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COMMENT PERDRE SA PLACE DANS UN JOURNAL SAOUDIEN

 

Par Fawaz Tourki, ex- journaliste et grand éditorialiste du quotidien Saoudien Arab News paraissant en anglais, a écrit plusieurs ouvrages dont "les déshérités, journal d'un Palestinien en exil", Email disinherited@yahoo.com

Article paru dans le Washington Post du 15 avril 2005

Traduit par Albert Soued, www.chez.com/soued/conf.htm pour www.nuitdorient.com

 

Ce mois-ci, je viens d'être viré sans cérémonie par le journal saoudien où je travaillais, un important quotidien de langue anglaise "Arab News" (1). Cela n'avait aucune importance que je fus un éditorialiste réputé pendant 9 ans, et que mon travail était largement cité par les médias Européens et Américains, y compris le Washington Post. Ce qui importait c'est que j'avais commis l'un des 3 péchés capitaux qu'un journaliste doit éviter s'il travaille dans un média arabe, critiquer le gouvernement. Et les 2 autres? Parler de l'Islam, et critiquer en les nommant des chefs politiques de l'univers arabo-islamique, pour leurs excès éhontés, leurs échecs lamentables ou leurs flagrants abus.

Peu importe si un journal appauvrit ou rabaisse le niveau de l'entreprise médiatique quand il enjoint ses commentateurs de ne pas être critique vis à vis d'un gouvernement qu'ils sont supposés observer. Peu importe l'absurdité d'empêcher un éditorialiste de mentionner seulement l'Islam, une idéologie sociale que les gens du jihad ont embrassé, devenant de ce fait l'histoire à raconter sur le plan international. Et peu importe que la société arabe – société dont le corps et l'esprit demeurent brisés plus d'un ½ siècle après l'indépendance – ait grand besoin de s'engager dans une sérieuse remise en question et de lancer un débat ouvert dans la presse auprès des universitaires, des intellectuels, des analystes politiques et d'autres, sur le sujet crucial des raisons pour lesquelles les Arabes n'ont pas réussi à faire face toutes ces années aux défis de la modernité.

Mais là sont les règles primordiales, sinon pathétiques, qui façonnent un média arabe. Vous les appliquez ou vous êtes dehors! Le problème est que s'il faut aligner des phrases toutes faites comme seule manière de gagner sa vie, vous finissez par aller à Canossa et vous devenez une marionnette. Quelquefois il suffit d'un appel téléphonique à un responsable de votre journal, venant d'un officiel illettré, incapable de gérer même un comptoir de restaurant, ou d'un imam radical qui n'a pas lu de sa vie plus d'une demi-douzaine de livres corrects ou peut-être d'un diplomate mécontent d'une ambassade arabe ou musulmane à Riyad, qui n'a pas aimé ce que vous avez dit de son pays dans un article. Dans tous les cas le résultat est le même, votre carrière est ruinée. Si vous avez de la chance, vous avez parfois un responsable éditorial qui aime votre travail, qui lâche un peu la bride et qui vous soutient en Haut, au risque même parfois de perdre lui-même son poste. Même dans ce cas, il suffit de 3 coups et vous êtes dehors.

Ma 1ère provocation concernait Hosni Moubarak, que j'avais critiqué – horreur des horreurs --- après qu'il eut sévi contre des défenseurs des droits de l'homme, il y a quelques années de cela. La 2ème  est arrivée après les accords de Camp David, quand j'ai appelé Yasser Arafat à démissionner de l'Autorité Palestinienne. La dernière concernait les atrocités au Timor Oriental entre 1975 et 1999, commises par l'Indonésie. Pour cette transgression, mon journal saoudien n'eut aucune pitié. J'étais dehors, sans question posée, ni explication donnée. Vous ne pouvez pas traiter d'atrocités commises par un gouvernement islamique et espérer vous en sortir comme cela, même si nombre de livres d'histoire en parlent longuement.

Mais cette histoire  n'est pas seulement celle d'un journaliste arabe qui perd son job. Elle concerne aussi les implications de la politique américaine qui a décidé d'introduire un peu de démocratie dans les pays arabes, démocratie qui ne peut être édifiée que sur une presse libre et indépendante.

Mais les Arabes, y compris ceux qui se font passer pour des rédacteurs de journaux, doivent encore apprendre qu'une vraie presse libre est un impératif moral pour une société. La mettre en échec c'est saboter le sacro-saint droit du public à savoir et le rôle normal d'un journal de faire savoir. Si les démocraties occidentales sont plus effectives c'est que tout le monde doit rendre compte, de haut en bas, et c'est la base de idéologie nationale. Ce que les Arabes doivent apprendre encore c'est qu'on ne publie pas un journal pour faire progresser les préférences politiques des propriétaires ou pour héberger des analystes serviles et soumis qui ne dénoncent pas les abus de pouvoir de chefs dirigeant des états délabrés.

La démocratie est peut-être un système politique, mais c'est aussi une philosophie sociale. Comment voulez-vous l'appliquer à un peuple qui a vécu des générations durant dans une éthique de peur, peur d'être original, différent, peur d'innover, peur d'être spontané, peur de vivre même, car on a instillé en lui le besoin d'accepter l'orthodoxie, la dépendance et la soumission ?

Aujourd'hui, c'est triste à dire, le monde arabe reste un ensemble d'entités disparates gouvernées par des régimes autoritaires qui s'appuient sur la coercition, la violence, la terreur et qui demandent au citoyen d'être soumis, obéissant et conformiste. Et cela inclut aussi les citoyens qui s'auto proclament "journalistes", mais qui ne savent pas ce que sont la vérité, la responsabilité et pour qui la logique ne compte pas. C'est dans cet esprit, que d'éminents journaux arabes ont considéré comme profitable de raconter des histoires sur ce qui s'est passé le 11/9/01, que les attaques étaient une machination d'agents israéliens, sur la mort de Diana, que c'était un complot diabolique d'agents de sa Majesté pour la tuer, plutôt qu'elle n'épouse un Arabe musulman, sur Monica Lewinski qui aurait été un agent planqué à la Maison Blanche par le lobby juif etc…et d'autres âneries infantiles (2)

Pour les Arabes, il y a encore un abîme entre les mots et le monde. Vous pouvez aisément servir des théories de complot et votre rédacteur vous donne le droit de pontifier sur n'importe quelle bêtise ou folie, mais n'allez surtout pas raconter ce que font les dictateurs d'Egypte ou de Palestine et ne rapportez pas les atrocités d'un gouvernement musulman au Timor oriental. Car le prix que vous payerez pour une telle impudence est en effet très lourd.

 

Notes du traducteur

(1) il y en a un de plus qui crache le morceau….

(2) qu'on ne peut servir qu'à un public conditionné et abêti. Ce que ce journaliste ne dit pas c'est qu'en pays arabe, tout journaliste peut aussi raconter ce qu'il veut sur Israël et les Juifs, seul sujet étranger non tabou, et sur lequel l'imagination arabe peut délirer. Il est probable que ce journaliste fut un Palestinien travaillant pour un journal d'Arabie. D'une façon générale, pour faire passer leurs critiques contre une entité arabe, les journalistes arabes aussi libéraux qu'ils soient, s'empressent de faire un amalgame condamnant Israël et les Juifs, même si le sujet ne s'y prête pas. Une phrase assassine par ci, un autre par là, de quoi dissuader toutes les censures arabes.

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