifs originaires des pays arabes, comme
s'ils n'existaient pas, comme si leur destin pesait moins que celui des
Palestiniens ou d'autres Israéliens.
Se rend-on compte qu'il n'y a pour ainsi dire plus de Juifs dans le monde arabe
et se demande t-on pour quelle raison ? En 1945, il y en avait environ 900
000, d'établissement bien plus ancien que la conquête arabe. Il ne sont plus
aujourd'hui que quelques dizaines de milliers (surtout au Maroc et dans un pays
islamique comme l'Iran). Plus de 600 000 ont trouvé refuge en Israël et 260 000
en Europe et dans les Amériques. Bien avant le départ des puissances coloniales
et la création de l'Etat d'Israël, la xénophobie des mouvements nationalistes
arabes les avait engagés au départ. Une série de pogroms avaient éclaté dans
plusieurs capitales : en Irak en 1941 (le Farhoud,
c'est à dire le pogrom), à Tripoli en Lybie en 1945, en Syrie en 1944 (la
majeure partie des Juifs quitta alors le pays), à Alep et Aden en 1947. En
1948, la guerre décrétée sur l'Etat d'Israël au lendemain de sa proclamation -
et perdue - par six Etats arabes, devait conduire à une aggravation de la
condition juive. De 1948 à 1949, des centaines de Juifs furent internés dans
des camps en Egypte. En 1956, la nationalité égyptienne fut retirée aux
"sionistes" (définis "non comme une religion mais comme le lien
matériel et spirituel entre les sionistes et Israël"). En 1957, leurs
biens furent mis sous séquestre. En Irak, en 1948, le sionisme fut rangé dans
la catégorie des crimes d¹opinion, passibles de sept ans de prison et d'une
amende. En 1950, ils y furent privés de leur nationalité et, en 1951,
dépouillés de leurs biens. Cette même année, la synagogue de Baghdad où les
Juifs s'enregistraient pour l'émigration fut la cible d'un attentat. Dans la
péninsule arabique, même expulsion par la violence et l'intimidation. Dès le
début du 20ème siècle, l'exclusion avait durement frappé les Juifs
yéménites (16 000 émigrèrent de 1919 à 1948). La mise en pratique de la loi islamique
prônant l'islamisation forcée des orphelins poussa définitivement les Juifs du
Yémen sur les voies de l¹exode qui les conduisirent vers Israël. Les Juifs de
Najrane, région voisine annexée par l'Arabie saoudite, se joignirent à eux (43
000 Juifs en 1948-1949). Victimes d'un subterfuge du pouvoir, ils furent
dépouillés de tous leurs biens. Quant aux Juifs d'Afrique du Nord., le pouvoir
français les avaient libérés de la condition opprimée du dhimmi (1), que ce
soit en leur accordant la citoyenneté ou en neutralisant le dispositif
islamique de la condition juive. Son retrait, à la suite de l'indépendance,
signifiait unanimement pour les Juifs la fin de leur liberté, en 1963, sous
Boumedienne qu'il fallait avoir un père et des grands parents paternels de
statut personnel musulman pour être algérien, alors qu'il n'y avait quasiment
plus de non-musulmans. Ils partirent en masse dans les années 1950-1960 .
Ainsi, 129 539 Juifs d'Irak, 37 395 Juifs d'Egypte, 50 619 Juifs du Yémen et
d'Aden, 8523 Juifs de Syrie, 4032 Juifs du Liban, 35 802 de Lybie, 52118 de
Tunisie, 24 067 Juifs d'Algérie, 266 304 Juifs du Maroc trouvèrent refuge en
Israël, pour la plus grande part entre 1948 et 1958 et en moindre mesure de
1970 à 1980, témoins du "péché originel" des Etats-nations arabes qui
se livrèrent à une véritable purification ethnique quand ils se constituèrent.
Celle ci n'est bien évidemment pas dénuée de lien avec la guerre de 1948. En
1949, une réunion de diplomates arabes à Beyrouth prôna l'expulsion des Juifs de
leur pays en représailles de l¹exode palestiniens.
Tous ces éléments montrent s'il en était besoin l'importance critique de
l'histoire des Juifs du monde arabe dans la réalité du conflit israélo-arabe.
Vue dans cette lumière, la création d'Israël (où ils constituent une majorité)
au coeur du monde arabe apparaît moins comme une solution humanitaire en faveur
des rescapés de la Shoa que comme le fruit de la lutte pour la libération et
l'autodétermination d'une minorité opprimée du monde arabe. La situation est
concrètement comparable à celle des Palestiniens car il y a eu de facto un échange de populations entre
600 000 Juifs déplacés des pays arabes et 540 000 Palestiniens déplacés après
la création d¹Israël Ces 600 000 Juifs ont été dépouillés de tous leurs biens
et ont vécu dans des camps de transit (maa'barot),
camps de cabanes de bois et de tentes à même la terre, avant de s¹installer
plus durablement dans le territoire israélien. Jusqu'à ce jour, ils souffrent
dans leur condition économique, politique et culturelle des conséquences de ce
déplacement.
On comprend que les Palestiniens occultent pour les besoins de leur cause cette
dimension du conflit, gênante pour leur apologie. Elle ne cesse cependant pas
d¹exister. On comprend moins comment le leadership israélien, tout spécialement
la gauche, y soit resté insensible. Sans doute par ethnocentrisme? Quant aux
Etats arabes, ils sont doublement responsables d'une telle situation, car après
avoir expulsé leurs résidents juifs, ils n'ont pas pour autant intégré les
réfugiés palestiniens mais au contraire les ont transformé en arme contre
Israël. C'est le seul problème de réfugiés de l¹histoire contemporaine qui n'a
pas trouvé de solution dans une époque où l'on a dénombré soixante millions de
réfugiés. Je ne veux ici qu'évoquer les
1300 000 Grecs chassés de Turquie et les 400 000 Turcs expulsés de
Grèce, dans les années 1920, ou les 13 000 000 de personnes déplacées entre
l'Inde et le Pakistan. Entend-on parler d¹eux aujourd'hui ? Entend-on parler
des réfugiés juifs du monde arabe ? Comment 540 000 réfugiés Palestiniens
n'ont-ils pas trouvé leur place ? Alors que tous les réfugiés du monde
dépendaient du Haut Commissariat pour les réfugiés, ils ont même bénéficié
d'une agence spéciale de l'O.N.U. , l'UNRWA, entretenant une bureaucratie de 17
000 employés et ayant englouti jusqu'en 1986, 2 939 774 915 dollars de frais
pour lesquels les Etats arabes ont toujours très peu cotisés.
Cette histoire occultée et refoulée pose en vérité au monde arabe une plus
grande question : celle de son rapport à l'autre, d'extrême actualité alors que
la démocratie y est toujours orpheline. Les intellectuels progressistes arabes
tombent des nues lorsque l'on soulève devant eux le problème du statut des non
musulmans dans leurs sociétés. Le tiers-mondisme a accrédité le mythe de la
tolérance du monde arabo-islamique. Habituée à voir dans les non-musulmans
(Juifs et chrétiens) des "protégés" (dhimmis), la conscience arabe
contemporaine ne s'est jamais rendu compte de leur condition dominée. Tous les
Etats arabes ont adopté l'islam comme religion d'Etat et l'opinion arabe - pas
seulement les fondamentalistes, très clairs sur ce point continue à voir les
Juifs (en l'occurrence les Israéliens) dans ce prisme du dhimmi, qui ne touche
pas que les Juifs (voire par exemple le destin plus que difficile des chrétiens
en Egypte , au Soudan, en Irak, aux Philippines, sans parler de la récente
guerre civile libanaises). L'Etat d'Israël ne peut qu'incarner à ses yeux la
révolte sacrilège et intolérable du dhimmi, qu'il faut réprimer avec la
dernière énergie.
La démocratie ne naîtra dans le monde arabe que lorsqu'il aura fait le point de
son rapport à l'autre. En l'occurrence, il s'agirait aussi de son rapport aux
deux monothéismes qui l'ont précédé et auxquels il doit beaucoup. Le conflit
autour de ce que les journalistes appellent "l'esplanade des
mosquées" - et qui est avant tout le "mont Moriah" de la Bible -
est très symbolique : s'il y eût un jour une mosquée sur cette montagne c¹est
parce que deux temples judaïques y avaient été élevés, dès la plus haute
antiquité. Ce n'est pas seulement le problème de la coexistence avec des
non-musulmans que pose l'existence d'Israël au monde arabe, c'est aussi celui
de son rapport à sa propre identité.
(1) Lors de l'islamisation des pays conquis, les peuples monothéistes vaincus,
et qui s'étaient soumis sans combattre, se sont vu reconnaître la
"protection", le droit de culte et une semi-autonomie communautaire
mais au prix de la "dépropriation" de leurs propriétés dont ils
devenaient les métayers-, du paiement d'une taxe capitale et en fonction d'un
code de comportement discriminatoire et infériorisant