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La fronde Tribale qui
Menace le Roi de Jordanie
Les grandes familles s’inquiètent de l’influence jugée
grandissante des Jordaniens d’origine palestinienne qui auraient une oreille
attentive auprès de la reine Rania
Par Laurent Zecchini, envoyé
spécial à Amman - Le Monde
16 juillet 2010
Ce n’est pas une révolte ouverte,
mais c’est à coup sûr une fronde larvée, potentiellement menaçante, dont le roi
Abdallah II de Jordanie va devoir tenir compte. Le 8 juillet, le Comité
national des retraités militaires a refait parler de lui après une première
déclaration en mai. Avec un nouveau communiqué, manifestant l’intention
d’organiser un «mouvement national», dans la perspective des élections
parlementaires prévues le 9 novembre.
"Transjordaniens"
Le ton du premier communiqué, le
1er mai, avait été violent, mais bien des thèmes soulevés par les
"vétérans" avaient trouvé un écho parmi les
"Transjordaniens", autrement dit les Jordaniens de souche, par
opposition à ceux qui sont d’origine palestinienne. Au-delà des mots, chacun,
et notamment le "diwan royal" (le cabinet du souverain), avait
compris le message: les "tribus" sont mécontentes.
Au cœur de leurs revendications
apparaissait une frustration identitaire, presque ethnique, la peur d’être un
jour minoritaires dans leur propre pays, ce qui est
probablement déjà le cas. "Nous voulons préserver l’identité nationale
jordanienne. Le nombre des Palestiniens en Jordanie a désormais atteint
4,5 millions", affirmait ce pamphlet. Dans ce pays de quelque
6,2 millions d’habitants, une telle évaluation est à coup sûr exagérée,
mais symptomatique d’un malaise.
La grille de lecture selon
laquelle les Jordaniens d’origine palestinienne tiennent l’économie, alors que
les tribus conservent la propriété de la terre et contrôlent l’armée et la
haute fonction publique, est un rien manichéenne. Mais elle permet de mesurer
l’enjeu de cette fronde. Les tribus sont le socle de la monarchie, donc de
l’Etat. Dès lors, si celles-ci grognent, c’est la Jordanie, modèle de régime
arabe modéré aux yeux des Américains, qui est fragilisée.
Qui sont-elles? Les Majali, Beni
Sakr, Beni Khalid, Gharabeh, les Howeitat et les Tell n’aiment pas
l’appellation de "tribu": "Nous ne sommes pas des Bédouins,
rectifie Nawaf Tell, directeur du Centre des études stratégiques d’Amman, nous
sommes des familles étendues avec des liens sociaux très forts". Ces
liens passent par le diwan. Avec le "petit roi" Hussein, cette
interdépendance allait de soi. Mais son fils veut bousculer le conservatisme
des tribus.
"Le roi veut moderniser,
réformer, libéraliser, et développer une classe moyenne dans le pays",
explique l’un de ses conseillers. "Les néolibéraux sont arrivés: aujourd’hui,
on parachute des technocrates, alors qu’à l’époque du roi Hussein les ministres
étaient connus de tous. Et la corruption est généralisée", rectifie
Suleiman Sweiss, ancien président de l’Association des droits de l’homme. Ce
thème de la corruption est largement repris par le Comité national des
retraités militaires, dont les chefs restent anonymes.
Octroi de la citoyenneté
Leur combat se résume à une
volonté farouche de conserver des positions de pouvoir. Et des privilèges. Ce
qui passe par la dénonciation de l’extrême faiblesse manifestée par le
gouvernement "face aux pressions exercées
par Israël, les Etats-Unis" pour accorder
la citoyenneté jordanienne à tous les Palestiniens vivant dans le royaume, et
nommer des Palestiniens "à des postes clés".
Mais les "vétérans" –
nombre d’entre eux seraient des officiers supérieurs en activité – sont allés
trop loin… Dans leur dénonciation du rôle d’une coterie non représentative dans
la formation du gouvernement et leur rappel que les prérogatives du roi ne
peuvent être partagées avec quiconque, quels que soient sa parenté ou son titre,
chacun a vu une allusion à l’influence prêtée à la reine Rania, d’origine
palestinienne.
Abdallah II sait qui l’a fait roi.
Cette attaque frontale a
probablement desservi la cause des tribus. Le palais a fait comprendre qu’il ne
laisserait pas la situation se détériorer. Ce message, relayé par les
Moukhabarat, les services de renseignement, s’est propagé au sein des grandes
familles, dont plusieurs ont pris publiquement leurs distances avec ce début de
fronde. Celle-ci aura du mal à s’exprimer sous la forme d’un nouveau parti
politique, lequel aurait besoin d’une autorisation gouvernementale.
Les choses, en apparence, se sont
un peu calmées. Abdallah II sait qui l’a fait roi: c’est pour cela qu’il n’a
pas réformé la loi électorale qui favorise l’affiliation tribale et les candidats
pro-gouvernementaux, tout en pénalisant les grandes villes, à forte majorité
palestinienne. Les partis politiques d’opposition, les syndicats et une partie
de la presse dénoncent, avec prudence, cet archaïsme.
Un haut responsable de l’Etat
s’insurge, sous le couvert de l’anonymat: "Avoir des parlementaires
élus sur une base tribale, ce n’est pas la démocratie; mais c’est une question
de survie politique pour le régime monarchique". Le scrutin du
9 novembre sera-t-il une réédition des élections parlementaires de 2007,
qui avaient fait l’objet d’une fraude électorale notoire? Le diwan a promis un
scrutin propre et transparent. Méfiant, le Front d’action islamique (IAF), le
parti politique des Frères musulmans, réfléchit à un éventuel boycott des élections.
Seule formation politique
significative de l’opposition, les Frères musulmans entretiennent des rapports
presque incestueux avec le pouvoir: "Contrairement à ce qui s’est passé
en Egypte, explique Géraldine Chatelard, de l’Institut français du Proche-Orient,
le roi leur a donné un statut de parti politique, et il n’a jamais créé de
martyrs dans leurs rangs. En contrepartie, les Frères ne font rien pour
renverser la monarchie: c’est une sorte de pacte politique".
Ce qui ne va pas sans créer des
tensions internes: chez les Frères, les colombes, partisans de la poursuite de
la collaboration avec le régime, s’affrontent aux faucons, islamistes. Cet
équilibre dans les relations avec le diwan perdure, mais la Jordanie est
confrontée, comme tous les pays de la région, à la montée du fondamentalisme.
Jusqu’à présent, Abdallah II a su, avec doigté, cantonner les
"Frères" dans un rôle d’opposition de sa majesté. C’est un équilibre
politique fragile, tout comme celui entre tribus et "Palestiniens".
Ce qui fait deux défis, pour un régime monarchique qui oscille entre féodalisme
et modernité.