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LA GUERRE DU TEMPLE   

 

PAR MICHEL GURFINKIEL, journaliste et écrivain
le 29/1/2002

 

Les scénarios d'une nouvelle intifada circulaient depuis plusieurs mois.
Cette fois, elle a gagné les Arabes israéliens. Un choc géopolitique aux conséquences incalculables.

La quatrième guerre israélo-arabe, en 1973, avait éclaté pendant le Kippour, le Grand Jeûne de la religion juive : ce nom lui est resté. La crise qui vient d'éclater entre Israël et les Palestiniens sera peut-être qualifiée, quand à elle, de guerre ou de bataille du Nouvel An : c'est pendant Rosh Hashanah, la fête marquant le début de l'année juive 5761, que les affrontements ont pris toute leur ampleur. A moins qu'on ne préfère le terme de guerre du Temple, ou des Lieux saints : la visite que le général en retraite et ancien ministre israélien Ariel Sharon, chef du parti d'opposition Likoud, a effectué le 28 septembre sur le Mont du Temple, un site sacré entre tous revendiqué à la fois par la tradition judéo-chrétienne et par l'islam, a servi de prétexte ou de détonateur.
Ce qui est certain, au-delà des terminologies, c'est qu'il s'agit bien d'une guerre, d'une épreuve de forces frontale entre Israël et l'embryon d'Etat palestinien créé depuis 1993, et que cet événement, redouté par les uns, espéré par les autres, aura d'énormes conséquences. L'illusion lyrique d'un " nouveau Moyen-Orient", qui était au coeur des accords d'Oslo, s'est dissipée. L'antagonisme israélo-arabe, ou judéo-musulman, est plus aigu que jamais. Et surtout, pour la première fois, les Israéliens découvrent que le problème palestinien ne se situe pas seulement en Cisjordanie et à Gaza, mais aussi sur leur territoire proprement dit : les émeutes ont en effet atteint la communauté arabe israélienne (près de 20 % de la population israélienne totale), notamment en Galilée.

Le Mont du Temple domine la Vieille Ville de Jérusalem. Pour les juifs et les chrétiens, c'est avant tout l'emplacement du sanctuaire de la Bible, comme en témoigne, sur l'un de ses flancs, le Mur des Lamentations, où l'on distingue parfaitement deux couches successives de blocs de pierre, correspondant aux deux édifices successifs, celui de Salomon, bâti quelque neuf cents ans avant l'ère chrétienne, et celui d'Ezra et d'Herode, bâti cinq cents ans plus tard. Pour les musulmans, c'est le Haram al-Sharif, la Noble Enceinte, où s'élèvent deux autres monuments : la Mosquée Lointaine, ou El-Aqsa, où Mahomet, chevauchant la jument Al-Bouraq, passe pour avoir été transporté au cours d'une nuit miraculeuse ; et le Dôme du Rocher, ou Mosquée d'Omar, qui abrite un béthyle géant.

Depuis la conquête israélienne, en 1967, le Mont est ouvert aux pélerins et touristes du monde entier, comme d'ailleurs les autres Lieux saints de Jérusalem. L'Administration des lieux saints islamiques de Jérusalem – le Wakf - s'est longtemps accommodée de cette situation, d'autant plusque le Rabbinat d'Israël, par scrupule canonique, recommande aux juifs de ne pas se rendre sur l'esplanade des Mosquées, afin de ne pas fouler l'endroit où s'élevait le Saint des Saints : des écriteaux en hébreu et en anglais sont disposés à cet effet aux entrées, bien en évidence.
Mais au cours des dernières années, de nouveaux enjeux géopolitiques sont apparus. En 1993, après les accords d'Oslo, le Wakf est en effet passé, de facto, sous le contrôle de Yasser Arafat. Et celui-ci a instrumentalisé  les Lieux saints musulmans, à commencer par le Haram al-Sharif, en vue de revendiquer le rattachement de Jérusalem au futur Etat palestinien.

Une première crise éclate en 1996, quand les autorités archéologiques israéliennes ouvrent au public un tunnel datant de l'époque du Second Temple, qui prolonge le Mur des Lamentations. Le Wakf affirme que cette mesure est " illégale " et va même jusqu'à accuser les juifs de " miner "  la Noble Enceinte. Résultat : plusieurs jours d'émeutes et des dizaines de morts. Le gouvernement israélien, dirigé alors par Benjamin Nethanyahu, joue l'apaisement : en accordant au Wakf le droit d'aménager une troisième mosquée, cette fois en sous-sol, dans des caves datant de l'époque desCroisés. Les travaux sont immédiatement entrepris , dans des conditions qui scandalisent la communauté scientifique : de nombreux artefacts historiques sont détruits, réduits en gravats. Néanmoins, les Israéliens n'interviennent pas.

A mesure que les pourparlers de paix israélo-palestiniens progressent, la question de Jérusalem, occultée lors de la signature des accords d'Oslo, gagne en importance. C'est sur elle qu'achoppent, au mois de juillet dernier, les discussions de Camp David, organisées par le président américain Bill Clinton.  Le premier ministre israélien Ehud Barak fait pourtant des concessions substantielles : il accepte de partager le Grand Jérusalem, une métropole de plus d'un million d'habitants, sur la base des quartiers existants ; il accepte l'installation d'un futur gouvernement palestinien à Abou-Dis, dans les faubourgs Est ; il est prêt à transférer l'administration des quartiers arabes de la Vieille Ville et des Lieux saints musulmans à Arafat. Ces gestes suscitent l'étonnement et souvent la colère dans son pays. Leah Rabin, la veuve du signataire israélien des accords d'Oslo, Yitzhak Rabin, déclare : " Mon mari se retourne dans sa tombe. Jamais il n'aurait cédé sur Jérusalem ".

Mais Arafat rejette les propositions de Barak, tout comme Hafez el-Assad, quelques semaines plus tôt, avait refusé d'accorder la paix contre la rétrocession complète du plateau du Golan. Mieux, il formule deux exigences maximalistes : le retrait des Israéliens sur les lignes de cessez-le-feu de 1949, ce qui implique, à Jérusalem, l'annexion des trois quarts de la ville actuelle à l'Etat palestinien et l'expulsion de quelque 300 000 habitants israéliens ; et parallèlement, le " droit au retour " en Israël des réfugiés palestiniens ou de leurs descendants, estimés aujourd'hui, non sans exagération, à 4 ou 5 millions d'âmes. Bon prince, il ajoute cependant qu'il permettra aux juifs de continuer à prier au Mur des Lamentations.
Pour Barak, ce sont là " de pures provocations ". Clinton, qui arbitre la discussion, ne cache pas sa " consternation " et en appelle au " bon sens " du dirigeant palestinien : " La paix est presque faite, nous n'avons plus le droit de reculer. De plus, les Etats-Unis accorderont une aide exceptionnelle de 30 milliards de dollars à la Palestine ". Arafat reste intraitable : " Monsieur le président, si je n'apporte pas Jérusalem et le droit au retour à mon peuple, il me tuera... Rendez-vous à mon enterrement, Monsieur le président... "  Le propos, qui a été rapporté par Salim al-Zanoun, un proche d'Arafat, est haut en couleurs. Mais il ne représente que la moitié de la vérité. Enfait, les Palestiniens veulent en passer par une " nouvelle intifada ". C'est le scénario dont rend compte un journaliste israélien, Uri Elitzur, dans un article publié le 21 juillet par le quotidien Yedioth Aharonoth.
" Arafat veut créer son Etat dans le sang et le feu, et non pas à travers des concessions israéliennes ", écrit-il. Cette " guerre de libération " , soigneusement mise en scène, " rétablirait son prestige auprès de son propre peuple et assurait la stabilité ultérieure de son régime ".

Une guerre classique est exclue : Tsahal ne ferait qu'une bouchée des forces palestiniennes. Mais d'autres formes de belligérance sont possibles:" Une série de combats localisés de faible intensité, où les caméras de télévision constitueraient l'arme décisive. Les forces palestiniennes donneraient l'assaut à des implantations juives, tenteraient d'occuper des bases de Tsahal et de faire prisonniers quelques soldats israéliens. "Les Israéliens ne pourraient pas riposter à grande échelle sans mettre en danger la population civile palestinienne...
Le scénario Elitzur est nourri, en fait, par les analyses de l'état-major israélien. Celui-ci a dejà pris les devants, avec l'accord de Barak : les meilleures unités de Tsahal sont déployées aux abords des territoires autonomes palestiniens. En état d'alerte permanente. Mais à la fin de l'été, Arafat et son entourage modifient leur stratégie.
Selon leurs propres déclarations, la " nouvelle intifada " était initialement programmée pour le 13 septembre : à cette date, septième anniversaire des accords d'Oslo, l'indépendance palestinienne devait être unilatéralement proclamée, et le peuple palestinien invité à" se mettre en marche pour prendre possession de son territoire ", en encerclant les bases militaires et les habitations civiles israéliennes de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Mais l'attitude affichée par Arafat à Camp David a indisposé Clinton et choqué la plupart des pays de l'Union européenne. La "date sacrée " du 13 septembre est donc " repoussée ". Et à la bataille de l'indépendance, on va substituer une " bataille de Jérusalem ".

Tous les vendredis, le mufti d'El-Aqsa, nommé par Arafat, prononce un sermon enflammé, tournant autour des mêmes thèmes : le djihad, le " complot général " des juifs et des Occidentaux contre " le peuple musulman en Palestine, en Bosnie, au Kossovo, au Cachemire, en Tchétchénie ", la nécessité de créer un Etat islamique unifié dirigé par un calife.
Le  vendredi 15 septembre, il glisse une petite phrase dans son prône : " Il y a une grande conspiration qui se prépare, une conspiration dont l'orateur du vendredi n'osera rien dire de plus. Nous flairons qu'un massacre va être perpétré à El-Aqsa par un extrémiste juif comme à Hébron ". La référence a de quoi effrayer, en effet. En 1994, à Hébron, un fanatique juif, Barukh Goldstein, a bien tiré sur des musulmans en prière, avant d'être lui-même mis en pièces. Mais pourquoi le mufti lance-t-il cette rumeur, dont " il ne peut rien dire de plus " , sinon pour appeler " le peuple musulman ", à Jérusalem et ailleurs, à se mobiliser avant même qu'il ne survienne...
Cet appel coïncide, curieusement, avec un nouvel appel au compromis de Barak. Dans une interview, le premier ministre israélien évoque la possibilité de "deux capitales côte à côte : Jérusalem pour Israël, Al-Quds pour la Palestine ". Quand on sait qu'Al-Quds (la Sainteté), n'est que le nom arabe de Jérusalem, on mesure l'étendue - ou l'énormité - de la déclaration. Barak ne parle plus, comme à Camp David, d'une présence palestinienne partielle à Jérusalem mais bien d'un partage de la Ville sainte entre les deux Etats.
Quelques jours plus tard, le 28 septembre, Ariel Sharon décide d'effectuer une visite sur le Haram al-Sharif. A priori, cela peut apparaître comme une réponse aux " abandons " de Barak : le chef de l'opposition de droite affirme sa fidélité au Mont du Temple que le premier ministre de gauche s'apprête à brader. Mais d'autres part, Barak et Sharon négocient la formation éventuelle d'un gouvernement d'union nationale : la visite serait, dans cette optique, destinée à préparer un ralliement du chef du Likoud à la politique des " deux capitales ". Il convient de noter, à cet égard, que Barak a pris la défense de Sharon tout au long des événements qui ont suivi.

Quand Sharon apparaît à l'entrée de l'esplanade, entouré - en tant que chef officiel de l'opposition parlementaire - de quelques agents de sécurité, un cri fuse : " Il est venu pour le massacre ! " Sous-entendu : celui qu'annonçait le mufti.  Comme en 1996, les émeutes submergent les quartiers musulmans de Jérusalem. Mais cette fois, elles gagnent aussi les Territoires autonomes palestiniens. Les foules commencent à lapider les Israéliens, militaires ou civils. Ceux ripostent. La police palestinienne intervient : non pour rétablir l'ordre, comme le prévoient les accords d'Oslo, mais aux côtés des émeutiers.  Dans le désordre, des civils tombent, y compris des adolescents et des enfants. Une équipe de France 2 filme à Gaza, en direct, la mort d'un garcon de douze ans, abattu par une arme automatique israélienne, comme le reconnaîtra publiquement le commandement de Tsahal. Près de Naplouse, la foule tente de " conquérir " une petite enclave juive gardée par quelques soldats de Tsahal, le Tombeau de Joseph. Un soldat israélien, blessé, laissé sans soins par les Palestiniens, agonise et meurt " médiatiquement", lui aussi.

Au bout de cinq jours, les états-majors israélien et palestinien signent un " cessez-le-feu " dont les termes restent vagues et l'application  incertaine. Contrairement au scénario Elitzur, Tsahal a su faire face avec efficacité. Conformément au scénario, Arafat a créé une nouvelle situation politique, qui lui permet à la fois de conserver les acquis d'Oslo et de se libérer d'une partie de ses contraintes. Un de ses ministres, Abdelaziz Shahin, déclarait récemment dans une interview au journal Al Ayam : " Oslo ne revêt aucun caractère définitif et permanent... Ce n'est qu'un marchepied en vue d'atteindre nos objectifs véritables ".

Mais en sens inverse, la " guerre du Temple " a créé en Israël un choc politique sans précédent. Depuis la visite d'Anouar el-Sadate, en 1977, l'Establishment de Jérusalem et de Tel-Aviv croyait à " la paix maintenant" et se persuadait que tout pouvait être réglé du jour au lendemain à travers des concessions territoriales et la création d'un Etat palestinien. En cinq jours, le pays est retourné en arrière de vingt-trois ans : c'est à nouveau la dure logique de la guerre et de la maîtrise stratégique qui semble s'imposer à tous.
De même, une partie d'Israël flirtait depuis quelques années avec le rêve d'une société multiethnique et multiculturelle, où les Arabes israéliens fusionneraient avec des juifs laïcisés. Myriam Ben-Porath, une ancienne juge à la Cour suprême, proposait de changer les paroles de l'hymne national, la Hatikvah, pour tenir compte des sensibilités arabes. D'autres hommes politiques de gauche envisageaient de retirer l'étoile de David du drapeau, ou d'y ajouter le croissant.

 

La " guerre du Temple " a anéanti cette vision : les émeutes de Cisjordanie ont été " dupliquées " dans la plupart des localités arabes israéliennes. A Oumm el-Fahm, la plus grande agglomération musulmane de Galilée, des commandos ouvrent même le feu sur des véhicules juifs. Et des députés arabes nationalistes de la Knesset ont soutenu ouvertement leurs" frères palestiniens ". Commentaire d'un universitaire de droite, Mordekhai Nissan : "La seconde guerre d'indépendance d'Israël a commencé"

(c) Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles