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L'Exclusion des Juifs du Monde Arabe, un Elément Clef
du Conflit
Par Shmuel Trigano
Source : Outre-Terre 2004/4 (no 9), pages 45 à 49
31/07/2020
La revendication par les
Palestiniens du droit au retour dans le territoire de l’État d’Israël de 3 700
000 réfugiés – 540 000 en 1948 selon la United Nations Relief and Works Agency, UNRWA, pour les réfugiés palestiniens et le
Moyen-Orient et 2 125 000 en 1988 – a réveillé la mémoire d’un épisode capital
de l’histoire du Moyen-Orient, dont l’occultation obscurcit la compréhension du
conflit qui frappe cette région. Elle laisse entendre que la création d’Israël
a été l’occasion d’une injustice dont les Palestiniens, restés dans des camps
de réfugiés depuis lors, souffrent encore. L’image est simple et elle enflamme
les consciences : pour s’installer, les victimes de la Shoah auraient
chassé un peuple innocent de ses foyers, un peuple qui attendrait toujours de
les réintégrer.
L’existence de l’État d’Israël
serait ainsi entachée d’un « péché originel » (il se trouve même des
Israéliens pour le dire) ; qu’on l’excuse – mais avec mauvaise conscience–
en invoquant la culpabilité européenne (la Shoah dont
les Palestiniens ne sont pas responsables) ou qu’on le taxe de pur et simple
effet du colonialisme.
L’histoire réelle
- Ce scénario historique fait tout simplement violence à la vérité
historique. Le monde arabe, y compris les Palestiniens, n’est en aucune façon une
victime innocente dans ce conflit face à une culpabilité congénitale d’Israël.
On occulte
en effet dans ce rapport tronqué entre la Shoah et la
création de cet État, l’expérience et l’histoire d’une majorité de la
population israélienne, les Juifs originaires des pays arabes, comme s’ils
n’existaient pas et comme si leur destin pesait moins que celui des
Palestiniens ou d’autres Israéliens… Ils n’ont vécu que de loin la Shoah, à
laquelle ils ont échappé de justesse, mais font par contre intégralement partie
de l’histoire de la région et du monde arabe.
- Se rend-on compte qu’il n’y
a pour ainsi dire plus de Juifs dans ce monde-là et se demande-t-on pour quelle
raison ? En 1945, il y en avait environ 900000, d’établissement bien plus
ancien que la conquête arabe. Ils ne sont plus aujourd’hui que quelques
milliers (surtout au Maroc et dans un pays islamique comme l’Iran). Plus de 600
000 de ces Juifs avaient trouvé refuge en Israël, 260000 en Europe et aux
Amériques, avant les années 1970-1980. Comment cette culture millénaire
aurait-elle pu disparaître aussi abruptement sans crise grave ?
- Bien avant le départ des
puissances coloniales et la création de l’État d’Israël, la xénophobie des
mouvements nationalistes arabes avait engagé les Juifs au départ. Une série de
pogroms avaient éclaté dans plusieurs capitales : en Irak en 1941
(le Farhoud, c’est-à-dire le pogrom), à
Tripoli en Libye en 1945, en Syrie en 1944 (la majeure partie des Juifs quitta
alors le pays), à Alep et Aden en 1947. La coïncidence des dates n’étant pas un
hasard. N’oublions pas en effet que le nationalisme arabe fut dans beaucoup de
pays l’allié de l’Allemagne nazie.
- Une deuxième vague de départ
commença en 1948 avec la guerre contre l’État d’Israël au lendemain de sa
proclamation, décrétée et perdue par six États arabes. Une guerre qui devait
entraîner une aggravation de la condition juive dans les pays en question. En
1948-1949, des centaines de Juifs furent internés dans des camps en
Égypte ; en 1956, la nationalité égyptienne fut retirée aux
« sionistes » (au sens qu’il s’agissait « non d’une religion, mais du lien matériel et spirituel entre les
sionistes et Israël »), leurs biens étant placés sous séquestre
l’année suivante. En Irak, en 1948, le sionisme fut rangé dans la catégorie des
crimes d’opinion, passibles de sept ans de prison et d’une amende ; les
Juifs y furent privés en 1950 de leur nationalité et dépouillés en 1951 de
leurs biens ; la synagogue de Bagdad où ils s’enregistraient pour
l’émigration étant la même année la cible d’un attentat.
- Même expulsion par la
violence et l’intimidation dans la péninsule Arabique. Dès le début du XXe siècle,
l’exclusion avait durement frappé les Juifs yéménites (16 000 émigrèrent de
1919 à 1948). La mise en pratique de la loi islamique prônant l’islamisation
forcée des orphelins poussant définitivement les Juifs du Yémen sur les voies
de l’exode qui les conduisirent vers Israël. Les Juifs du Najran, région
voisine annexée par l’Arabie saoudite, se joignirent à eux (43 000 en
1948-1949) ; victimes d’un subterfuge du pouvoir, ils furent dépouillés de
tous leurs biens.
- Quant aux Juifs d’Afrique du
Nord, le pouvoir français les avaient libérés de la
condition oppressive du dhimmi (un
statut de sujet de seconde zone), que ce soit en leur accordant la citoyenneté
ou en neutralisant le dispositif islamique. Le retrait de la France, à la suite
de l’indépendance, signifiait pour tous les Juifs la fin de leur liberté et
leur régression à une catégorie mineure. Vérification a posteriori de
ce pronostic : c’est l’Algérie du FLN qui décréta en 1963 qu’il fallait
avoir un père et des grands-parents paternels de statut personnel musulman pour
être algérien, ceci alors qu’il n’y avait quasiment plus de non-musulmans… Ils
étaient partis en masse dans les années 1950-1960.
- Ainsi, 129 539 Juifs d’Irak,
37 395 Juifs d’Égypte, 50 619 Juifs du Yémen et d’Aden, 8523 Juifs de Syrie,
4032 Juifs du Liban, 35 802 de Libye, 52118 de Tunisie, 24 067 Juifs d’Algérie,
266 304 Juifs du Maroc trouvèrent refuge en Israël, pour la plus grande part
d’entre eux de 1948 à 1958 et dans une moindre mesure de 1970 à 1980, témoins
du « péché originel » des États nations arabes qui s’étaient livrés à
une véritable
purification ethnique au moment de leur établissement. Celle-ci
n’étant bien évidemment pas dénuée de lien avec la guerre de 1948. En 1949, une
réunion de diplomates arabes à Beyrouth allait prôner l’expulsion des Juifs de
leurs pays par représailles à l’exode palestinien…
- Tous ces éléments montrent
s’il en était besoin à quel point l’histoire des Juifs du monde arabe a une
fonction déterminante dans la réalité du conflit israélo-arabe. Le contentieux
est réciproque : les États arabes tout comme le mouvement palestinien ont
systématiquement et constamment refusé de reconnaître au peuple juif son droit
à l’autodétermination, mais ils ne voulaient pas non plus accorder aux Juifs
l’égalité et la citoyenneté. Sans compter que les Juifs des pays arabes ont été
victimes d’une spoliation quasi totale de leurs biens. Vu à travers ce prisme,
l’établissement d’Israël où les juifs des pays arabes constituent une majorité
au cœur du monde arabe apparaît moins comme une solution humanitaire en faveur
des rescapés de la Shoah que comme l’aboutissement d’une lutte pour la
libération et l’autodétermination d’une minorité opprimée. De fait, ces Juifs
devinrent automatiquement citoyens de l’État d’Israël.
Les comparaisons
historiques
- Sur un plan international,
il y a eu de facto échange de populations entre les 600 000
Juifs déplacés des pays arabes et les 540 000 Palestiniens déplacés après la
création d’Israël. Ces 600 000 Juifs, dépouillés de tous biens, ont vécu
(souvent plusieurs années) dans des camps de transit ( maabarot), soit des cabanes de bois et des
tentes à même la terre, avant de s’installer plus durablement dans l’espace
israélien. Et ils souffrent encore aujourd’hui dans leur condition économique,
politique et culturelle des conséquences de ce déplacement.
- La comparaison s’arrête là,
car à l’inverse de ces Juifs, les Palestiniens ne furent pas accueillis par les
pays de refuge mais délibérément maintenus dans des camps, la plupart d’entre
eux ne bénéficiant pas de la nationalité de ces pays. C’est le cas du Liban,
parfaitement exemplaire, où les Palestiniens sont restés parqués dans des camps
et se sont vu interdire l’exercice d’une vie normale dans la société. L’Égypte
les parqua elle aussi dans la bande de Gaza sans leur conférer non plus la
nationalité. Les réfugiés palestiniens sont ainsi devenus un moyen programmé de
pression permanente sur l’État d’Israël.
- La comparaison est encore
impossible au plan de la causalité historique. Les Juifs des pays arabes ont
été expulsés ou poussés à l’extérieur par les nouveaux États arabes ; les
Palestiniens se retrouvèrent sur les routes de l’exil parce que leurs
dirigeants et tous les États arabes avaient refusé, en 1947, le plan de partage
de l’ONU et attaqué en masse l’État d’Israël à peine proclamé pour le détruire.
La condition des Palestiniens résulte de cette agression arabe globale qui a
échoué. Son travestissement en nakbah,
soit en « catastrophe » désignant leur exode, comme si l’événement
était comparable à la Shoah, relève d’une manipulation idéologique ahurissante.
On ne voit pas, sauf à supposer avec les nazis et les antisémites que les Juifs
sont responsables de la Seconde Guerre mondiale, en quoi la comparaison serait
possible. Elle s’inscrit dans un système retors qui vise à déformer la réalité
des faits et des responsabilités. Autre anomalie eu égard aux critères de
l’histoire des relations internationales : l’agresseur s’est vu conférer
ici un statut de victime, alors qu’en règle générale, l’issue militaire d’une
guerre (qui plus est défensive) crée un fait accompli et de nouvelles réalités,
les vainqueurs dictant le nouvel ordre international, comme en Europe après
1945. Or les puissances occidentales (y compris sur une longue période les
États-Unis) ont systématiquement annulé les conséquences territoriales des
victoires récurrentes des Israéliens sur leurs agresseurs, de telle sorte
qu’est resté vivace un problème qui aurait dû trouver une solution, celui
effectivement des réfugiés palestiniens – pas de l’existence d’Israël.
- Les États arabes sont
doublement responsables d’une telle situation, en fait irréversible, car après
avoir expulsé leurs résidents juifs, ils n’ont pas pour autant intégré les réfugiés palestiniens, mais les ont au contraire
transformés en arme contre Israël. Voilà donc pourquoi ce seul et unique
problème de réfugiés de l’histoire contemporaine n’a toujours pas trouvé de
solution à une époque où l’on en a dénombré soixante millions. Alors que tous
les réfugiés du monde dépendaient du Haut-Commissariat
pour les réfugiés et qu’ils finirent par refaire leur vie là où ils se
trouvaient, les Palestiniens sont restés dans des camps et dépendants de
l’UNRWA, entretenant une bureaucratie de 17 000 employés et ayant englouti,
jusqu’en 1986,2 939 774 915 dollars, un montant auquel les États arabes ont
très peu contribué…
- Il y a fort à craindre que
l’occultation du drame des Juifs des pays arabes découle de l’exception dans
laquelle on veut emprisonner l’État d’Israël, d’une justice inégale qui appprécie les affaires juives en fonction de critères
« différents ». En vertu d’une combinaison idéologique courante qui
reconstruit les Palestiniens, selon le mot de l’historien de l’orientalisme
Edward Saïd en « victimes des victimes », qui situe l’origine du
conflit à un niveau métaphysique et idéologique non sans rapport avec un vieux
fonds de préjugés sur la « question juive » et qui brouille les
véritables enjeux du réel. Le rappel de la mémoire des Juifs des pays arabes
ramène le conflit sur le plan de la politique et de la responsabilité.
Notes
Sur toutes ces questions, cf. Shmuel Trigano (ed), L’exclusion des Juifs des pays arabes, aux sources du conflit israélo-arabe, Pardès 34/2003, Editions In Press.