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Le Drame des Chrétiens
d’Orient: Rester, Résister ou Mourir
Par Henri Tincq, journaliste et chroniqueur
Slate- 21 juillet 2016
À l’été 2014, le monde découvrait la tragédie des chrétiens d’Irak, venue se superposer à celle des Syriens en guerre depuis 2011. Les djihadistes de Daech accéléraient la «guerre sainte» dans le califat autoproclamé, en vue d’éradiquer la présence de chrétiens orientaux assimilés, contre tout bon sens, aux «croisés» (qui venaient des pays latins!) et aux «ennemis» occidentaux de l’islam.
Mossoul, la deuxième ville d’Irak –plus de 1 million d’habitants– plonge alors dans la terreur. Des centaines de milliers d’habitants fuient leurs maisons devant l’avancée des armées de Daech. Des églises et des monastères–une quarantaine– sont détruits, incendiés, saccagés. Pourtant, à Mossoul et dans cette immense plaine de Ninive au nord de l’Irak, les communautés chrétiennes –majoritairement des catholiques chaldéens– vivaient de longue date en bonne entente avec leurs voisins sunnites, chiites ou yézidis.
En août 2014, c’est au tour de Qaraqosh, la plus grande ville chétienne d’Irak, d’être assiégée par les djihadistes. Des églises brûlent, des familles entières abandonnent tous leurs biens. Leurs maisons sont marquées de croix et signalées à la vindicte islamiste. 150.000 chrétiens de la plaine de Ninive –20.000 pour la seule ville de Qaraqosh– rejoignent les autres réfugiés musulmans, yézidis et chrétiens (au total 800.000) déjà arrivés à Erbil, la capitale du Kurdistan voisin. Dans des villages de tentes, s’entassent, dans des conditions misérables, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous partagés entre l’espoir fou de retourner un jour au pays et la tentation d’un exil en France, au Canada, en Australie.
La communauté internationale s’émeut. À l’initiative de Laurent Fabius et de la diplomatie française, le Conseil de sécurité de l’ONU se réunit, en août 2015, pour examiner la situation des «chrétiens d’Orient». C’est une première absolue pour cette minorité héritière des premières communautés de disciples du Christ qui réside depuis toujours sur ces terres de l’ancienne Mésopotamie, de la péninsule arabique, des rives du Nil, du Levant, de l’Anatolie. La présence de chrétiens au Moyen-Orient remonte aux trois premiers siècles. Elle est donc bien antérieure à celle de l’islam, né au VIIesiècle.
Communauté ballotée par les vents de l’histoire
Longtemps, les 15 millions de chrétiens (estimation très approximative) qui vivraient encore au Moyen-Orient ont été ignorés par l’Occident. Celui-ci ne connaît guère que les Églises «latines», riches et imposantes (Rome), et les Églises protestantes qui se sont séparées au XVIe siècle. Ils ont été souvent méprisés pour leurs rites archaïques, leurs divisions confessionnelles, la multiplicité de leurs dénominations rivales. Si aujourd’hui, ils semblent balayés par les vents de l’histoire, voire menacés de disparition, ils n’ont en fait, depuis deux millénaires, jamais connu de vraie période de paix.
Ils ont subi les persécutions au temps de l’Empire romain, puis celles des Perses ennemis de l’empire chrétien byzantin. Plus tard, l’islam les a relégués à un statut d’infériorité (celui des dhimmis). Ensuite, les «croisés» –coreligionnaires venus d’Occident– les ont impitoyablement «latinisés». Ils ont connu les raids mongols, puis la longue hégémonie ottomane qui a suivi la conquête de la Constantinople chrétienne (Byzance en 1453) par les Turcs seldjoukides.
L’époque moderne n’a pas amélioré leur sort, au contraire. En 1860, la France, «protectrice des chrétiens d’Orient» depuis François Ier, doit voler au secours des catholiques maronites et autres chrétiens orthodoxes du Mont-Liban et de Damas, victimes de violences interconfessionnelles. Ensuite, les génocides des Arméniens et des Assyro-chaldéens (1914-1920) vont saigner durablement la chrétienté orientale. Plus tard, la montée de l’islam radical en Egypte, la guerre civile au Liban (1975-1990), l’occupation israélienne de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, la Révolution islamique d’Iran, l’infernal chaos irakien depuis 2003, la guerre civile en Syrie depuis 2011 vont accélérer l’émigration en Occident des coptes d’Egypte, des maronites libanais, des grecs-orthodoxes de Palestine, des chaldéens d’Irak, des melkites de Syrie, etc.
Le glas de toutes les minorités en Orient?
Depuis cinquante ans, la population chrétienne d’Orient n’a donc cessé de se réduire comme peau de chagrin. Mais le paradoxe, aujourd’hui, est qu’avec la menace djihadiste, avec les guerres qui ont éclaté en Irak et en Syrie, l’importance –symbolique et politique– de cette minorité au cœur d’une région déchirée, berceau des trois monothéismes, est perçue dans le monde à une plus juste hauteur. Comme un enjeu de paix, mais aussi de civilisation.
«Le départ des chrétiens sonnerait le glas de toutes les minorités en Orient. Donc le raidissement sur le groupe majoritaire de chaque région», nous dit Mgr Pascal Gollnisch, directeur de l’Œuvre d’Orient, la plus ancienne des organisations d’aide aux chrétiens et autres réfugiés dans cette région.
Depuis deux ans, Pascal Gollnisch est un homme qui traverse les camps de réfugiés (chrétiens ou non) du Kurdistan, de Turquie, du Liban, de Jordanie. Il fréquente les patriarches et les évêques orientaux, mais aussi ce qu’il reste des paroisses les plus modestes. Ce qui en fait un spécialiste de la question des chrétiens d’Orient, écouté par les politiques, les diplomates, les intellectuels français, et jusqu’au Vatican.
Slate.fr l’a rencontré. Il pose un diagnostic lucide et réaliste sur la barbarie de Daech et sur l’avenir des chrétiens en Irak et en Syrie. Ils étaient près d’un million et demi en Irak, avant les deux guerres du Golfe de 1991 et de 2003. Depuis, les deux tiers sont partis. Ils ont émigré au Canada, aux États-Unis, en Europe, en Australie. Les autres –400.000– sont «réfugiés» dans leur propre pays, ou chez leurs voisins kurdes, dont ils se méfient, ceux du Liban, un pays déjà exténué, de Jordanie et de cette Turquie sunnite dont ils soupçonnent les «trafics» avec l’État islamique.
Aujourd’hui encore, le directeur de l’Œuvre d’Orient s’indigne encore de la facilité avec laquelle Daech, il y a deux ans, a pu conquérir Mossoul, la plaine de Ninive, Ramadi, Palmyre, «sans quasiment de réaction occidentale». Il entend témoigner des conditions de vie désastreuses dans les camps d’Erbil et du Kurdistan et du désespoir des populations chrétienne, musulmane, yézidie. À la question de savoir si ces réfugiés préfèrent rentrer dans leur pays ou, comme d’autres, prendre la route de l’exil en Occident, Mgr Gollnisch a cette réponse: «Aux journalistes de passage ou aux ONG, ils vont dire qu’ils rêvent d’Occident. Mais si on prend le temps de les écouter, si on leur laisse le temps de raconter leur histoire et leur détresse, bien sûr leur vœu le plus cher est de rentrer sur leur terre, dans leur maison, du moins ce qu’il en reste.»
Modeste recul de Daech
Un tel espoir de revoir un jour le «berceau» chrétien de la plaine de Ninive est-il raisonnable? On sait que les forces irakiennes multiplient les communiqués de victoire sur les djihadistes: reconquête de Palmyre, de la zone yézidie au nord, de Falloujah, et bientôt «libération» de Mossoul, pour laquelle les Américains viennent de renforcer leur soutien militaire.
Pascal Gollnisch reste sceptique: «Le recul de Daech sur le terrain est très modeste. Sans doute a-t-il pour effet de dégager la pression sur Bagdad. Mais on ne peut pas ignorer combien la capitale est exposée aux représailles des djihadistes et aux règlements de comptes entre les chiites majoritaires et les sunnites.» Le 3 juillet, l’État islamique a provoqué un attentat faisant près de 300 morts –record absolu à Bagdad– dans le quartier de Karrada à majorité chiite.
L’espoir des réfugiés du Kurdistan est donc limité. «Dans la plaine de Ninive, pas un seul mètre carré n’a été libéré, ajoute Pascal Gollnisch, On me dit qu’elle ne pourra être libérée que si la ville de Mossoul est libérée. Mais l’inverse est vrai aussi. Mossoul ne pourra être libérée que si la plaine de Ninive est libérée. Donc on tourne en rond.» L’une des raisons de ce blocage tiendrait à l’attitude des forces de libération kurdes qui, avant d’intervenir à Mossoul et au nord de l’Irak, veulent des garanties politiques pour le contrôle de cette zone.
Les Kurdes auraient accepté d’accueillir des réfugiés chrétiens, il y a deux ans, pour des raisons humanitaires, mais aussi dans l’espoir d’en toucher un bénéfice politique, le moment venu, et d’accroître leur zone d’autonomie en Irak. Mais «dès qu’ils n’auront plus besoin de nous, les Kurdes nous laisseront tomber», craignent les réfugiés chrétiens. Avec le souvenir des massacres des années 1920-1930 et de la participation kurde au génocide arménien, le contentieux reste très vif entre les deux communautés.
«Ils ne veulent pas revivre la terreur d’il y a deux ans.» Pour Mgr Gollnisch, les réfugiés irakiens ne reviendront pas à Mossoul et dans la plaine de Ninive libérés si les djihadistes sont simplement repoussés à quelques dizaines de kilomètres dans le désert. Ils ne rentreront que si la menace de Daech est définitivement écartée. L’espoir d’un retour est donc lié exclusivement à la capacité de la coalition internationale de «neutraliser rapidement et définitivement le groupe État islamique» et aussi à la capacité du gouvernement de surmonter les tensions commnautaires, de créer des zones et des forces de «sécurisation» dans tout le pays.
Le cas de conscience des chrétiens syriens
Les chrétiens de Syrie représentaient, avant le conflit, 8% de la population de ce pays, soit 1,8 millions de fidèles de différents rites, grec-melkite, maronite, chaldéen, arménien. Comme toute la population, ils ont payé un lourd tribut à une guerre qui a déjà coûté la vie à près d’un demi-million de personnes. Après cinq ans de combats, les chrétiens syriens ne seraient plus que 500.000. Plus d’un tiers de leur effectif de 2011 a disparu.
Deuxième ville du pays, haut lieu de la présence chrétienne au Moyen-Orient, peuplé d’églises et de clochers, Alep a perdu dans les combats le quart de sa population chrétienne: 40.000 contre 160.000. Ses trois cathédrales ont été presque entièrement rasées. Des centaines de fidèles ont été enlevés, avant d’être relâchés dans des villages chaldéens. De même à Homs, la moitié des 120.000 chrétiens ont fui leur ville.
En Irak, si la hiérarchie chrétienne est restée longtemps fidèle à Saddam Hussein –malgré la dictature et les crimes commis contre la minorité chiite–, c’était par loyauté citoyenne à un régime laïque qui se présentait comme le protecteur des minorités et le rempart contre l’islamisme radical. La dictature ou la terreur: les chrétiens de la Syrie n’échappent pas non plus à ce dilemme absolu. Après cinq ans de guerre, la majorité d’entre eux restent très solidaire de Bachar el-Assad, qui continue de prétendre être le seul à pouvoir protéger les chrétiens de Daech et des autres groupes djihadistes.
Le piège fonctionne si bien que Mgr Antoine Audo, évêque chaldéen d’Alep, vient de déclarer, dans une conférence de presse à Genève, que le président syrien méritait d’être respecté et soutenu, qu’aucune solution ne pouvait être imposée de l’extérieur et que, demain, huit chrétiens sur dix de son pays soutiendraient Bachar el-Assad en cas de réélection. Il dément que les chrétiens aient été un jour persécutés par le régime.
Ne pas tomber dans le catastrophisme
Posture ou réalité? Mgr Pascal Gollnich, directeur de l’Œuvre d’Orient, est obligé de reconnaître que ce point de vue reflète bien la mentalité des chrétiens. Il connaît les critiques de la population syrienne visant «la propagande occidentale» anti-Bachar. Il égratigne au passage l’attitude de la France:
«Je ne sous-estime pas l’ignominie de ce régime, mais il est vrai qu’au début de la guerre, en réclamant le départ du chef d’État d’ un pays souverain, en annonçant que ce départ était imminent et un préalable absolu à toute discussion, la France s’est privée de moyens d’écoute et de méditation, d’un rôle que les États-Unis ne pouvaient plus tenir.»
Souvent reçus –et très courtoisement– par les autorités françaises, les évêques et les patriarches de Syrie ne cessent de répéter que la solution ne peut pas faire l’impasse sur le régime de Bachar, mais ils ont l’impression de n’être pas écoutés. Dans ses conversations avec eux, le directeur de l’Œuvre d’Orient essaie de corriger le tir, de nuancer leurs critiques, de les convaincre que la France ne joue pas que le mauvais rôle. En Syrie comme en Irak. Au contraire, c’est elle qui a alerté la communauté internationale sur la situation tragique des chrétiens d’Orient, qui l’a même inscrite à l’ordre du jour du Conseil de sécurité, qui depuis ne ménage pas ses efforts pour réunir l’opposition, envoie ses diplomates auprès des réfugiés, des Églises, des chancelleries, prend sa part à la lutte contre le terrorisme dont le pays a aussi payé le prix.
Réaliste sur la situation précaire des chrétiens en Syrie, en Irak, dans tout le Moyen-Orient face à la montée du djihadisme et d’un islam radical anti-Occident et anti-chrétien, notre interlocuteur de l’Œuvre refuse de tomber dans le «catastrophisme» qu’on trouve, dit-il, dans beaucoup de discours de droite et d’extrême droite. Il s’affirme même en «résistance»:
«Oui, un tiers de la population chrétienne d’Irak a disparu. Oui, un quart de la population chrétienne de Syrie a quitté le pays. Mais il en reste trois quarts! Parlons donc aussi de ceux qui restent. Oui, il reste des chrétiens à Alep, à Damas, à Homs, comme il en reste à Bagdad. Il reste des écoles chrétiennes, qui continuent d’accueillir les enfants musulmans. Il reste des hôpitaux, des paroisses, des monastères, des couvents. Si on demande aux chrétiens de Syrie et d’Irak de céder à la menace terroriste et de quitter leur pays, d’émigrer en Occident, alors on va se comporter comme les auxiliaires de Daech!»