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TRAITE DES ENFANTS EN EGYPTE

 

Par Chahinaz Gheith

http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2007/10/24/null0.htm

Al-Ahram hebdo en ligne

Semaine du 24 au 30 octobre 2007, numéro 685

 

Traite des enfants. Ventes aux enchères, location, cession, face à la misère, des parents n’hésitent pas à brader leurs petits. Un véritable trafic s’installe, faisant rappeler les marchés d’esclaves d’antan.

 

30 000 L.E., adjuge, vendu !

C’est comme si l’on était en train de remonter la machine du temps et revenir plusieurs siècles en arrière lorsque l’esclavage était un système admis. A Mégharbéline, au quartier de la Citadelle, et à Bawabet Al-Métouali se tenaient des marchés d’esclaves, si l’on croit les chroniques médiévales où l’on évoquait ces maîtres qui exposaient leurs plus belles marchandises : jolies femmes, destinées aux harems et noirs bien bâtis et même des enfants. Pour attirer leur clientèle, ils élevaient la voix, faisant l’éloge de chacun, vantant la beauté de l’une et tâtant les muscles de l’autre pour les vendre aux plus offrants. De nos jours, l’image n’a pas beaucoup changé, la scène est la même et l’on continue d’exhiber du « cheptel humain », comme si l’esclavage n’a jamais été aboli. Mais désormais, il ne s’agit plus de noirs ou de belles femmes, mais d’enfants proposés par leurs géniteurs et non par des marchands.

Ce n’est pas de la fiction. La dernière édition 2007 vient de le prouver : une des plus insolites ventes aux enchères a eu lieu à Port-Saïd. Un père de famille a aligné ses quatre filles sur la place publique pour les vendre aux plus offrants. « Des visages candides à vendre, des enfants à la fleur de l’âge : Arzaq (10 ans), Karima (8 ans), Badr (6 ans) et Badawiya (4 ans). Brunes et blanches de peau, vous avez l’embarras du choix. Payez sans marchander, les prix sont entre 3 000 et 30 000 L.E., suivant l’âge », répète à haute voix Mohamad Ismaïl tout en larmes. N’ayant pas trouvé de quoi subvenir aux besoins de sa famille, il n’a pas trouvé d’autres solutions que de vendre sa propre chair. « Que puis-je faire d’autre ? Même les chats sont capables de trouver leur nourriture, je n’arrive plus à nourrir mes propres enfants. Pas même avec du pain sec. Je ne peux pas aussi les livrer à la mendicité ou les abandonner dans la rue. Peut-être auront-elles la chance de tomber sur quelqu’un de bien qui pourra assurer leur avenir », poursuit-il. Lui et ses quatre filles tiennent dans leurs mains des pancartes sur lesquelles on peut lire : "Enfants à vendre ! Où sont les droits de l’homme ?".

En fait, ce n’est pas une scène de théâtre, mais une réalité pure et dure. Deux semaines plus tard, le même scénario se répète à Al-Hamam, à Marsa Matrouh. Dans une vente au plus offrant, Moustapha Mahmoud vante le charme de son benjamin. Ne pouvant plus assumer les frais de scolarité de l’aînée inscrite à la faculté de médecine et le cadet en année de bac, tous deux des étudiants brillants, il a décidé de vendre le tout dernier.

 

Les Arabes du Golfe, premiers acheteurs

Or, ces deux cas ne sont pas exceptionnels, les pages des faits divers rapportent chaque jour des ventes de ce genre. Une marchande de légumes a vendu pour 5 000 L.E. son enfant à une femme aisée du Golfe. Parfois, ce n’est pas la misère qui pousse à se défaire de l’un de ses enfants. Un homme a cédé sa fille pour 30 000 L.E. pour avoir suffisamment d’argent pour une seconde épouse et pouvoir exaucer son vœu, celui d’avoir un garçon.

Dans la région des cimetières des juifs à Bassatine, Samah a vendu son neveu pour acheter son trousseau de mariage. Elle a prétendu à sa sœur que son fils a trouvé la mort écrasé par un microbus. Tous les maux sociaux semblent se terminer par ces tristes marchés de chair humaine. Un kiosque s’est spécialisé dans la traite des blanches : son propriétaire récupère les filles de la rue tombées enceintes, attend qu’elles accouchent, puis récupère leurs bébés pour les vendre. Un troisième au Fayoum a signé un acte de vente de 3 000 L.E., somme qui équivaut au prix de son fils.

 

La justice impuissante

Or, tout ceci témoigne d’un tragique laisser-aller. Où est la loi qui pourrait pénaliser de tels actes ? Ce père indigne a été arrêté, mais le tribunal l’a tout simplement relâché. Voire, son acquittement a été accueilli par des youyous de la part des siens. Un chauffeur se désiste de son fils au profit de son camarade, un autre n’hésite pas à mettre en gage ses enfants contre une somme. Bref, un commerce en pleine expansion, mais avec des formes actuelles diverses et surtout choquantes : actes de vente, de location, désistement et même mise en dépôt qui risquent tous de créer un marché des esclaves. Ce phénomène se répand de plus en plus aussi bien dans les quartiers huppés que les plus pauvres comme Madinet Nasr, Doqqi, Gamaliya et Vieux-Caire, puis dans d’autres gouvernorats : Alexandrie, Ménoufiya et Ismaïliya, comme le précise une étude effectuée par le Centre des droits de l’enfant égyptien. Les prix diffèrent d’un quartier à un autre et d’une région à l’autre. Cette étude note en outre, les principales causes de ce phénomène telles que la pauvreté, le divorce, le mariage orfi et le problème des filles de la rue.

« Le fait que certains parents mettent en vente leurs enfants n’est pas nouveau. Autrefois, il s’agissait de cas isolés dus à la pauvreté. Mais le chiffre est en hausse, notamment ces dix dernières années et les raisons ne sont plus les mêmes », explique Azza Korayem, sociologue, tout en ajoutant que dans le passé, on abandonnait un enfant près d’une mosquée ou d’un orphelinat parce qu’on ne pouvait pas le nourrir.

D’autres parents donnaient en adoption un de leurs enfants en échange d’une somme d’argent pouvant leur servir à subvenir aux besoins du reste de la famille. Les mamans avaient du mal à se séparer de ce chérubin et faisaient tout pour le suivre ou avoir de ses nouvelles. De nos jours, la pauvreté n’étant plus la cause essentielle, d’autres facteurs sont avancés.

Des parents n’acceptant plus d’assumer leurs responsabilités. Des mères dépourvues d’instinct maternel n’hésitent pas à brader leurs enfants. Pire encore, selon la sociologue, ces gens n’encourent aucune peine, puisqu’il n’est pas venu à l’idée des législateurs que ce genre de commerce pouvait avoir lieu et que le parent pouvait se comporter avec son enfant comme un maître avec son esclave.

De plus, si une maman est punie par la loi pour avoir maltraité ou négligé son enfant. Elle ne risque rien, en revanche, si elle le vend. Korayem ajoute que l’aggravation des conditions sociales et la dégradation des mœurs n’ont fait qu’amplifier ce phénomène, à l’exemple de cette mère sans scrupules qui a vendu son bébé de quelques mois pour s’offrir une tenue de danse à 5 000 L.E. pour mieux épater devant son public, ou encore celui qui a vendu les siens pour s’offrir un microbus. « Par égoïsme, s’assurer une rente pour mieux vivre ou prendre une seconde épouse, des parents sans cœur n’hésitent pas aujourd’hui à sacrifier leurs enfants », souligne-t-elle.

 

La responsabilité de l’Etat

Hani Hilal, président du Centre des droits de l’enfant égyptien, met en accusation le gouvernement à cause de la situation économique désastreuse qui sévit dans le pays et la hausse du coût de vie. Un état qui a poussé les gens à vendre leurs organes et maintenant leurs enfants. « Tout le long de la corniche, l’on peut rencontrer des familles entières livrées à la rue sans toit, n’ayant rien pour se couvrir. Ceux qui veulent gagner leur pain en devenant des marchands à la sauvette sont traqués sans relâche par la municipalité ou la police », explique-t-il et d’ajouter : « On dit que l’Etat spécule à la Bourse avec l’argent des retraités au risque de tout perdre. Ne serait-il pas plus intéressant de construire des usines pour donner plus de chances de travail aux citoyens ? ». Un débat qui est au cœur de la performance économique de l’Etat.

Mais s’agit-il d’actes spontanés et irréfléchis ? Des ventes sauvages si l’on y songe ? Evidemment pas. Un commerce a ses magnats. Derrière celui-ci se trouve un réseau bien organisé. Et du vendeur à l’acheteur, une liste de gens en tirent des profits : des infirmières, des femmes de ménage et des commissionnaires. D’un côté, les proies, à savoir des filles de la rue (sur 40 000 enfants de la rue, 30 % sont des filles) ou des filles mères abandonnées à leur sort ou ayant été roulées en faisant un mariage orfi. De l’autre, les intéressées : des femmes stériles prêtes à claquer de l’argent pour avoir un enfant. Un commerce fructueux où tout le monde trouve son compte.

Nadia a élu domicile dans la rue. Elle a 16 ans et n’a peur de rien, mais est constamment sur le qui-vive, car elle est souvent la proie des prédateurs. C’est dans un jardin public à Guiza qu’elle passe la nuit avec un groupe des deux sexes. Elle se fait souvent violée par les garçons de la rue. « Je ne suis pas comme les autres filles qui couchent dans les appartements ou montent dans les voitures d’étrangers. Je ne peux pas compter le nombre de fois où je suis tombée enceinte », dit Nadia qui se souvient du jour où elle a accouché d’une fille qui n’arrêtait pas de pleurer. « Attiré par ses cris, un chauffeur s’est approché et a vu le bébé toujours nu, car je n’avais rien pour l’habiller. Il m’a offert 120 L.E. en échange du nourrisson en me disant que des gens pouvaient en avoir grandement besoin. Une autre fois, j’ai accouché d’un garçon à l’hôpital et c’est une infirmière qui m’a refilé quelques livres en me disant de ne rien craindre pour lui, et qu’il deviendra un jour pacha », poursuit-elle. Nadia confie que toutes ces grossesses ont affaibli sa santé et qu’elle a découvert une méthode qui pourrait l’empêcher de tomber enceinte. En outre, elle ne veut pas suivre l’exemple de sa copine qui loue son enfant à une femme et à raison de 10 L.E. par jour pour mieux mendier.

 

Une vente sans aucune garantie

Or, les filles de la rue ne sont pas la seule source pour alimenter ce commerce. Il y a aussi la traite des blanches et les mariages orfi. Chaque été à la saison touristique, des milliers d’Arabes viennent passer leurs vacances et profitent pour consommer un mariage orfi, puis disparaissent dans la nature, laissant derrière eux le fruit de quelques nuits d’amour et une femme désemparée ne sachant quoi faire de cet enfant. Incapable de trouver le père pour lui donner son nom, elle se presse pour s’en débarrasser.

Et c’est à ce moment-là que les intermédiaires entrent en jeu, exploitant ainsi cette situation malheureuse pour tirer le maximum de profits. Les transactions débutent dès le début de la grossesse. Ils prennent en charge ces filles, les dorlotent jusqu’à l’accouchement, puis s’emparent du nouveau-né dont la commande est déjà passée soit par une famille aisée habitant en Egypte ou dans un pays du Golfe. Et ici commence le rôle du second intermédiaire : les femmes de ménage. Zébeida, une Koweïtienne, est stérile. Elle rêve d’avoir un enfant et craint que son mari ne prenne une seconde épouse. Grâce à sa femme de ménage, elle a trouvé une solution à son problème. Elle a fait croire à son mari qu’elle était enceinte et a passé la grande partie de sa grossesse en Egypte, puis est retournée avec un nouveau-né dans son pays. Et quand ce réseau est en manque pour satisfaire une commande, ce sont les infirmières qui se chargent de la mission en volant même un bébé du service. Dans un hôpital, d’un genre que l’on pourrait dire particulier, situé au quartier résidentiel de Garden City, Fayza, infirmière, donne un coup de main efficace au médecin et directeur de l’établissement. Ce dernier offre des séjours gratuits et fait des accouchements à des prostituées n’ayant pas réussi à se faire avorter à temps. En échange, elles doivent lui laisser leur enfant qu’il vendra plus tard en dollars.

 

Après la vente des organes qui a fait un tollé et dont les victimes ont été de pauvres malades, la crainte de voir un jour des marchands ambulants vendre à la criée des enfants, comme ils ont l’habitude de faire pour n’importe quelle marchandise, n’est pas tellement une fiction.