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MAURITANIE: UN TEMOIGNAGE ISRAELIEN
Par Freddy Eytan, ancien
ambassadeur d’Israël en Mauritanie, directeur des Affaires européennes au
Centre de l’État et des Affaires publiques, Jérusalem
Source: L'Afrique vue d'ailleurs (no 11 2005/2)
- 10/05/2008
http://www.click4mauritania.com/mauritanie-un-temoignage-israelien.html
En avril 1998, le directeur général du ministère israélien des Affaires
étrangères, Eytan Bentsur, me propose de prendre la tête de notre mission
diplomatique à Nouakchott, capitale de la Mauritanie. J’étais à l’époque au
cabinet du ministre, chargé de la communication et porte-parole de la
délégation israélienne aux pourparlers de paix. Netanyahou était Premier
ministre, et nous étions dans une impasse avec les Palestiniens. La proposition
de Bentsur n’avait franchement rien d’attirant. J’avais, en effet, entendu
parler de ce vaste État désertique qu’est la Mauritanie, du rallye Paris-Dakar
qui traverse ce pays, mais rien de plus. Pour l’écrasante majorité des
Israéliens, il était, hélas, complètement méconnu. On ignore même qu’il est
membre à part entière de la Ligue arabe.
J’approfondis mes connaissances. Je me renseigne, consulte des documents et des
ouvrages, dont ceux de Théodore Monod. Je relis Le petit prince… On
m’avait raconté que ce récit était fondé sur une légende berbère… Je discute
avec mes proches collaborateurs et des amis. Tous se montrent sceptiques et me
déconseillent de partir pour ce coin perdu de la planète. Perplexe, je retourne
chez Bentsur avec l’intention de décliner l’offre et de solliciter une autre
capitale… Il s’obstine et me brosse un tableau de la situation. Il évoque la
diplomatie classique et les missions discrètes. À l’en croire, l’avenir
d’Israël est vraiment en jeu, et Nouakchott serait le nombril du monde… Une
heure plus tard, je ressors du bureau avec une impression différente. Ma
mission se précisait. Je pars « ouvrir une première ambassade d’Israël dans le
Sahara ».
Le lendemain, à l’issue d’une longue nuit de réflexion, je donne mon accord et
m’engage à relever le défi. Une grande aventure commence. Ce ne sera pas une
partie de plaisir. Quelques jours plus tard, je prenais au départ de Paris le
vol hebdomadaire d’Air France à destination de Nouakchott. Après plus de cinq
heures entre ciel et terre, l’avion navigue à basse altitude et longe les côtes
de l’océan Atlantique. Avant l’atterrissage, j’aperçois à travers le hublot un
contraste unique et un panorama captivant : une vaste étendue d’eau miroite au
soleil devant l’immensité du désert. Ici et là, je distingue des maisonnettes
en argile, une caravane de nomades qui passe avec un troupeau de moutons et
plusieurs chameaux. Quelques rares voitures circulent sur des routes ensablées.
À l’aéroport, c’est une lumière aveuglante qui jaillit de partout et de nulle
part; un vent chaud et sec m’envoûte. Ici, le désert est dans toute sa
splendeur et souvent capricieux. Les Mauritaniens ont l’accueil chaleureux.
L’étranger est ici reçu à bras ouvert, avec simplicité mais royalement.
Le territoire de la Mauritanie, c’est cinquante fois Israël. Une charnière
entre le Maghreb et l’Afrique occidentale, habitée par une double identité,
arabe et africaine. Une riche mosaïque ethnique, tribale et folklorique, en
harmonie et paisible. Loin des projecteurs coexistent dans la tranquillité
Maures et Haratines arabophones, et Noirs-africains. C’est dans cette oasis de
paix et sous une tente que Moktar Ould Dadah, le fondateur de la République
mauritanienne, a proclamé, le 28 novembre 1960, l’indépendance de son pays.
Depuis, on n’oubliera jamais traditions et symboles et une énorme tente
accueille le parlement local, bastion de la démocratie nomade. La vie en
brousse et centres urbains modernes se complètent. Qui a les moyens téléphone
de son portable à dos de chameau, ou communique par ordinateur en gardant les
moutons… Aucun complexe ne grève ici l’attachement à la terre et aux ancêtres
bédouins. En dépit des difficultés et des misères, nous sommes au royaume de la
dignité. Une certaine fierté. On ne pleure jamais sur son sort, car Allah est
grand. On moquera l’apparat, le luxe, le faste et la course vertigineuse aux
richesses. Ici, rien ne presse ni dans le temps ni dans l’espace. « À quoi sert
de courir aux dunes ?», dit un dicton local; réponse : « L’homme pressé n’ira
pas très loin… » Ce proverbe incarne pour les Mauritaniens une ligne de
conduite dans tous les domaines, diplomatie incluse. Cette population a
vocation à mener une vie paisible et digne; les conflits se résolvant autant
que possible par le compromis. Une philosophie millénaire qui devrait servir
d’exemple aux chancelleries occidentales d’aujourd’hui.
Dans ce contexte, ma première rencontre prévue avec le président de la République
paraissait cruciale pour l’avenir des relations entre les deux pays. Maaouya
Ould Sid’Ahmed Taya est au pouvoir depuis 1984. Il gouverne son pays d’une main
de fer et a réussi à déjouer plusieurs tentatives de coups d’État. Le plus
meurtrier avortant de justesse. Quelques mois plus tard, le 7 novembre 2003,
Taya était réélu démocratiquement avec une confortable majorité.
Le président mauritanien est un personnage hors pair dans le monde arabe.
Affable, discret et sans prétentions, il incarne la force tranquille. Il me
reçoit chaleureusement en sa résidence située dans le quartier des ambassades.
Habillé à quatre épingles, le visage doux et la moustache soignée à la Clark
Gable, il parle d’une voix calme de son pays et de ses projets de réforme. Un entretien
qui était prévu pour une vingtaine de minutes et qualifié « de courtoisie » se
prolonge sur plus d’une heure et demie. C’est la première fois que le président
mauritanien s’entretenait avec un représentant de l’État d’Israël. Depuis, j’ai
eu le privilège de le rencontrer fréquemment. Impossible, malheureusement, de
relater en détail les sujets abordés, mais le président mauritanien avait, à
l’évidence, pris courageusement et seul une décision stratégique qui risquait
d’ébranler son propre régime et de le faire écarter de la Ligue arabe. Ce grand
virage de la Mauritanie n’a pas été pris brusquement, du jour au lendemain. Il
a été réfléchi et réalisé dans la discrétion d’après les règles de la
diplomatie classique, celle de Callières. Une diplomatie faite de patience, de
courtoisie et d’étude approfondie des dossiers; j’ajouterais loin des caméras
et des micros…
Ma première rencontre avec le président mauritanien a donc scellé l’amitié
entre les deux peuples et ouvert la voie à l’établissement de relations
diplomatiques complètes entre Jérusalem et Nouakchott. C’est à l’issue des
accords d’Oslo, ratifiés en septembre 1993 par Arafat et Rabin que trois pays
du Maghreb (Tunisie, Maroc et Mauritanie) avaient accepté d’établir des
relations diplomatiques avec Israël sans pour autant ouvrir des ambassades. Les
relations complètes étaient ajournées sine die et renvoyées au jour où une paix
véritable serait établie au Proche-Orient. Il s’agissait, en jargon
diplomatique, du niveau le plus bas dans les relations entre deux États : un
bureau d’« intérêt » ou de « liaison ».
Le 26 octobre 1999, je pars pour Washington, afin de participer à la cérémonie
solennelle en présence des deux ministres des Affaires étrangères : David Levy
et Ahmed Ould Sid’Ahmed, et sous le patronage du secrétaire d’État, Madeleine
Albright. Je repars à Nouakchott avec en main mon accréditation de premier
ambassadeur de l’État d’Israel en République islamique de Mauritanie, voire de
premier ambassadeur de l’État hébreu en Afrique du Nord. Ainsi, après l’Égypte
et la Jordanie, la Mauritanie est devenue le troisième pays arabe à établir des
relations diplomatiques pleines et entières avec Israël.
Loin du conflit au Proche-Orient, mais proche de ses frères arabes, le
président Taya est applaudi par les Israéliens et les Américains pour sa
clairvoyance et sa sagesse. Depuis ce changement de cap, la Mauritanie
s’efforcera d’apporter sa contribution à l’apaisement des tensions régionales
et à la relance du processus de paix. Elle était même prête à accueillir une
conférence de paix. Ses ministres sont venus en plein jour à Jérusalem. Ils ont
rencontré Ariel Sharon dans son ranch et ont été reçus à bras ouverts. De son
côté, Shimon Pérès a effectué une visite à Nouakchott et des députés de la
Knesset ont sillonné le pays. Des dizaines de Mauritaniens ont pu suivre
différents stages en Israël. Un centre de dépistage et de traitement du cancer
a été créé en Mauritanie; des ophtalmologues israéliens y sont venus travailler
à la prévention de la cécité et traiter les maladies des yeux. Ils ont opéré
plus d’un millier de cataractes. Du jour au lendemain, des femmes, des hommes
et des vieillards pouvaient recouvrer la vue grâce à des médecins israéliens !
La nouvelle allait se répandre rapidement dans les rues et sur les marchés. On
annonçait que des « miracles » étaient accomplis par les Israéliens. La
confiance était devenue aveugle. Les juifs ont ouvert les yeux des
Mauritaniens; ceux-ci ont déposé les préjugés aux vestiaires et ouvert le cœur
et les portes de cet État isolé et renfermé sur lui-même.
Ici, le temps s’est arrêté au Moyen Âge. Tout est à refaire de A à Z. Un vaste
pays peuplé par moins de trois millions d’habitants et confronté à d’énormes
problèmes : sécheresse, désertification, invasion des insectes, fréquentes
épidémies. L’année dernière, une invasion massive de criquets et une mauvaise
saison des pluies. Le seuil de l’espérance de vie ne dépasse pas la
cinquantaine ! Le chômage est généralisé et la pauvreté omniprésente !Le
salaire mensuel minimum est de trente huit euros ! Ahurissant ! Comment ne pas
être attristé par la carapace d’indifférence des pays frères arabes, et
scandalisé par le désintérêt des cheikhs et princes qui vivent confortablement
dans leurs palaces dorés ? La Mauritanie n’a pas connu la bénédiction de l’or
noir; même si de récents forages en mer donnent à espérer. Poisson et minerai
de fer constituent les principales ressources qui ont été exploitées sans
scrupule par des compagnies étrangères et un noyau d’hommes d’affaires
mauritaniens proches du pouvoir. Il est clair que le manque de transparence et
de responsabilité dans certains domaines de gouvernance fait obstacle à la
croissance économique. Les récentes réformes dans ce sens sont importantes mais
pas suffisantes. Un gros effort devrait être également accompli dans le domaine
des droits de l’homme. Certes, l’esclavage n’existe pas officiellement, mais
nous l’avons rencontré sous forme de servitude forcée, dans des zones
lointaines de la capitale.
Pour ce qui est de la liberté de circulation et d’expression, il y a toujours
des arrestations et détentions arbitraires d’opposants par les forces de
sécurité. Alors que le gouvernement tolère une certaine indépendance de la
presse, il continue de censurer les publications. Sur plus de quatre cents
journaux enregistrés au ministère de l’Intérieur, il n’y en a qu’une vingtaine
qui parait régulièrement. Le gouvernement mauritanien, comme d’autres pays
arabes, a interdit la diffusion d’al-Jazeera pour ses critiques acerbes, mais aussi
interrompu, en novembre 2000, la diffusion de Radio France Internationale pour
des raisons analogues…
De par sa constitution, la Mauritanie est une République islamique; l’islam y
est la religion de l’État et des citoyens. Tout le monde, à part une infime
minorité, est sunnite. Les chrétiens pratiquent librement et ouvertement. Sur
cette terre d’islam, nous étions, avec trois de mes collègues diplomates, les
seuls juifs… En dépit de l’incitation à la haine de certains mollahs fanatiques
parachutés par l’Arabie saoudite, il règne un climat de tolérance et de
coexistence. Le président mauritanien a eu la sagesse d’écarter les dirigeants
religieux du gouvernement. Encore une décision courageuse et qui aurait dû être
prise depuis longtemps en Israël… Dans ce pays islamique, il y a, en pratique,
une séparation entre la religion d’une part, le pouvoir exécutif et législatif
d’autre part. Pas de serment sur le Coran pour les fonctionnaires ou membres du
parti au pouvoir, sauf pour le Président et les quinze membres du Conseil
supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel. D’ailleurs, le Code
civil ignore la charia (loi islamique), et celle-ci n’a jamais été appliquée.
Ces dernières années, le gouvernement a fait un effort considérable dans l’enseignement,
et le pays est scolarisé à 89%. Contrairement à d’autres pays arabes, la
Mauritanie promeut l’enseignement des langues étrangères.
Durant notre séjour, nous avons sillonné ce gigantesque pays du Sud au Nord.
Nous avons parcouru la côte vierge en nous en tenant scrupuleusement aux
consignes sur la marée… Et nous avons pu rencontrer, sur le chemin de la
capitale économique, Nouadhibou, des milliers d’oiseaux migrateurs. Des
flamants roses, pélicans, hérons se regroupaient sur de magnifiques plans d’eau.
Nous avons traversé le parc naturel du banc d’Arguin, une des réserves
ornithologiques les plus spectaculaires de la planète… À quelques kilomètres de
là, nous n’avons pas manqué le passage du train le plus long et le plus lourd
du monde : six locomotives et une vingtaine de wagons sur deux kilomètres
chargés de minerai de fer et de passagers… Sur le chemin du retour, un passage
par Chinguetti était obligatoire. Ce merveilleux village posé comme une
couronne sur la nudité du désert date de 777. C’est le septième lieu sacré de
l’islam… Les ruines nous ont attristés : vestiges d’un riche patrimoine
disparu. Le seul musée qui reste en dessous des dunes est minuscule, et ses
trésors et livres anciens, hélas délabrés, faute de conservateurs spécialisés
et de moyens financiers. Comment ne pas être révolté par l’indifférence
universelle, mais surtout celle des intellectuels musulmans et arabes… Le
peuple juif n’aurait jamais toléré l’annihilation de son patrimoine culturel…
En politique étrangère, La Mauritanie est toujours confrontée à de vieux
contentieux latents. Du côté du Sud, l’eau a longtemps été sujet d’affrontement
entre éleveurs mauritaniens et agriculteurs sénégalais. Plusieurs centaines de
personnes ont été tuées en 1989, et cela a provoqué l’exode de milliers de
réfugiés. En juin 2000, une nouvelle crise a été évitée de justesse par la
sagesse des deux présidents francophones. La Mauritanie reste discrète sur le
Sahara occidental; elle maintient un équilibre entre Algérie et Maroc, tout en
se rapprochant de Rabat depuis l’avènement de Mohammed VI.
Depuis l’établissement des relations diplomatiques avec Israël, la Mauritanie a
rompu ses relations avec l’Irak. Rappelons que Nouakchott était, pendant la
première guerre du Golfe, le seul pays arabe avec l’OLP d’Arafat à soutenir le
régime de Saddam Hussein. Le président mauritanien est toujours le même au
pouvoir, Arafat n’est plus de ce monde, et Saddam attend en prison le verdict
de son peuple… Ainsi tourne le monde…
La Mauritanie, qui a joué un rôle déterminant dans la constitution de l’Union
du Maghreb arabe, s’est également brouillée avec Tripoli. Elle a même accusé le
dirigeant libyen d’avoir été impliqué dans la tentative de coup d’État du 8
août 2004. Le rapprochement du colonel Kadhafi avec l’Occident et ses
déclarations apaisantes à l’égard des États-Unis et d’Israël modifieront
probablement le climat des relations entre ces deux pays frères du Maghreb.
Jérusalem considère la Mauritanie comme un pays faisant partie du Proche-Orient
élargi, contrairement au département d’État américain et au Quai d’Orsay, qui
le placent géopolitiquement en Afrique. Nous pensons qu’Américains et Français
commettent une erreur, car ce pays est avant tout arabe. Son arabité est
limpide; il est profondément attaché tant au monde arabe qu’à la solution du
conflit israélo-palestinien. Une attitude visible dans toutes les couches de la
population, en particulier chez les Maures. Ce pays s’est constitué sur un
héritage historique et culturel, nourri de probité intellectuelle et
d’endurance devant les anathèmes du passé. Les promesses du président Taya,
lors de notre première rencontre, ont été tenues. Sa parole de maintenir des
relations diplomatiques pleines et ouvertes avec l’État hébreu a résisté aux
menaces et aux pressions. La Mauritanie sera le seul pays arabe à ne pas geler
ses rapports avec Israël, en raison de l’Intifada déclenchée par Yasser Arafat,
en septembre 2000.
La Mauritanie, ce petit État qui a été longtemps prisonnier de l’orbite
irakienne et libyenne demeure fragile devant la poussée des intégristes et les
menaces d’al-Qaïda. Mais il a prouvé au monde que la promesse de l’homme du
désert est un engagement à vie pour le meilleur comme pour le pire.
Note de www.nuitdorient.com
La Mauritanie est le seul pays
arabe en paix avec Israël qui n'ait pas rappelé son ambassadeur au moment de
l'Intifada II