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VERS UN PROCESSUS DE PAIX A ANNAPOLIS

 

Par Henry A. Kissinger, ancien secrétaire d'Etat américain, Prix Nobel de la paix 1973.
Traduit de l'anglais par Gilles Berton -Tribune Media Services
Paru dans LE MONDE du 31.10.07

La secrétaire d'Etat Condoleezza Rice a clairement indiqué de quelle manière l'administration Bush entend voir se dérouler le processus de paix israélo-palestinien aujourd'hui en cours. Le président palestinien Mahmoud Abbas et le premier ministre israélien Ehoud Olmert doivent organiser des rencontres préliminaires afin de définir les grands axes d'un règlement. Le projet d'accord devra ensuite être discuté lors d'une conférence internationale qui se réunira à Annapolis, dans le Maryland, à la fin du mois de novembre, et dont la composition n'a pas encore été arrêtée.

Pour parvenir à ce résultat, la secrétaire d'Etat a dû faire preuve de détermination et d'ingéniosité. Son prochain défi consistera à piloter le processus de façon à éviter ce qui s'est passé à Camp David en 2000, lorsque l'accord auquel les responsables israéliens et palestiniens étaient presque parvenus vola en éclats et déboucha sur une crise qui dure encore.

Au début de la plupart des négociations, chaque partie est plus claire sur ses propres positions que sur l'issue des pourparlers. La conférence d'Annapolis sera unique en ce que les deux parties devront au préalable se mettre d'accord sur l'issue à atteindre. La capacité des uns et des autres à mettre en oeuvre les dispositions de l'accord final demeure en revanche incertaine.

Durant la plus grande partie de son histoire, Israël a rejeté la notion d'un Etat palestinien, insisté pour que Jérusalem unifiée devienne la capitale d'Israël et refusé d'autoriser le retour des réfugiés palestiniens. La partie arabe n'a pas été en reste, refusant tout d'abord de reconnaître l'existence de l'Etat juif dans de quelconques frontières; insistant ensuite pour revenir aux frontières de 1967 que les Arabes n'avaient jamais reconnues lorsqu'elles existaient; exigeant enfin le droit pour les réfugiés de retourner en Palestine, sans aucune restriction, avec pour conséquence démographique la mise en minorité de la population juive au sein de l'Etat juif.

Le processus actuel suppose que l'on pourra amener avant la fin novembre les parties à accepter - si elles ne l'ont pas d'ores et déjà tacitement accepté - le plan dit de Taba, mis au point à la suite de la rencontre avortée de Camp David.

Ce plan prévoit le retrait israélien pratiquement dans ses frontières de 1967 (à quelques rectifications mineures près) et reconnaît l'existence des seules colonies proches de Jérusalem. Le futur Etat palestinien recevrait, en compensation, une superficie équivalente de territoire israélien, probablement dans le Néguev sous-peuplé. Israël semble prêt à accepter un retour inconditionnel des réfugiés en Palestine, mais refuse catégoriquement tout retour en Israël. Des sources crédibles affirment que le gouvernement israélien serait disposé à céder les quartiers arabes de Jérusalem (qui ne sont pas définis à ce jour) afin qu'ils deviennent la capitale d'un Etat palestinien. Si les choses en arrivaient à ce point, cela traduirait un changement de vue révolutionnaire de la part des deux parties.

L'Intifada et l'émergence globale de l'islamisme radical ont fait comprendre à l'opinion et au gouvernement israélien que le pays était menacé par quatre dangers.

 

Tout d'abord, un environnement sécuritaire dégradé dans lequel la principale menace se situe moins dans la répétition d'une des guerres conventionnelles du passé que dans des attentats terroristes perpétrés par des groupes sans attache géographique définie et opérant à partir de petites bases mobiles.

En second lieu, le défi démographique, car l'alternative à la solution des deux Etats pourrait être la création d'un seul Etat dans lequel la population juive serait minoritaire.

Troisièmement, la menace mortelle de la prolifération nucléaire, surtout du fait de l'Iran.

Et, enfin, un environnement international dans lequel Israël se trouve progressivement isolé en raison du sentiment de plus en plus répandu en Europe occidentale, ainsi que dans certains cercles restreints mais influents aux Etats-Unis, selon lequel ce qui est perçu comme l'intransigeance israélienne est la cause de l'hostilité arabe à l'égard de l'Occident.

 

Dans le même temps, l'émergence d'une peur de l'Iran a suscité un réaménagement des priorités dans le monde arabe. Le danger que représenterait une prédominance iranienne est devenu la principale préoccupation des Etats sunnites modérés. La convergence des inquiétudes américaines, arabes, israéliennes et européennes permet d'espérer qu'un accord entre Israël et ses voisins arabes apaiserait, voire même dissiperait entièrement les craintes communes.

L'optimisme à l'égard du calendrier proposé est-il justifié ? Et quelles seraient les implications d'un éventuel échec ?

En règle diplomatique générale, on attend des deux parties signataires d'un accord qu'elles assument la responsabilité d'en appliquer les dispositions et qu'elles soient en mesure de les faire respecter. Or dans la séquence diplomatique qui s'ouvre, les deux interlocuteurs sont dans une position extrêmement fragile sur le plan intérieur.

L'opinion arabe est loin d'être homogène. On peut la répartir en trois grands groupes au moins: une petite minorité dévouée mais guère audible qui croit sincèrement à la coexistence avec Israël ; un groupe beaucoup plus important qui cherche à détruire Israël grâce à une confrontation permanente avec lui ; enfin, issus de ce dernier groupe, des gens qui souhaitent négocier avec Israël en justifiant sur le plan intérieur ces négociations comme le moyen de détruire l'Etat juif par étapes.

Les Etats arabes modérés sont-ils prêts à encourager et à renforcer le groupe désirant une véritable coexistence ? La reconnaissance d'Israël mettra-t-elle un terme à la campagne médiatique, gouvernementale et éducative menée sans relâche dans les pays arabes et qui présente Israël comme un intrus illégitime, impérialiste et quasiment criminel dans la région ?

Plus inquiétantes encore pourraient être les profondes conséquences du processus sur le rapport des forces au sein du monde arabe. Les modérés y seront moins applaudis pour leur succès qu'accusés d'avoir trahi la cause arabe. La déclaration du dirigeant suprême iranien attaquant le processus de paix israélo-palestinien et exhortant les Etats arabes à ne pas y participer marque probablement le début d'une campagne systématique. Les Etats-Unis ne seront capables d'accompagner le processus jusqu'au bout que s'ils sont prêts à assurer un appui à long terme à leurs partenaires arabes face à cette offensive probable.


Le processus de paix s'intégrera donc dans les conflits génériques qui affectent le Moyen-Orient. La conférence d'Annapolis ne marquera pas la fin d'un processus ; elle devra au contraire jeter les bases d'une phase nouvelle et potentiellement porteuse d'espoir, qui se poursuivra sous les administrations futures. Mais elle ne devrait pas être influencée par le calendrier politique américain. Et si les amis arabes ou israéliens des Etats-Unis se voient demander de prendre en charge plus qu'ils ne peuvent assumer, le risque serait grand que tout finisse dans une nouvelle explosion encore plus grave. Une "solution" préparatoire qui ferait fi de l'identité politique des parties empêcherait tout progrès ultérieur.

La secrétaire d'Etat a parfaitement raison d'insister pour que les pourparlers Olmert-Abbas évitent les adjectifs rituels des tentatives précédentes qui, après plusieurs décennies, attendent toujours de recevoir une définition, telle que la paix "juste" et "durable" dans des frontières "sûres" et "reconnues" évoquée par la résolution 242 du Conseil de sécurité de l'ONU, ou la "solution juste, équitable et réaliste" du problème des réfugiés que la "feuille de route" appelle de ses voeux. Des accords spécifiques concernant l'application et les garanties d'un éventuel accord sont également essentiels - question particulièrement délicate lorsqu'il est demandé à une entité souveraine émergente de procéder à la démilitarisation et de résister au terrorisme.

Une direction américaine fondée sur des paramètres réalistes à l'égard d'Israël et des pays arabes modérés est une condition préalable essentielle au succès d'Annapolis. Sinon, on débouchera sur une impasse des négociations et les Etats-Unis seront isolés. La puissance des forces de modération dépend de la stature de l'Amérique dans la région, et pas seulement en ce qui concerne la Palestine.
Pas plus en Palestine qu'en Irak, l'influence américaine ne peut sortir grandie d'une image de retraite. Tous les peuples de la région, amis ou adversaires, feront le bilan des objectifs que poursuit l'Amérique et sa ténacité à les atteindre.