www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Les Défis de la Révolution
Par Gilles Kepel,
Politologue et spécialiste de l'islam, Professeur à Sciences Po, membre de
l'Institut universitaire de France et auteur de nombreux livres sur le monde
arabe et musulman contemporain, traduits dans le monde entier. Il dirige la
collection "proche Orient" aux PUF, qui a notamment publié les
ouvrages du professeur Yadh Ben Achour, chargé de réécrire la loi et la
constitution tunisiennes.
Voir
aussi les 50 derniers articles & ce qui concerne
les
pays arabes
La révolution démocratique qui
a chassé Ben Ali du pouvoir en Tunisie, celle qui a commencé
en Egypte, et les mouvements du Yémen à la Jordanie pour renverser les régimes
autoritaires et promouvoir des élections libres et les droits de l'homme bouleversent
le monde arabe. Celui-ci était resté en marge des grandes vagues de transition
démocratique de la fin du XXe siècle, qui avaient renversé les
régimes militaires d'Amérique latine comme les "démocraties populaires"
d'Europe de l'Est, mais aussi les dictatures de nombre de pays musulmans non
arabes, de l'Indonésie à la Turquie, pour instaurer des élections pluralistes.
Le monde arabe semblait resté à
l'écart de cette histoire universelle. Coincé de l'extérieur par le conflit
avec Israël et par l'ubiquité de la rente pétrolière, il paraissait pris à
l'intérieur entre l'enclume autoritaire et le marteau islamiste, écrasant les
aspirations démocratiques. Le 11 septembre 2001 avait redoublé ce cercle
vicieux dont ni les opérations militaires dirigées par les Etats-Unis au
Moyen-Orient accompagnées d'incantations à la démocratisation, ni les attentats
récurrents d'Al-Qaida suivis d'exhortations au djihad
ne permirent de sortir. Une décennie plus tard, ce cercle peut-il être brisé,
et comment ?
Tout processus révolutionnaire est
causé par la coalescence de divers groupes sociaux antagonistes en temps
normal, soudainement rassemblés pour chasser du pouvoir un dirigeant ciblé par
la contestation. Une fois celui-ci tombé, les composantes de la coalition
révolutionnaire se disputent le pouvoir jusqu'à ce que l'une instaure un
nouveau régime politique - comme l'ont montré les révolutions française, russe
ou iranienne. Qu'en est-il en Tunisie et en Egypte ? Comment les diverses
forces sociales et les divers groupes politiques ou religieux se disposent-ils
et composent-ils ? Quelles sont les options possibles ?
En Tunisie, la tentative
d'immolation par le feu, le 17 décembre 2010, du jeune vendeur ambulant dont la
charrette avait été confisquée, Mohamed Bouazizi, mort
de ses blessures le 4 janvier, s'inscrivait dans un contexte social tendu,
notamment depuis la révolte des mineurs de Gafsa, en 2008. Il donna à la
frustration populaire latente un emblème et une icône ; au contraire des
attentats-suicides djihadistes, cette immolation ne
cherchait à tuer personne d'autre que celui qui l'avait commise, et par son
extraordinaire force symbolique, elle fut le cri déclencheur de la révolte.
Elle mobilisa d'abord des jeunes urbains pauvres des régions délaissées de la
Tunisie centrale, puis des étudiants déclassés, des diplômés chômeurs.
Ce mouvement parvint à dire une
exaspération générale qui dépassa les revendications d'un seul groupe social
localement circonscrit et, dix jours plus tard, les manifestations, en touchant
la capitale, changeaient de nature. Le relais fut pris par les classes
moyennes, salariées comme libérales, d'autant plus lassées par la prédation et
le racket du clan Ben Ali que la Tunisie n'est pas un pays rentier, mais tire
ses performances économiques du dynamisme de ses entrepreneurs. Or, ceux-ci, en
s'alliant avec la jeunesse pauvre en référence au sacrifice de Bouazizi, constituèrent une coalition qui isola un régime
appuyé sur sa police - alors que l'armée, dont Ben Ali se méfiait, s'était peu
compromise avec lui, et que le corps des officiers pouvait se reconnaître dans
les classes moyennes mobilisées contre le pouvoir.
Il semble que la pression de
l'état-major a été le déclencheur de la fuite de Ben Ali le 14 janvier - outre
les incitations venues de Washington. Malgré les violences et pillages de
nervis de l'ancien régime, destinés à effrayer les classes moyennes pour les
détourner de la révolution, les manifestations ont contraint les instances
politiques de transition à purger le gouvernement intérimaire des politiciens
de l'ancien parti au pouvoir. La force des couches moyennes urbaines, dans un
pays de 10 millions d'habitants, la formation de beaucoup de leurs porte-parole
en France et leur attachement à une lecture laïque de la démocratie leur
donnent des atouts pour la compétition électorale dans un pays où toute la loi
et la Constitution sont à réécrire.
De leur capacité à offrir des
perspectives à la jeunesse pauvre dépendra leur maintien à la tête du mouvement
révolutionnaire, face au bouleversement radical des hiérarchies sociales auquel
aspirent spontanément les déshérités, et à la rupture culturelle à quoi tendent
les islamistes. Ceux-ci, en Tunisie, sont divisés, comme ailleurs dans le monde
sunnite - à l'inverse de l'Iran de 1979, où Khomeyni
avait pris la tête d'un clergé chiite mobilisé jusqu'à sa prise de contrôle
total du pouvoir.
Le mouvement Al-Nahda n'a pas joué de rôle visible dans la révolution, et
son dirigeant historique, Rached Ghannouchi, est
rentré de Londres, accueilli par un petit groupe de fidèles qui se réclame du
parti islamo-démocrate turc AKP de Tayyip Erdogan. Sur le plan des valeurs, ils ne
pourraient l'emporter sur les classes moyennes libérales que s'ils parvenaient
à incarner une alternative crédible en parlant le langage de la foi et celui de
la démocratie, en galvanisant ensemble le peuple et les classes moyennes
pieuses. L'AKP a bénéficié du discrédit des kémalistes qui avaient soutenu les
coups d'Etat militaires, Khomeyni de la puissance
économique du bazar. Rien de pareil en Tunisie, où les intellectuels et
militants laïques ont été persécutés par la police du régime déchu, et où le
souk est beaucoup plus faible que les secteurs économiques contrôlés par la
bourgeoisie modernisatrice.
L'intifada égyptienne (comme
l'appellent ses partisans) a commencé avec l'exemple tunisien, mais le
mouvement s'inscrivait là aussi dans une série de frustrations populaires
intenses : le Mouvement du 6 avril 2008, qui a coordonné les manifestations, se
réfère à la longue grève des ouvriers du textile de Mahalla.
Il a été renforcé par le verrouillage des élections législatives de
novembre-décembre 2010, qui a décrédibilisé le régime aux yeux des citoyens, et
par les effets du massacre des fidèles rassemblés pour le Nouvel An dans une
église d'Alexandrie - qui l'a affaibli à l'international en ouvrant une
polémique sur le peu de cas fait de la sécurité des chrétiens d'Orient. Mais le
rapport des forces en présence et leur distribution sont différents sur les
rives du Nil et en Tunisie.
Contrairement à la puissance des
classes moyennes libérales de ce pays, celles d'Egypte pèsent bien moins
démographiquement dans un pays de plus de 80 millions d'habitants, dont la
majorité vit dans une pauvreté sans équivalent en Tunisie. Les grands
entrepreneurs, liés à Gamal Moubarak, et dont le fidèle Ahmed
Izz, magnat de l'acier, contrôlait l'appareil
du parti, n'ont pas permis l'émergence d'une bourgeoisie opposante. Ainsi, les
manifestations, si elles suscitent de fortes sympathies dans toutes les classes
sociales, peinent à trouver des relais pour transformer la révolte en une
coalition révolutionnaire capable de faire tomber le pouvoir.
Le pétrole, les revenus du canal
de Suez, le tourisme, constituent une rente contrôlée par l'état-major, des
rangs duquel Moubarak est issu ; les chefs de l'armée craignent qu'il paraisse
chassé sous la pression populaire. Ils mettent en balance la pérennité au
pouvoir de leur corps - remplacer un président impopulaire par un autre général
mieux famé - avec sa cohésion - hésiter à sacrifier le raïs tant qu'il compte
des relais capables d'organiser des contre-manifestations, de recruter des
nervis qui agressent les opposants. A une armée divisée tant que Moubarak reste
en place fait face une opposition mal organisée.
Les Frères musulmans, fondés en
1928, disposent du réseau le plus dense en Egypte de relais sociaux,
d'associations caritatives, et contrôlent dans les faits la plupart des ordres
professionnels - médecins, ingénieurs, journalistes, etc. Et la masse des
manifestants s'est considérablement accrue dès qu'ils ont appelé à descendre
dans la rue le 28 janvier. Mais ils sont divisés sur la stratégie politique :
certains s'accommoderaient de participer à une démocratie militaire
transitoire, dans une perspective de type AKP, d'autres refusent de se salir
les mains pour préserver l'idéal d'Etat islamique. D'autant que les Frères
doivent faire face à la puissance du courant salafiste,
moralement rigoriste et intransigeant, violemment antichrétien, mais hostile,
comme ses inspirateurs saoudiens, à toute action contre l'Etat, tant qu'il
demeure nominalement musulman.
Enfin, les djihadistes,
décimés par les services du général Souleiman, le
nouveau vice-président, font peser une hypothèque que la propagation du chaos
ne permettrait pas d'ignorer. Une jeunesse urbaine pauvre, pléthorique,
entassée dans les immenses banlieues gonflées par l'exode rural, est avide des
promesses de la modernité et d'un peu de bien-être, et beaucoup redoutent
qu'elle ne soit prête à en découdre : les opposants sauront-ils la faire
espérer, verra-t-elle son avenir chez des généraux qui promettent des réformes
démocratiques après le retour de l'ordre, ou basculera-t-elle dans le camp
islamiste ?
Tels sont les défis sociaux,
politiques et religieux de la révolution démocratique arabe naissante.