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RÉFORME ET ISLAMISME DANS LE MONDE ARABE AUJOURD’HUI

Par Menahem Milson, professeur de littérature arabe à l’Université hébraïque de Jérusalem et conseiller de MEMRI.

Memri – cahier spécial n° 34 - 2 Novembre 2004 

 

Les événements du 11 septembre 2001 ont suscité un intérêt général pour l’islam : quelle est cette religion au nom de laquelle ces terroristes prétendent agir ? Les images télévisées de masses musulmanes grouillant dans les rues du monde musulman pour célébrer la destruction du World Trade Centre ont rendu cette question des plus pressantes.

Le but de cet article est de présenter au lecteur le phénomène de l’islam radical, ou islamisme, et de placer celui-ci dans son contexte historique et religieux. Après une introduction générale sur le sujet, la première partie de l’article présente les grandes lignes de la pensée islamique moderne et de la démarche islamique dans le contexte de l’évolution du monde arabe, en s’intéressant plus particulièrement aux salafiyya en Egypte, aux wahhabiiyya en Arabie Saoudite et à leur descendance commune parmi les organisations terroristes non-étatiques. La deuxième partie de l’article examine l’idéologie « djihadiste » de l’islamisme et analyse les deux concepts fondamentaux du djihad (guerre sainte) et de la shahada (martyre), aussi bien dans l’islam traditionnel normatif que dans le lexique islamiste. En conclusion, l’article fait le point sur quelques-unes des critiques arabes de l’islamisme, leurs idées de réforme et la place qu’ils tiennent dans la pensée islamique moderne.

 

Introduction : Qu’est-ce que l’islamisme ?

 

Les termes « islam extrémiste », « islam militant », « islam radical » et « islamisme » sont tous synonymes. (1) Cependant, aucun de ces termes n’est utilisé par les musulmans entrant dans ces catégories pour faire référence à eux-mêmes ; ils utilisent simplement le terme « musulmans » ou dans certains cas celui de moudjahidine, qui signifie « guerriers du djihad ». Ils appellent leur mouvement « l’éveil islamique » (al-Sahwa al-Islamiyya), « le mouvement du djihad » ou simplement al-da’wa un terme qui peut être traduit par « l’invitation [à l’islam] » ou « la propagation de l’islam ».

Ce rapport s’intéresse à l’extrémisme islamique tourné contre les non-musulmans. Il est certain que l’extrémisme islamique tourné vers l’extérieur ne vise pas uniquement ceux qu’il considère comme des infidèles, mais également la société musulmane dans son ensemble, à travers le désir de l’établissement d’une société « authentiquement » musulmane. Et selon la doctrine islamiste, aucune société ne peut véritablement être musulmane si elle ne fait pas le djihad – la guerre contre les ennemis de l’islam –, sa priorité première.

 

L’islamisme tourné vers l’intérieur, bien qu’il revête une grande importance, ne sera pas traité dans cet article. L’observance stricte du jeune du Ramadan par les musulmans, l’abstinence de vin et d’alcool et l’obligation qu’ont les femmes musulmanes de porter le voile peuvent être considérées comme du fanatisme religieux mais ne représentent pas une source d’inquiétude. De même, les dures punitions infligées conformément à la loi islamique en Arabie Saoudite – telles que la lapidation des personnes coupables d’adultère, la flagellation des buveurs d’alcool, l’amputation de la main des voleurs – suscitent révulsion et horreur dans les pays occidentaux et engendrent des protestations de la part des organisations de défense des droits de l’homme, mais ne sont pas perçues comme une menace à la paix dans le monde. Le 11 septembre est une tout autre affaire. C’est l’hostilité et le bellicisme à l’encontre des non-musulmans qui font de l’islamisme un problème mondial.

Il convient de souligner que les musulmans n’ont pas toujours traité les non-musulmans de cette manière. Si nous faisons le bilan des 1400 ans d’histoire de l’islam, nous nous apercevons qu’il existe plusieurs époques où les non-musulmans furent traités avec tolérance, parallèlement à d’autres époques de haine et de persécutions. Dans cet article, nous nous concentrerons sur la situation actuelle.

Par ailleurs, ce rapport ne prétend pas considérer l’islamisme dans son intégralité, celui-ci s’étant aujourd’hui répandu dans le monde entier. Alors qu’il y a une génération, l’on considérait que le monde islamique s’étendait de « l’Indonésie à l’Est jusqu’au Maroc à l’Ouest », il existe de nos jours 1,300,000,000 musulmans vivant dans d’innombrables communautés à travers le monde, comptant des millions d’individus en Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Cet article s’intéresse à la région centrale de l’islam : le monde arabe. Mahomet, prophète de l’islam, était arabe ; il révéla la parole de Dieu – le Coran – en arabe. Les premières conquêtes de l’islam ont été réalisées par des armées arabes. La langue de prière de tous les musulmans à travers le monde est l’arabe. Tous ces facteurs ont créé un lien indénouable et à multiples facettes entre l’islam et les Arabes. Bien que les Arabes constituent moins d’un quart des musulmans dans le monde d’aujourd’hui, leur rôle au sein de l’islam est crucial. Ainsi, une doctrine islamique écrite et disséminée en arabe affectera finalement tous les musulmans.

 

Ben Laden et le poète du djihad : l’islam radical dans son contexte

 

Bien trop souvent, le débat sur l’islam radical et le terrorisme est entravé par le manque de connaissance de son contexte historique et religieux. Voici un exemple :

Le 16 février 2003, un sermon écrit et prononcé par Oussama Ben Laden paraissait sur un site Internet islamiste. Le sermon, qui suscita un intérêt général dans les médias, contenait quelques vers d’un poème fort étrange, et sans doute assez inquiétant :

« O ! Seigneur, quand [ma] mort surviendra, faites que je ne sois pas sur une civière recouverte de linceuls verts » « Mais que ma tombe soit dans le ventre d’un aigle, paisible dans le ciel, parmi les aigles qui planent »

Plusieurs commentaires d’experts dans divers domaines – des spécialistes du Moyen-Orient, des experts des services de renseignement et de contre-terrorisme – ont proposé diverses interprétations de ces vers dans les médias. Certains ont estimé que ces mots évoquaient une attaque aérienne imminente, dans la lignée du 11 septembre, l’aigle symbolisant l’avion détourné contenant des terroristes prêts à exécuter un attentat suicide. D’autres ont maintenu que l’aigle ne symbolisait pas l’attaque elle-même mais la cible de l’attaque, donc non pas l’avion, mais les Etats-Unis. Certains ont nommé ce sermon « le testament de Ben Laden » se fondant sur la référence à ce qui semble être son désir d’être enterré « dans le ventre d’un aigle ».

Ces interprétations sont toutefois assez éloignées de la réalité. Lorsque à MEMRI nous avons traduit le sermon dans son intégralité, il nous a paru clair que Ben Laden ne faisait référence ni à un aigle américain ni à un avion détourné. Le poète cité par Ben Laden aspire à une mort héroïque de martyr sur le front et à être dévoré par un aigle, qui l’amènerait au Paradis, où il rejoindrait le trône d’Allah. L’Arabe du huitième siècle qui a rédigé ce poème faisait partie d’une secte fanatique militante de l’islam. (3)

Le fait qu’Oussama Ben Laden ait choisi cette citation pour son sermon nous éclaire sur une caractéristique essentielle de l’islam extrémiste : une identification avec les premières générations de l’islam. L’islamisme contemporain ne peut être compris si l’on ignore ses racines qui remontent aux débuts de l’islam. Les islamistes de l’ère moderne voient l’époque du prophète Mohammed et de ses successeurs immédiats – l’époque des grandes conquêtes de l’islam – comme l’époque exemplaire de l’islam et la source de leur inspiration. En effet, l’islam traditionnel lui-même demande aux musulmans de suivre la tradition du prophète Mohammed et d'emprunter la voie de ses compagnons et successeurs. Cependant, les islamistes se concentrent sur un aspect particulier de cette tradition : le djihad, « le combat à la gloire d’Allah ».

 

Evolution historique de l’islamisme

 

L’islam et l’Occident à l’âge moderne : crise politique et réaction religieuse

 

L’islamisme, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est un phénomène moderne. Paradoxalement, les deux islamismes, la branche extrémiste de l’islam et son antithèse, la tendance réformiste, sont toutes deux nées en réaction au défi présenté aux Arabes et aux autres peuples musulmans par la culture et la puissance occidentales.

Ce défi fut le produit de la supériorité militaire et politique de l’Europe sur les états musulmans et en particulier l’Empire ottoman. L’invasion de l’Egypte par Napoléon en 1798 a prouvé cette supériorité et annoncé le processus de conquête et de domination par l’Occident des mondes arabe et musulman.

Afin de bien saisir l’importance de la conquête et de l’influence occidentales, telle que vécues par les musulmans, nous devons tenir compte de la vision qu’ont les musulmans de l’islam et de sa place dans le monde. Dès son apparition, l’islam n’a pas seulement été une religion, mais aussi une communauté politique, la nation de l’islam (ummat al-Islam). Mohammed n’était pas uniquement un prophète communiquant la parole de Dieu, mais un dirigeant politique. Par conséquent, toute victoire de l’armée d’un état musulman sur les non-musulmans était perçue comme une victoire de l’islam lui-même.

Selon l’islam, Allah a promis aux musulmans victoire et supériorité sur toutes les autres religions dans le monde. Allah a confirmé ce message par la victoire militaire des musulmans sous le commandement de Mahomet à la bataille de Badr, lors du Ramadan de l’année 624. A Badr, (à 300 km au nord de la Mecque), 300 guerriers musulmans ont vaincu l’armée des 950 soldats de la tribu Quraychite ; cet exploit militaire a joué un rôle essentiel dans la formation de la conscience islamique.

Cette victoire n’était pas un évènement isolé. C’était plutôt le présage d’une série impressionnante de victoires qui ont conduit à l’essor de l’empire islamique, s’étendant de l’Inde à l’océan atlantique. Par conséquent, la notion de supériorité islamique s’est installée dans la conscience religieuse islamique. On pourrait bien sur arguer que celle-ci n’était qu’une illusion ; néanmoins, cette croyance n’a pas été ébranlée pendant des siècles.

La notion implicite de supériorité musulmane a été remise en cause au dix-neuvième siècle, lorsque l’Empire ottoman a subi une série de défaites face aux Russes, et lorsque plusieurs territoires sont tombés sous l’autorité de puissances non-musulmanes : la conquête de l’Algérie et de la Tunisie par la France, celle de l’Egypte et du Soudan par les Britanniques et l’indépendance de la majorité des pays Balkans. Lors de la première guerre mondiale, l’Empire ottoman a été totalement vaincu par les puissances chrétiennes puis en 1924, le dirigeant réformateur et laïque de la Turquie, Kemal Atatürk a aboli le Califat. Aux yeux des musulmans, l’histoire se détournait du chemin qui leur était destiné. (4)

Par conséquent, les musulmans dans le monde moderne souffrent d’un malaise omniprésent dû au fossé entre la croyance islamique qui veut que Dieu leur ait accordé la suprématie et le retard, la pauvreté et l’impuissance des pays musulmans.

C’est l’aveu embarrassant de l’infériorité de la puissance musulmane vis-à-vis de celle de l’Europe, de l’Occident ou de la chrétienté (selon les différentes perceptions de « l’autre ») qui a formé le mode de pensée des intellectuels musulmans modernes, qu’ils soient extrémistes ou modérés. La question que de nombreux intellectuels et dirigeants politiques arabes se posèrent – et continuent à se poser - est de savoir comment le peuple arabe pourrait retrouver la place qui lui revient dans l’histoire.

 

Al-Afghani, A'bduh, réformisme et radicalisme

 

A la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, les intellectuels les plus éminents de la réforme islamique étaient Jamal al-Din al-Afghani (1839 - 1897) et Muhammad ‘Abduh (1845 - 1905), qui ont conjointement appelé à l’unité pan-islamique contre les puissances colonialistes européennes. Ils réclamaient en outre une reforme interne visant à purger l’islam de « l’adjonction d’éléments étrangers néfastes ». Afghani et ‘Abduh ont formulé la maxime qui, depuis, a été embrassée par tous les apologistes musulmans : « Il n’y pas de défaut dans l’islam ; la faille se trouve chez les musulmans ». D’après eux, lorsque les musulmans reviendront à l’Islam originel et pur, tous les maux de la société musulmane disparaîtront. Afghani et ‘Abduh ont lancé nombre de critiques contre le soufisme (le mysticisme islamique), qu’ils considéraient comme une déviance de l’islam orthodoxe et une source de dégénérescence et de retard.

La logique qui sous-tend leur opposition au soufisme mérite quelques explications. Considérant que le soufisme demande à ses adhérents d’adopter une position d’entière confiance en Allah (tawakkul), les réformistes ont vu dans l’approche quiétiste du soufisme une source de décomposition sociale et un obstacle à la réforme. (5) Dans leur opposition, les réformistes modernes, y compris Afghani et ‘Abduh, ont eu recours aux enseignements du grand expert de l’islam médiéval Ibn Taymiyya (1263 - 1328), qui a dénoncé les Soufis comme déviant de l’islam. Il convient de noter que les islamistes contemporains voient en Ibn Taymiyya leur mentor et l’appellent Cheikh al-Islam al-Akbar (« Le grand maître de l’islam »).

Ce sont Afghani et ‘Abduh qui ont légué à la pensée islamique du vingtième siècle ses caractéristiques :

- Une attitude d’ambivalence envers l’Occident : hostilité et admiration mêlées.
- Une tendance apologétique - « Il n’y pas de défaut dans l’islam ; la faille se trouve chez les musulmans ». En outre, toute idée occidentale valable existe déjà dans le Coran et les Hadiths – si l’on les lit et les interprète avec attention.
- La société musulmane recouvrera son pouvoir et sa prospérité originelle une fois que les musulmans adopteront à nouveau le mode de vie des « pieux ancêtres » (al-salaf al-salih) – celui du prophète Mahomet et de ses compagnons.
- Une forte opposition au soufisme, comme nous l’avons vu précédemment.
- L’insistance sur le rôle essentiel des Arabes dans la mise en œuvre d’une réforme islamique.

Telles sont les caractéristiques du mouvement salafiste, qui appelle à transformer l’islam en prenant exemple sur les premiers musulmans, al-salaf al-salih.

Bien que leur coopération ait durée plusieurs années, Afghani et ‘Abduh avaient des personnalités et des orientations assez différentes. Afghani était un révolutionnaire et un propagandiste politique qui soulignait la nécessité d’une unité politique pan-islamique pour combattre le colonialisme européen, alors qu’’Abduh prêchait une réforme politique interne. La préoccupation d’’Abduh pour la réforme interne s’est fait ressentir plus particulièrement après sa nomination à la plus haute fonction religieuse en Egypte, celle de mufti d’Etat.

Muhammad ‘Abduh était un exemple de réformiste modéré. Dans ses commentaires sur le Coran et dans son ouvrage de théologie, il tente d’interpréter l’islam d’une manière adaptée au monde moderne. Entre autres choses, il réclamait l’interdiction de la polygamie dans l’islam, fondant ses arguments sur son interprétation de certains versets du Coran. (6) Malheureusement, l’interprétation progressiste d’’Abduh n’a eu qu’un succès limité et jusqu'à ce jour, la polygamie reste légale dans tous les pays arabes, à l’exception de la Tunisie.

De façon tout aussi regrettable, l’approche éclairée et modérée d’’Abduh s’est révélée moins populaire et attrayante pour la plupart de ses disciples et des populations musulmanes que l’activisme politique provocant de son mentor et collaborateur d’autrefois, Afghani.

Le disciple le plus proche d’’Abduh dans ses dernières années, le dignitaire religieux syrien Rashid Ridha (1865 - 1935) a continué de développer et de promouvoir le salafisme, tout en l’orientant dans une direction tout à fait différente de celle d’Abduh, qu’il prétendait suivre. Ridha se focalisa sur des objectifs politiques : l’anticolonialisme, la solidarité islamique et l’unité arabe, et naturellement l’opposition à l’« invasion » juive de la Palestine.

Parmi les disciples les plus connus de Rashid Ridha figuraient Hajj Amin al-Husseini, qui plus tard devint célèbre en tant que Mufti de Jérusalem et pour sa collaboration avec l’Allemagne nazie, ainsi qu’Izz al-Din al-Qassam, dignitaire religieux syrien qui partit vivre en Palestine dans les années 1920, après avoir échappé aux autorités françaises en Syrie. Sur place, il forma un groupe de fanatiques musulmans qui assassinaient des infidèles juifs et britanniques pris  nau hasard; il finit par être tué lors d’un affrontement avec des soldats britanniques, en 1935. Son nom a été repris par les unités armées du Hamas, les Brigades « ’Izz al-Din al-Qassam » et donné aux missiles Qassam, qui sont envoyés, depuis la bande de Gaza, vers les villes israéliennes.

Un autre disciple d’’Abduh, Cheikh ‘Ali ‘Abd al-Raziq, qui a enseigné à l’université Al-Azhar dans les années 1920, a développé une position très modérée, prônant des reformes fondamentales et profondes et abordant même la question cruciale des relations entre la religion et le pouvoir politique dans l’islam. Dans son ouvrage, L’Islam et les fondements du gouvernement (1925), Abd al-Raziq affirme que le lien entre religion et politique dans l’islam n’est pas essentiel, mais représente un phénomène propre à l’époque du prophète Mahomet. La publication de son livre a créé un tollé au sein de l’establishment religieux égyptien ; ‘Abd al-Raziq fut renvoyé de l’Université al-Azhar ; il lui fut interdit d’enseigner où que ce soit et son ouvrage « hérétique » fut retiré des étagères.

Tandis que la voie de la réforme modérée d'Abd al-Raziq était malheureusement bloquée et réduite au silence, l'orientation extrémiste du salafisme, tel que le prêchait Rashid Ridha, prenait de l’importance. Le mouvement des Frères musulmans, fondé à Alexandrie, en Egypte, en 1928, prônait la renaissance de l'Islam dans l'esprit du salafisme. Les Frères musulmans, sous la devise "l'islam est la solution" (al-Islam huwa al-hall), réclamaient que la loi islamique soit adoptée au niveau national et que l'Egypte devienne un Etat islamique. [Le mouvement] était violemment hostile aux Britanniques, aux autorités égyptiennes et aux Juifs.

Par parenthèse, il convient de noter que les Frères Musulmans égyptiens ont joué un rôle important dans la dissémination de l'extrémisme islamique : le mouvement palestinien du Hamas, fondé à Gaza, est l'une de ses ramifications. Ayman Al-Zawahiri, le bras-droit d'Oussama ben Laden, était, dans sa jeunesse, membre des Frères Musulmans, avant de rejoindre le Djihad Islamique égyptien.

 

L'échec du panarabisme et la montée de l'islamisme

 

Sous l'influence de l'Occident, le nationalisme, au sens moderne du terme, s'est implanté dans le monde arabe, prenant deux formes différentes : le nationalisme local et le nationalisme panarabe, basé sur l'unité de la langue et de la culture dans le monde arabe. Le nationalisme panarabe dépasse ainsi les frontières des différents pays arabes, ayant pour but ultime l'unité arabe. En raison du lien étroit qui relie identité arabe et islam, le nationalisme panarabe était beaucoup plus attrayant que l'idéologie rivale du nationalisme local (par exemple, égyptien).

Les intellectuels arabes laïques qui cherchaient à moderniser leurs sociétés ont été attirés par une forme d'identité collective basée sur le nationalisme, plutôt que sur la religion. Les masses conservatrices pouvaient également s'identifier au nationalisme panarabe car il conservait une grande partie de l’héritage islamique. Le terme « umma », traditionnellement utilisé en référence à la nation islamique (ummat al-Islam), a été adopté par les nationalistes arabes pour designer la nation arabe (al-umma al-'arabiyya). Leurs appels au djihad contre les ennemis de la nation arabe évoquaient les appels familiers au djihad contre les infidèles, car ses ennemis - juifs, anglais, français ou américains - étaient en effet des infidèles. Ainsi, le nationalisme panarabe était un vecteur adapté aux intellectuels modernisateurs et aux masses encore religieuses.

Cependant, pour les dignitaires religieux musulmans qui soutenaient les Frères musulmans en Egypte et en Syrie, le nationalisme panarabe était un adversaire, et une fois que le « nassérisme » et le parti Baath en eurent pris le contrôle, il devint un réel ennemi.

Le succès et l'influence du panarabisme ont atteint leur sommet dans les années 50 et 60. Durant ces années, le président égyptien Gamal 'Abd Al-Nasser a donné aux Arabes le sentiment qu'ils avaient regagné la place qui leur revenait dans l'histoire mondiale. Bien que Nasser en Egypte, ainsi que le président Hafez Al-Assad en Syrie, aient réprimé les Frères musulmans, ces deux chefs d'Etat ont pris soin de manifester leur respect de l'islam en public. Une photographie bien connue montre Nasser dans sa robe blanche du pèlerin, accomplissant le rituel du hadj (pèlerinage à La Mecque), comme doit le faire tout bon musulman.

La Guerre des Six Jours de 1967, qui a provoqué l'effondrement de la vision nassérienne, fut un événement cataclysmique pour les Arabes : une défaite totale, qui a naturellement eu une signification religieuse. Pour les Frères musulmans et d'autres islamistes, la défaite des armées arabes, bien que déchirante, était compréhensible et même justifiée. A leurs yeux, c'était la punition infligée aux Arabes pour avoir abandonné l'islam et donc une occasion de repentance. Pour les Islamistes, le débâcle militaire de 1967 mettait à nu l’inconsistance du nationalisme arabe laïque, qu'il soit nassérien ou baasiste. La maxime "l'islam est la solution" était dès lors proclamée avec une plus grande force. Les idées et les écrits de Sayyid Qutb, chef des Frères musulmans, pendu sur l’ordre de Nasser le 29 août 1966, ont été largement propagées depuis.

Sayyid Qutb, qui s'était bâti une réputation de critique littéraire en Egypte dans les années 40, adhérait au nationalisme égyptien, plutôt que panarabe. Ses écrits datant de cette époque ne présentent aucun signe de prédilection pour l'identité islamique. Cependant, après deux ans et demi d'études aux Etats-Unis (de 1948 à 1950), Qutb a radicalement changé de vision du monde et a rejoint les Frères musulmans. Il a passé neuf ans (1955-1964) en prison, inculpé de subversion et, après une autre peine d’emprisonnement, a été jugé pour conspiration séditieuse et exécuté.

Qutb écrivait inlassablement dans sa cellule de prison ; parmi ses travaux, l’on trouve un commentaire approfondi du Coran, intitulé Fi Zilal al-Qur'an (« Dans l'ombre du Coran »). Il nourrissait une haine extrême envers les Juifs et n'a manqué aucune occasion, dans son commentaire, de dénoncer leur « nature diabolique et leur corruption omniprésentes ». Il accuse les Juifs de comploter pour dominer le monde entier, faisant écho aux célèbres Protocoles des sages de Sion.

Qutb prônait non seulement l’application de la loi islamique, mais préconisait également le djihad. Selon Qutb, le djihad devait être mené non seulement contre les ennemis extérieurs à l'Islam, mais également contre ses ennemis internes, faisant référence aux dirigeants, musulmans en apparence, mais anti-islamiques en réalité. A l’instar de Rashid Ridha avant lui, il a puisé intensivement dans les travaux de l'érudit du XIVeme siècle Ibn Taymiyya. Pour Ibn Taymiyya, un dirigeant musulman qui commet de graves péchés ou applique des lois étrangères (c.-à-d. non-islamiques) a le même statut qu'un apostat (murtadd) et devrait être mis à mort. Par conséquent, mener le djihad contre de tels dirigeants est un devoir religieux.

Qutb explique que les musulmans des temps modernes se trouvent, comme le prophète Mohammed et ses premiers compagnons il y a environ 1400 ans, dans un environnement païen hostile, même s'ils vivent dans un pays en apparence musulman. L'influence néfaste de la culture occidentale, avec toutes ses manifestations négatives - matérialisme, permissivité sexuelle et exploitation économique – a engendré une situation culturelle et morale qu'il qualifie de nouvelle Jahiliyya (c'est-à-dire barbarie païenne), qui ne diffère en rien de la Jahiliyya qui régnait avant l'arrivée de l'islam.

 

Les wahhabites

 

Pour compléter notre compréhension des racines de l’islamisme actuel, il nous faut remonter le cours de l’histoire jusqu’au milieu du dix-huitième siècle et pointer le regard à l’Est, vers la Péninsule arabique, où émergea un courant plus ancien de réforme islamique, près de 150 ans avant le mouvement salafiste en Egypte. Dans l’oasis d’Al-‘Uyayna, au cœur de l’Arabie, un jeune étudiant en théologie musulmane, Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792), après avoir étudié en Irak et en Iran, arrivait à la conclusion que l’état de décomposition et de corruption qu’avait atteint l’islam était la conséquence de progrès interdits en tous genres (bida’) et d’adjonctions étrangères de plus en plus nombreuses. Influencé par les travaux de celui qui le précéda de 400 ans, Ibn Taymiyya, il pensait qu’afin de rendre à l’islam sa puissance, les musulmans devaient adhérer à ses textes fondamentaux – le Coran et les Hadiths - et suivre l’exemple des « pieux ancêtres » (al-salaf al-salih). Il forma une alliance avec un chef local de peu d’envergure, Muhammad ibn Saoud, fondateur de la Maison des Saoud ; ainsi était née l’union entre le royaume du désert et le mouvement religieux qui cherchait à rendre à l’islam la puissance de ses origines.

Ce n’est pas un hasard si les deux mouvements appelant à une renaissance islamique – les wahhabites du 18e siècle et les Frères musulmans égyptiens du 20e siècle – se fondent principalement sur la doctrine des al-salaf al-salih d’Ibn Taymiyya. Ce n’est pas non plus un hasard si l’on retrouve des disciples de ces deux mouvements au sein de la direction d’Al-Qaïda : Oussama ben Laden le Saoudien, un produit de l’éducation wahhabite, et son bras droit égyptien, Ayman Al-Zawahiri, qui s’est imprégné de l’idéologie des Frères musulmans avant de rejoindre le mouvement du Djihad islamique égyptien.

 

L’islam extrémiste aujourd’hui

 

La prise de contrôle de l’ambassade américaine et la prise d’otages américains par des étudiants iraniens le 4 novembre 1979 furent des événements accueillis dans le monde musulman comme une victoire de l’islam sur les infidèles. Des étudiants iraniens étaient parvenus à humilier la superpuissance américaine ! Voilà qui confortait la conviction islamiste selon laquelle les musulmans, en agissant sans crainte au nom de l’islam, pouvaient vaincre les infidèles. Le fait qu’il s’agisse d’une victoire chiite, une minorité dans le monde islamique, n’a pas amoindri le sentiment de triomphe chez les musulmans en général. Dans un monde divisé en deux camps – celui des croyants et celui des infidèles – la solidarité des musulmans à l’égard de l’Iran de Khomeyni était quasi-unanime.

 

Pour le régime saoudien toutefois, le prestige conféré à l’Iran par la Révolution islamique posait problème. Après tout, c’était à la Maison des Saoud, protectrice des deux lieux saints (La Mecque et Médine), qu’incombait légitimement la garde de l’islam authentique – à savoir, de l’islam sunnite, conformément à la doctrine wahhabite. C’était à elle de diriger le réveil islamique, non à l’hérétique ayatollah chiite Khomeyni, considéré comme pas beaucoup mieux qu’un infidèle. L’aura religieuse de la Maison des Saoud représentait un atout politique sur l’arène panarabe et internationale, et encore davantage dans son propre royaume. Afin de défendre leur statut religieux, les Saoud devaient remporter la bataille de la primauté de la défense de l’islam à travers le monde. C’était un combat pour l’âme et le cœur de tous les musulmans.

Par conséquent, pour répondre au défi posé par la Révolution iranienne, les Saoudiens mirent en œuvre une politique active sur deux fronts : ils s’engagèrent dans le djihad contre l’invasion soviétique de 1979 et lancèrent un programme d’envergure de propagation de l’islam. A cette fin, ils ont investi des milliards de dollars par le biais d’organisations caritatives islamiques, en vue d’édifier des mosquées et de mettre en place des séminaires religieux (madrasas) dans le monde entier. Naturellement, ces madrasas et mosquées constituaient des tribunes pour le wahhabisme, en ce qu’elles diffusaient la doctrine d’Ibn Taymiyya. La propagation de l’islam wahhabite remplissait également un objectif interne, celui de contrer les accusations de laxisme moral dirigées contre le régime saoudien.

Ce ne serait pas aller trop loin que d’affirmer que ces 25 dernières années, nous avons assisté à un processus de wahhabisation à échelle mondiale. Bien que ce processus ne soit pas quantifiable, ses effets sont manifestes sur des communautés musulmanes dispersées, de Manchester à San Diego et de Shanghai à Oslo.

 

La débâcle soviétique de 1989 en Afghanistan fut une grande victoire de l’islamisme. Dix ans après la Révolution islamique de Khomeyni en Iran, l’islam sunnite triomphait de la puissance communiste infidèle. Les U.S.A. croyaient alors être parvenus à manipuler efficacement l’islam pour porter un coup aux Soviétiques, mais pour les islamistes ce n’était là qu’une simple bataille de la pièce qui allait se jouer à l’échelle mondiale, jusqu’à la victoire définitive de l’islam et la mise en pièces des U.S.A.

Une série d’opérations terroristes, au cours des années 90, pouvaient servir de baromètre de l’activité islamiste. Ces attentats comprenaient les opérations suivantes :

* 26 février 1993 : attentat à la bombe contre le World Trade Center à New York –six morts ;
* Mars 1993 : assassinat de diplomates américains au Pakistan ;
* Novembre 1995 : attaque contre la base de l’armée saoudienne à Riyad – plusieurs dizaines de morts ;
* Juin 1996 : attaque contre les Tours de Khobar, un immeuble résidentiel destiné au personnel militaire américain à Dhahran, en Arabie Saoudite – plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés ;
* Août 1998 : double attentat contre l’ambassade des Etats-Unis à Nairobi – 12 Américains et 280 Kenyans tués - et contre l’ambassade américaine à Dar Es-Salaam – un Américain et 10 Tanzaniens tués ;
* Octobre 2000 : L’attentat contre l’USS Cole près d’Aden – 17 marins tués et des dizaines de blessés.

 

Le 23 février 1998, Oussama Ben Laden et quatre de ses conseillers, dont Ayman al-Zawahiri, prononçaient leur « Déclaration de djihad contre les Croisés et les Juifs », une déclaration de guerre sainte totale contre les U.S.A. et leurs alliés. « Tuer les Américains et leurs alliés – qu’ils soient civils ou militaires – est un devoir religieux individuel pour chaque musulman en mesure de le faire, dans tout pays où il peut le faire ». (7) Cette déclaration a ceci de particulier que Ben Laden et ses collaborateurs font du djihad une obligation personnelle pour tout musulman sans distinction. Leur décision se fonde sur les enseignements des autorités musulmanes médiévales, en premier lieu ibn Taymiyya, affirmant que les circonstances dans lesquelles se trouvent aujourd’hui les musulmans justifient cette décision inhabituelle.

 

Le djihad Islamiste a deux objectifs, tous deux à échelle mondiale : le premier est renversement des régimes maléfiques dans les pays musulmans, dont les dirigeants ne le sont qu’en apparence. C’est donc une obligation religieuse de les combattre, de les renverser et d’établir un régime authentiquement islamique à leur place. L’autre objectif est de mener une guerre contre la principale puissance infidèle, les Etats-Unis, et tous leurs alliés. Israël et les Juifs sont stigmatisés dans la déclaration de djihad de Ben Laden. Cette dernière présente la Guerre du Golfe de 1991 comme une opération de « l’alliance entre les sionistes et les Croisés ». Elle affirme en outre que l’un des objectifs des Etats-Unis dans le cadre de ses campagnes au Moyen-Orient est « d’aider le minuscule Etat juif et de détourner l’attention du fait qu’il occupe Jérusalem et tue des musulmans ».

La déclaration de djihad d’Oussama Ben Laden n’est pas un texte isolé. Des appels de même nature – et parfois même plus virulents – sont lancés régulièrement lors des sermons du vendredi diffusés en direct sur les télévisions arabes à travers le monde arabo-musulman, et même en Occident. Ces sermons comportent des exhortations au meurtre de Juifs et d’Américains, car « Allah a ordonné le meurtre des infidèles ». (8)

 

En somme, du point de vue islamiste, les musulmans sont engagés dans une guerre de djihad sans aucune restriction. Nous avons vu comment la rencontre traumatique entre l’islam et la culture occidentale au 19e et au début du 20e siècles a conduit à l’émergence du salafisme et, par la suite, à la formation du mouvement des Frères musulmans et d’autres groupes semblables. Nous avons également pu voir comment deux mouvements islamistes nés à deux siècles d’intervalle – les Frères musulmans et ses ramifications d’une part et le wahhabisme d’autre part – partagent le même ancêtre spirituel en la personne d’ibn Taymiyya et se sont unis dans une guerre sainte commune, destinée à changer la face du monde.

 

L’idéologie djihadiste de l’islamisme

 

Islam et djihad

 

L’islam se définit comme la seule et unique véritable religion révélée par Dieu par l’intermédiaire de prophètes successifs, dont les plus importants furent : Abraham, Moïse, Jésus et enfin Mahomet, le « Sceau des Prophètes ». L’humanité est ainsi divisée en deux : les croyants, c’est-à-dire ceux qui se conforment à l’islam, et les infidèles, c’est-à-dire tous les non musulmans ; il est entendu que toute l’humanité doit à terme accepter la véritable foi en Allah et qu’il est du devoir de la nation islamique de répandre la foi et de se battre pour cet objectif. Parmi les infidèles, l’islam opère une distinction entre deux groupes principaux : les idolâtres ou polythéistes (al-mushrikun) et le « peuple du Livre » (ahl al-kitab), nommément les Juifs et les chrétiens.

Les polythéistes doivent être combattus jusqu’à ce qu’ils acceptent l’islam ou meurent. Ceci est enjoint par le Coran, dans ce qui est désormais connu sous le nom de « verset de l’épée ». (9) Concernant le Peuple du Livre, l’islam admet que les Juifs et les chrétiens ont reçu la révélation et les lois divines, mais affirme qu’ils ont dévoyé le message divin et les saintes Ecritures et sont en conséquence des infidèles. Néanmoins, ayant reçu la révélation divine, ils bénéficient d’une option qui n’existe pas pour les polythéistes : vivre en tant que communauté soumise à la loi de l’islam et sous sa protection (ahl al-dhimma). Les musulmans ont reçu l’ordre de les combattre jusqu’à ce qu’ils choisissent d’accepter l’islam ou de payer une taxe (Jizya), qui constitue à la fois la condition leur permettant de devenir des dhimmis tolérés et protégés, et un symbole de leur humiliation. Ceci est stipulé dans le Coran dans le « verset de la Jizya ». (10)

Le monde se divise aussi en deux « domaines » : le domaine de l’islam (dar al-islam), sous pouvoir musulman, et le domaine de la guerre (dar al-harb), en référence à toutes les terres qui n’ont pas encore été conquises. C’est une obligation musulmane de faire le djihad pour amener ces terres dans le domaine de l’islam.

Afin de déterminer la signification communément admise du terme djihad, il suffit d’analyser ce qui est enseigné de nos jours au sujet de ce concept dans les écoles arabes. Un manuel scolaire du secondaire utilisé dans tous les lycées de Jordanie et de l’Autorité palestinienne contient ce qui suit :

« Le djihad est le terme islamique correspondant au mot « guerre » pour les ]une guerre[autres nations. La différence réside dans le fait que le djihad est   tandis que les guerres des][aux objectifs nobles et élevés au nom d’Allah  autres nations sont des guerres maléfiques menées en vue d’occuper des territoires et de s’emparer de ressources naturelles, ainsi que pour d’autres objectifs matérialistes et aspirations primaires ». (11)

Le djihad, contrairement aux « cinq piliers de l’islam » - la déclaration de foi (shahada), la prière, le jeûne, le pèlerinage et le paiement de la zakat (impôt d’aumône) - n’est habituellement pas une obligation personnelle. Le djihad est un devoir collectif imposé à la nation islamique tout entière et ce n’est que dans deux cas précis que le djihad devient une obligation personnelle incombant à chaque musulman : lorsqu’un dirigeant musulman déclare le djihad, il devient une obligation personnelle pour tous les musulmans concernés.

Il devient également une obligation individuelle lorsque des non musulmans attaquent des musulmans ou envahissent un pays musulman. Ben Laden et les partisans de l’islam extrémiste prétendent que telle est la situation actuelle : L’islam fait l’objet d’une agression, autant physique qu’idéologique. Les infidèles - les chrétiens et les Juifs – envahissent les terres de l’islam : L’Arabie Saoudite, la Palestine et la Tchétchénie. Par conséquent, ils affirment que le djihad est devenu une obligation individuelle pour tous les musulmans, où qu’ils se trouvent.

 

L’islam et la shahada (le martyre)

 

La notion de sacrifice de soi dans le combat à la gloire d’Allah (shahada) (12) est intimement liée à celle du djihad. Toute personne victime de la guerre contre les non musulmans est un shahid (martyr), qu’elle soit ou non engagée dans la lutte active. Tout musulman, homme, femme ou enfant dont la mort résulte – de façon directe ou indirecte – d’actes commis par les ennemis de l’islam est un shahid. Il est particulièrement louable de rechercher activement une mort de martyre (istishhad).

Le Coran promet au shahid une récompense dans l’Au-delà. Cette récompense glorieuse est décrite en détails dans de nombreux versets ainsi que par la tradition islamique. Il est promis au shahid non seulement l’accès direct au Paradis, sans passer par « les tourments du tombeau » (‘adhab al-qabr) ou l’attente du Jugement dernier, mais aussi la possibilité d’amener avec lui 70 membres de sa famille ou de ses amis au Paradis.

Cet aspect de la récompense est clairement illustré par « les dernières volontés » d’Hanadi Jaradat, responsable de l’attentat suicide du restaurant Maxime à Haïfa, en octobre 2003. Voici le document tel qu’il a été reproduit sur le site du Djihad islamique palestinien :

"An nom d’Allah le Clément et le Miséricordieux, que nos prières et la paix règnent sur le maître de l’humanité, notre maître Mahomet, qu’Allah prie pour lui et lui accorde la paix.

L’Etre exalté dit [dans le Coran] : ‘Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués pour la cause d’Allah sont morts. Ils sont vivants ! Ils seront pourvus de biens auprès de leur Seigneur (…) (Coran 3/169). Certes, la parole d’Allah est vraie"

"Chère famille, que le Seigneur du monde accorde ses récompenses comme Il l’a promis dans Son livre sacré [par les mots] : ‘Annonce la bonne nouvelle à ceux qui sont patients’.(Coran 2/ 155). En effet, Allah promet le Paradis à tous ceux qui persévèrent dans tout ce qu’Il leur impose ; or qu’il est bon de vivre au Paradis !

Ainsi, reconnaissez mon sacrifice en anticipant la récompense d’Allah dans l’Au-delà, béni et loué soit-il. Je ne devrais pas être considéré comme trop valeureux en me sacrifiant au nom de la religion d’Allah. J’ai toujours cru en ce qui est dit dans le Saint Coran et j’ai hâte de voir le lumineux visage du glorieux Allah. Je désire tout cela depuis le jour où Allah m’a prodigué ses conseils […]"

L’expression « reconnaissez mon sacrifice en anticipant la récompense d’Allah » survient quatre fois dans la lettre de Jaradat – adressée à sa famille, ses proches, son père et sa mère.

Quand un shahid meurt, la fête prend la place du deuil. La mère pousse des cris de joie, comme lors d’un mariage, et des friandises sont offertes aux visiteurs.

 

Le djihad et l’istishhad sont des phénomènes complètement incompréhensibles et choquants pour les Occidentaux. Pour tenter de les rationaliser, plusieurs commentateurs ont eu recours à des explications plus compréhensibles pour l’Occidental moderne, prétendant que le terrorisme islamique en Europe est la conséquence de facteurs économiques et sociaux tels que la frustration, le chômage, les difficultés économiques endurées par la deuxième et la troisième génération d’immigrants musulmans en Europe.

Cette explication, basée sur des concepts familiers pour la mentalité occidentale et laïque, paraît sensée et donc aisément acceptable. Pourtant, elle est totalement hors sujet. Si nous examinons les profils des terroristes en Europe et aux Etats-Unis, nous remarquons bien vite qu’ils n’appartiennent pas à la catégorie à laquelle se réfère cette explication. Prenons l’exemple des responsables de l’attentat de Madrid, le 11 mars 2004 : leur dirigeant, qui s’est fait exploser, était un immigrant tunisien, étudiant d’une université espagnole, bénéficiant d’une bourse généreuse de l’Etat espagnol et propriétaire d’une agence immobilière. Un autre membre du groupe, immigrant marocain, tenait sa propre entreprise de téléphonie mobile. Un troisième, marocain lui aussi, était diplômé en ingénierie chimique ; un quatrième était étudiant en architecture originaire de Bosnie, et suivait ses études grâce à une bourse de l’Etat espagnol.

Ainsi, la théorie d’une «seconde génération frustrée » ne peut expliquer ni cet attentat, ni aucun autre attentat terroriste. Comment pourrait-elle rendre compte de l’attentat d’avril 2002 à Djerba, en Tunisie, de celui de mai 2003 à Casablanca, des attentats de Riyad, ou même du 11 septembre ? Aucun des 19 terroristes impliqués dans ce dernier attentat n’était un immigrant frustré ou un immigrant de la seconde génération ; tous étaient étudiants ou exerçaient une profession libérale (15 saoudiens, 3 égyptiens et 1 libanais).

Il est donc impossible de comprendre la nature de ces actes terroristes et les motivations de leurs auteurs sans reconnaître qu’ils sont ancrés dans le système de croyance islamiste.

Le terrorisme islamiste bénéficie d’un certain soutien dans le monde musulman, mais l’appel islamiste au djihad universel n’a eu qu’un succès limité. Les organisations islamiques extrémistes sont toutes clandestines et les régimes arabes les combattent de diverses façons pour assurer leur propre sauvegarde, parfois même en essayant d’ébranler leur légitimité religieuse. Une telle délégitimation n’est toutefois pas facile à entreprendre car il existe chez tous les musulmans une grande admiration pour la première génération de l’islam – al-salaf al-salih – ; la lutte idéologique contre les islamistes invoquant l’autorité des pieux ancêtres n’en est que plus délicate. Les régimes arabes se trouvent face à une contradiction idéologique inhérente : d’une part, leurs forces de sécurité luttent contre les organisations prêchant le djihad, et de l’autre, les écoles et les mosquées subventionnées par l’Etat continuent à disséminer la notion de djihad à la gloire d’Allah.

 

L’Islam modéré : des débuts courageux

 

L’islam modéré n’est pas l’exact opposé de l’islam extrémiste : il n’a pas de doctrine fixe ni d’organisations militant en son nom. Il bénéficie d’un moindre soutien financier et d’aucun appui gouvernemental.

Bien qu’il existe plusieurs voix arabes/musulmanes modérées aujourd’hui, il est difficile de tracer les contours d’une structure idéologique pouvant être qualifiée de "doctrine de l’islam modéré". Rares sont les personnalités religieuses musulmanes s’exprimant au nom de la réforme ; les partisans de la réforme sont généralement des journalistes ou des universitaires. Il est donc plus juste de parler de musulmans modérés que d’islam modéré. Les réformistes se trouvent au centre d’un conflit sur deux fronts. Ils sont menacés et agressés, parfois même physiquement, par les islamistes, et harcelés, sinon persécutés, par les régimes arabes à cause de leur critique de l’autocratie.

 

Quelles sont les positions exprimées par ces réformistes arabes ? Ils militent pour la démocratie, les droits de la femme, la liberté d’expression. Certains critiquent la tendance à former des théories de complot et à accuser des forces extérieures (tels le colonialisme ou le sionisme) de tous les maux de la société arabe musulmane – une tendance courante dans les médias et dans la pensée politique arabe.

Les critiques musulmanes de l’islam extrémiste s’attaquent particulièrement à sa violence – à ces actes qui déshonorent l’islam – sans toutefois remettre en cause ses fondements idéologiques ou le caractère exemplaire des «pieux ancêtres » (al-salaf al-salih).

Il existe néanmoins un nombre croissant de penseurs arabes réformistes qui n’hésitent pas à s’interroger en profondeur sur la crise de l’islam face au monde moderne. Voici les grandes lignes des idées exprimées par quatre des réformistes le plus ouvertement critiques. (13)

 

- Le Cheikh Dr ‘Abd al-Hamid al-Ansari, ancien directeur du département de la Shari’a à l’Université du Qatar, est un dignitaire religieux anti-islamiste. Non seulement il condamne les crimes des Talibans, d’Al-Qaïda et des groupes de ce type, mais il dénonce la position quasi-unanime de ses confrères, favorables aux pouvoirs de la tyrannie et du mal au sein de l’islam, qui appellent en outre les jeunes volontaires à mener le djihad pour les Talibans et Saddam Hussein.

- Gamal al-Bana (né en 1920), le jeune frère du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Bana, était lui-même membre des Frères musulmans avant de devenir dirigeant d’un mouvement travailliste aux positions socialistes. Actuellement, il parle ouvertement de la reforme religieuse, soutenant que les musulmans d’aujourd’hui ont le droit, sinon l’obligation, de reformuler la loi islamique en se référant directement aux deux sources principales de l’islam, le Coran et le Hadith, et en négligeant totalement la tradition islamique d’exégèse et de jurisprudence. Au lieu de prendre appui sur la tradition, il insiste pour que l’interprétation de ces sources fondamentales se fasse en accord avec les préceptes de la vie moderne et du bon sens. Selon al-Bana, le fait de dépendre d’une loi musulmane de plus de 1400 ans entrave le progrès et peut même être vue comme allant à l’encontre de l’intention première du Coran.

- Le saoudien Mansur al-Nuqeidan (né en 1970) est un autre musulman modéré, qui a fait son éducation dans un séminaire religieux en Arabie Saoudite avant de devenir imam d’une mosquée de Riyad. En tant que membre d’un groupe islamiste, il a participé à des actes de violence ; il a été mis en examen pour son rôle dans l’incendie criminel d’un vidéo club et a passé plusieurs années en prison. Pendant ces années d’emprisonnement, ses positions idéologiques ont connu un grand bouleversement : il est devenu l’un des critiques de l’islam extrémiste les plus courageux. Al-Nuqeidan accuse le système éducatif saoudien de cultiver le même terrorisme que combat le régime saoudien. Il souligne la nécessité d’une séparation entre la religion et l’Etat pour assurer une véritable réforme au sein du monde musulman. Dans une interview du Financial Times, il déclare : «Il nous faut un Atatürk ». (14)

- Shaker al-Nabulsi est peut-être celui dont l’approche réformiste systématique est la plus complète. Il a récemment résumé les points essentiels de sa position dans un article. (15) Il considère le 11 septembre comme un grand tournant dans l’histoire de la pensée islamique et arabe et parle d’une nouvelle pensée arabe libérale apparue pour relever ce défi. Se faisant le porte-parole du mouvement des Nouveaux arabes libéraux, al-Nabulsi fait remonter les racines idéologiques de ces derniers aux grands réformistes Afghani et ‘Abduh, ainsi qu’à d’autres penseurs arabes libéraux.

Al-Nabulsi présente son «manifeste des Nouveaux arabes libéraux », où il énumère leurs principes de base. Parmi leurs principales revendications figurent l’appel à la reforme de l’éducation religieuse, « compte tenu de la prépondérance du terrorisme religieux » ; le lutte contre « toutes les formes de terrorisme pan arabe politique et religieux, armé et sanglant » ; et la « réévaluation en profondeur des valeurs sacrées, traditions, lois et valeurs morales dominantes ». Il rejette l’hostilité envers les non-musulmans comme étant un « concept émanant de circonstances politiques et sociales propres au monde d’il y a 1500 ans ». Il considère les lois de la Shari’a comme « ayant été légiférées pour une époque et une société particulières et non comme des lois pouvant traverser l’histoire - comme le prétendent les oulémas ». Il affirme que l’obstacle à la libre pensée et à la pensée scientifique aujourd’hui n’est pas la religion dans sa forme léguée par le Prophète, mais la pensée islamique formulée par les théologiens et juristes musulmans.  Il s’oppose à la tendance à vouer un culte au passé, appelant les Arabes à se libérer de l’image idéale et illusoire qu’ils nourrissent du passé et à réexaminer l’histoire islamique « pour mieux comprendre le présent ». Les nouveaux réformistes, déclare al-Nabulsi, devraient poser toutes les questions écartées par leurs prédécesseurs de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle.

Al-Nabulsi tranche clairement sur le sujet très controversé d’une aide extérieure pour apporter le changement : « il n’y a aucun mal à demander de l’aide des forces extérieures pour combattre cette tyrannie féroce, pour complètement éradiquer le virus du despotisme et pour mettre en place la démocratie arabe, vu l’incapacité de l’élite locale et des partis politiques fragiles à vaincre la dictature et à instaurer la démocratie ». En exemple, il mentionne l’aide offerte par les Etats-Unis à l’Europe pour combattre le nazisme et l’armée japonaise fasciste pendant la Deuxième guerre mondiale. A propos du conflit israélo-palestinien, al-Nabulsi soutient la voix pacifique de la négociation, la normalisation complète des relations avec Israël pour le bien des deux camps.

S’agissant des droits de la femme, al-Nabulsi défend l’égalité totale et demande que soit « adopté le Code du statut personnel tunisien de 1957, considéré comme le modèle arabe idéal pour l’émancipation de la femme arabe (…) »

 

Conclusion

 

Pour résumer, l’islam extrémiste ou l’islam intégriste, est une force organisée avec une doctrine complète et des sources de financement bien établies. Ses adhérents brûlent d’une haine féroce pour la culture occidentale, croient fanatiquement en leur mission, et ont une conviction inébranlable de leur triomphe ultime. Ils représentent une force qui doit être combattue.

En revanche, les réformistes arabes ne constituent pas une force organisée. Ce sont des individus, souvent isolés, ayant des points de vues libéraux parfois divergents. Plusieurs d’entre eux sont persécutés dans leurs pays d’origine. Ils manquent de soutien politique et financier. Pour que la reforme s’enracine dans la société arabe, l’Occident doit être à l’écoute, les encourager et les appuyer.

Si l’islam extrémiste est une menace et un danger, la reforme arabe offre une possibilité de changement et un espoir.

 

Notes
(1) Le terme français « islam intégriste » est l’équivalent d’Islamism, devenue le terme d’usage en anglais pour parler de l’islam extrémiste.
(2) Au milieu du neuvième siècle, par exemple, le calife abbasside A-Mutawakkil ordonna à tous les chrétiens et Juifs ayant le statut de dhimmis de porter des vêtements distinctifs, dans le but de les humilier et de les discriminer, leur imposant également d’autres restrictions. Les Murabitun (Almoravid) au 11ème siècle et les Muwahiddun au 12ème siècle (Almohad) en Afrique du Nord et en Espagne, persécutaient les chrétiens et les Juifs. En revanche, sous le règne ottoman, les Juifs et les chrétiens jouissaient d’une certaine sécurité et de tolérance générale, ce qui n’était pas le cas des minorités en Europe à la même époque.
(3) Voir la Dépêche spéciale n° 476 de MEMRI. Le poète cité est al-Tirrimah ibn al-Hakim al-Ta’i (660-743 CE)
(4) Au début du 18ème siècle, suite à l’accord Karlowitz de 1699, les Ottomans ne pouvaient plus ignorer le fait que l’équilibre des pouvoirs entre mondes musulman et chrétien s’était modifié en faveur des chrétiens, et qu’une réforme du système était donc nécessaire. Par conséquent, ils ont essayé d’adopter les techniques militaires européennes, mais le sentiment de crise au sein de l’élite musulmane ne s’est pas fait sentir avant la fin du 18ème.
(5) Curieusement, c’est précisément le soufisme auquel les Occidentaux se sont d’abord intéressés, aussi bien les chercheurs universitaires spécialistes de l’islam que les personnes en quête d’une élévation spirituelle dans leur vie.
(6) Coran, 4 : 3
(7) Voir www.fas.org/irp/world/para/docs/980223-fatwa.htm
(8) MEMRI, Dossier Spécial n°25.
(9) « Ensuite, lorsque les mois sacrés seront arrivés à leur fin, tuez les idolâtres, là où vous les trouverez ; capturez-les et assiégez-les, et tendez-leur partout des embuscades. Mais s’ils se repentissent, pratiquent et payent la zakat, alors laissez-les suivre leur chemin. Voyez ! Allah est clément et miséricordieux. [Coran 9 :5] »
(10) « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jugement dernier, ni s’interdisent ce qu’Allah et Son Messager ont défendu, ni ne reconnaissent la religion de la Vérité, du Peuple du Livre, jusqu’à ce qu’ils payent la Jizya et soient soumis. [Coran 9 :29] »
(11) Al-Thaqafa al-Islamiyya (Enseignement islamique), Le Ministère de l’éducation, Autorité palestinienne, Ramallah, 2003, p.208
(12) Shahada, lit. « témoignage » ou « témoigner de » ; ce terme a deux sens : a) la proclamation de foi islamique ; b) la «grande shahada », c’est à dire le sacrifice ultime au combat à la gloire d’Allah, le martyre.
(13) Des centaines de documents sur la réforme et les réformistes dans le monde arabe et musulman peuvent être consultés dans la section Réforme du site de MEMRI
(14) Financial Times, Magazine du week-end, 19 juillet 2003, p.22
(15) Affiché sur le site libéral Elaph et publié ensuite par Al-Siyassa (Koweït), Al-Mada (Irak) et Al-Ahdath Al-Maghribiya (Maroc), le 22 juin 2004.