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Une question,
et des réponses.
Ou pourquoi les
Irakiens ne se précipitent pas pour acclamer ceux qui les libèrent
Par Bernard Lewis,
historien, écrivain, spécialiste de l'Islam et des Arabes, professeur
"emeritus" des études du Moyen Orient de l'Université Princeton. A
récemment publié
"What
Went Wrong? Western Impact and Middle Eastern Response" (Oxford, 2002).
Paru le 6 avril 2003, dans le New York Times
Traduit par Albert Soued, écrivain, www.chez.com/soued
"Où sont ces foules en liesse dont on nous a dit qu'elles sortiraient pour nous acclamer?"
Cette question a été posée avec de plus en plus d'insistance, par la plupart des observateurs, perplexes et par certains, inquiets et par d'autres, ironiques, selon leur tempérament ou leur appartenance politique. Question judicieuse qui mérite une réponse. Différentes réponses ont été proposées, elles aussi variant selon le tempérament ou l'appartenance politique, ou d'autres critères encore. Mais quelle que soit la réponse, il y a 3 points très importants.
Le premier point concerne le soulèvement de 1991 et sa répression. Au début de la Guerre du Golfe de 1991, le gouvernement américain a appelé le peuple irakien à se rebeller contre le tyran qui l'a opprimé pendant longtemps, et à le renverser. Le peuple a répondu promptement et s'est soulevé dans de nombreuses régions du pays. Pendant ce temps, l'armée américaine victorieuse a accordé un cessez-le-feu au dictateur irakien défait. Dans les jours qui suivirent, utilisant les quelques hélicoptères que l'accord lui laissait ostensiblement à des fins de transport, Saddam Hussein a écrasé la rébellion, région par région, groupe par groupe. Il a systématiquement anéanti les Shiites au Sud, les Kurdes au Nord, tuant des dizaines de milliers de gens de la façon la plus brutale, incluant des armes chimiques.
De nombreuses explications ont été offertes sur les raisons
pour lesquelles le gouvernement américain a accordé un cessez-le-feu au moment
où il était victorieux, et il y en a même encore qui justifient cette décision.
Mais il n'y a aucune justification –bien que certains l'aient fait – à
l'abandon de populations que nous avons incitées à se rebeller. Nos amis
Irakiens – et je dis bien nos amis – ont perçu cette attitude comme une
trahison; celle-ci laissa derrière elle des réflexes de prudence et de
suspicion, pour le moins. Cette
prudence et cette suspicion ont été ravivées et renforcées par deux nouvelles
préoccupations, l'une provenant du déroulement de la guerre, l'autre de la
controverse autour de cette guerre.
En termes purement
militaires, la décision
d'aller directement à Bagdad,
sans se préoccuper des villes du Sud était sans doute sage. Mais cette tactique
laissait les populations à dominante Shii'te sous le contrôle de Saddam Hussein
et de ses sbires. En effet, celui-ci n'avait pas suffisamment de troupes
régulières pour contenir l'assaut de la coalition, mais son monstrueux appareil
de contrôle et de répression était encore intact. Et la population shii'te
méridionale savait ce qui l'attendait, si elle montrait trop tôt vers qui
allait sa sympathie.
Cette prudence
compréhensible a été renforcée par la violente levée de boucliers occidentale contre la guerre, particulièrement aux Etats-Unis. Cette
opposition s'est manifestée de différentes manières sous leurs propres yeux,
par la critique du conflit faite par les compte rendus des médias à leurs
portes. Pour nous Occidentaux cela paraît un débat normal, dans une société
libre. Qu'ils soient gouvernants ou gouvernés, les Irakiens ne sont pas
préparés à une telle liberté de parole, depuis qu'ils ont remplacé leur régime
parlementaire par une dictature, il y a près de 50 ans! Et ce qu'ils ont cru
voir et entendre, c'est l'hésitation, l'indécision, même la faiblesse et la
peur de l'Occident.
Et cela a renforcé
leur crainte de se voir une fois encore trahis, les États-Unis ne terminant pas
ce qu'ils ont commencé de faire, trouvant un nouvel accommodement avec Saddam
Hussein lui-même, ou avec un successeur de son entourage, un peu plus
conciliant. Il y eut en effet des voix
qu'on a entendues qui étaient en faveur d'un telle solution du conflit.
Le débat occidental
et la campagne contre la guerre ont certainement encouragé Saddam Hussein dans
la voie de la guerre et ont découragé les Shiites pour nous acclamer. Le débat
occidental et la campagne contre la guerre ne mettront pas fin à celle-ci. Mais
s'il se trouve, ils
l'auront rendue plus longue et plus dure.
A Question, and Answers
Why
Iraqis were slow to embrace their liberators.
BY BERNARD LEWIS
Sunday, April 6, 2003 12:01 a.m. EST
Mr.
Lewis, professor emeritus of Near Eastern studies at Princeton, is the author,
most recently, of "What Went Wrong? Western Impact and Middle Eastern
Response" (Oxford, 2002).
"Where
are those cheering crowds we were told would come out to greet us?"
This
question was asked with increasing urgency--by most with puzzlement, by some
with anguish, by others with derision, according to temperament and allegiance.
It is a fair question, and it deserves an answer. Different answers have been
offered to this question, varying again according to temperament, allegiance,
and other factors. But in any answer, three points are of central importance.
The first
of these is the Iraqi rising and repression of 1991.
At the
beginning of the Gulf War in that year, the U.S. government called on the
people of Iraq to rise in rebellion and overthrow the tyrant who had oppressed
them for so long. They responded readily, and rebellions broke out in many
parts of the country. But in the meantime, the victorious U.S. had accorded a
cease-fire to the defeated Iraqi dictator. In the days that followed, Saddam
Hussein, using the helicopters that the cease-fire agreement had allowed him to
retain, ostensibly for transport purposes, crushed the rebellion, region by
region and group by group, Shiites in the south and Kurds in the north, killing
tens of thousands in the most brutal way, including with chemical weapons.
Various
explanations have been offered as to why the United States government granted a
cease-fire in the moment of victory, and there are even some who still defend
it. There is no defense--though some have offered explanations--of the
abandonment of those whom we had incited to rebel. Our Iraqi friends--and I
mean friends--saw this as a betrayal; and this left, at the very least, a
legacy of caution and suspicion.
This
caution and suspicion were revived and reinforced by two new concerns, one
deriving from the conduct of the war, the other from the debate about the war.
In purely
military terms, the decision to go straight for Baghdad, bypassing the cities
of the south, was no doubt a wise tactical choice. It did however leave the
largely Shiite south under Saddam Hussein's control. He probably had
insufficient regular forces there to cope with a major military assault, but
the whole monstrous apparatus of surveillance and repression remained in place,
and the people in the south knew very well what would happen to them if they
revealed their real sympathies prematurely.
Their
understandable caution was further reinforced by the strong and vocal
opposition to the war around the world and more especially in the United States.
This manifested itself in many ways and, under their very eyes, in the mostly
critical questioning of the military by the media in the press briefings taking
place on their doorstep.
For us in
the West, this is the normal free debate of an open society. But Iraqis, both
rulers and ruled, have had no experience of any such thing since the overthrow
of the parliamentary regime and the establishment of the dictatorship almost 50
years ago. What they believe they see is indecision, hesitation, even weakness
and fear.
This could
only intensify their worry that once again the United States may flinch from
finishing the job, and reach some kind of accommodation, if not with Saddam
Hussein himself, then with some like-minded but more amenable successor, found
among his entourage. There are indeed audible voices advocating just such a
resolution of the conflict.
The public
debate against the war will be similarly understood--or rather
misunderstood--both by Saddam Hussein and by his subjects, and will have the
unintended effect of encouraging him and discouraging them. The antiwar
campaign will not end the war, but it may turn out to have made it longer and
harder.