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LE BILAN DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE FRANÇAISE EN IRAK,

LA DIPLOMATIE D'UN MONARQUE ?


Par EZRA SULEIMAN, Professeur de sciences politiques et directeur du centre d'études européennes à l'université de Princeton.

Article paru dans le Figaro - Débats et Opinion du 16 juillet 2004

Tocqueville admirait dans la démocratie américaine la capacité d'admettre le débat et le conflit. Il admirait aussi le fait que le peuple américain ne mettait pas sur un piédestal ses dirigeants, y compris son président. Et, enfin, il admirait la pratique selon laquelle les dirigeants devaient rendre des comptes sur leurs actions à ceux qui les ont élus. Bref, pas de révérence, pas de carte blanche. Ces contrastes avec le vieux continent avaient frappé le jeune aristocrate français pendant son voyage dans le nouveau monde et ont inspiré De la démocratie en Amérique qui reste toujours un chef-d'oeuvre.

Malgré la démocratisation de l'Ancien Continent, certains aspects de l'époque antérieure restent toujours ancrés. Tocqueville pourrait de nouveau s'interroger: pourquoi les Américains ne cessent-ils de débattre de la sagesse de la politique irakienne de l'Administration Bush alors que les Français, eux, continuent à évacuer le débat ? Pourquoi refusent-ils d'exiger de leurs dirigeants de dresser un bilan de leur politique ? Et pourquoi est-ce que leur président n'a jamais cherché à expliciter les conséquences de ses actions ? Après tout, à en juger par les résultats des élections régionales et européennes, les Français ne lui ont accordé aucun crédit pour la manière dont il a géré la politique étrangère de la France.

Par deux fois, en deux ans, les Français ont soutenu - ou plutôt plébiscité - Jacques Chirac lorsqu'il a dû affronter deux démons - ou deux maux - qui risquaient de bouleverser l'ordre établi. La première fois, pour contrer le péril que Jean-Marie Le Pen représentait pour la démocratie française en avril 2002.La seconde fois, pour dénoncer à la quasi-unanimité l'action de l'Amérique en Irak. Les Français croyaient défendre la paix contre l'impérialisme, la force, l'unilatéralisme, la religion, le militarisme...

Il est difficile de comprendre, même pour un francophile comme moi, comment un pays si habitué et expérimenté dans les luttes féroces entre classes, idéologies et partis politiques, a pu se dispenser d'un vrai débat sur un des plus grands sujets de notre temps. Et je me suis posé la question que Tocqueville, à mon humble avis, se serait posée : est-ce que le pays est resté, ou est devenu encore plus monarchique ? Comment a-t-il pu laisser à un seul homme, certes un président élu au suffrage universel, le soin de conduire une politique étrangère à sa guise ?

Bien évidemment, je ne conteste pas le droit de la France, même en tant qu'allié, à s'opposer à une guerre déclenchée par les Etats-Unis. Mais ne fallait-il pas avoir un débat sur la manière de s'opposer à la politique d'un allié ? Ne fallait-il pas demander au président d'indiquer les conséquences de son action sur la position de la France dans l'Alliance atlantique, sur les relations de la France avec les pays arabes et avec ses partenaires européens? Il ne fallait pas être un Metternich pour prévoir que la guerre allait avoir des conséquences diverses.

Je comprends aisément que Jacques Chirac ait été emballé par la défense d'un principe qui a été approuvé par une bonne partie des Etats dans le monde. Mais l'euphorie d'un président embarqué dans une mission ne devrait-elle pas être tempérée ou au moins examinée par le peuple dans une démocratie ? Si les Français ont combattu Le Pen, n'était-ce pas au nom de la préservation de la démocratie ? L'unanimité n'est jamais le signe d'un peuple libre.

J'ai bien compris les tactiques utilisées sur le moment par Jacques Chirac. En revanche, j'ai eu un peu plus de mal à comprendre la stratégie du chef de l'Etat envers l'Amérique et l'Irak. Je savais qu'il procédait au coup par coup. Mais, alors, pourquoi n'a-t-on pas voulu savoir où il voulait mener le pays ? La gauche dont le rôle, comme elle le répète avec grande fierté, est de s'opposer, n'a ni analysé ni questionné la politique étrangère du président. Elle s'est montrée aussi monarchique que le monarque. Dans ce contexte, le président ne s'est naturellement jamais senti dans l'obligation d'expliciter sa politique et de dévoiler une stratégie.

Une politique qui revêt d'une telle importance doit s'insérer dans un contexte global, ou de ce que Charles de Gaulle a appelé «une doctrine établie d'après la figure morale et physique de la France». Sans cela, le pays procède «comme un peuple né d'hier». Le président Chirac avait-il une conception réelle de ce dont la France était capable et des bénéfices qui pourraient résulter de la poursuite d'une telle politique ?

Pendant deux ans, j'ai posé une question simple, à maintes reprises, à plusieurs dirigeants français : qu'est-ce que la France gagnera et qu'est-ce qu'elle risque de perdre en s'opposant de cette manière à l'Amérique ? J'avais pensé, naïvement sans doute, que les conseillers de ses dirigeants leur avaient fourni des arguments sur deux colonnes, une pour, une contre. A chaque fois, la réponse se limitait à une critique en règle de la politique américaine. Mais une critique des Etats-unis de George W. Bush - j'ai essayé de le faire comprendre à mes interlocuteurs - ne donne pas une stratégie française. Toujours est-il que je n'ai jamais réussi à avoir une réponse à la question pourtant loin d'être une question piège. Quelle est la ligne directrice de la politique étrangère française ? Où sont les propositions constructives de la France ? Une politique du «non» n'est pas une politique qui pourrait aider la France à avoir une certaine influence sur la scène internationale, en tout cas pas à long terme.

L'Amérique connaît certes des difficultés énormes en Irak, mais ces difficultés n'ont pas ajouté au prestige de la France. Le prestige de Chirac au moment où il a décidé de devenir le porte-parole de tous les anti-Américains du monde s'est révélé éphémère. Qu'a-t-il obtenu pour la France ? Le temps de dresser un bilan arrivera. Il est presque déjà arrivé puisque la politique étrangère qu'il a conduite n'est pas venue à son secours lors des deux échéances électorales récentes.

Lorsque la France acceptera de dresser un bilan des actions de son président, elle souhaitera savoir si on n'aurait pas pu agir autrement. Les relations avec les Etats-Unis ont été sérieusement compromises. L'Alliance atlantique est aujourd'hui appelée à évoluer dans des directions que la France pourrait regretter. Les relations avec l'Irak doivent être restaurées puisque la France est aujourd'hui perçue comme ayant été un des derniers défenseurs de Saddam Hussein. La politique arabe de la France n'est pas sortie renforcée de l'action française. La France reste hors-jeu dans le règlement du conflit israélo-palestinien. Enfin, l'Europe est plus divisée aujourd'hui qu'hier et le leadership de la France au sein de l'Union a été sérieusement fragilisé.

Les démocrates français devraient exiger un débat sur la politique étrangère de la France. N'est-il pas temps d'exercer les droits que les Français ont préservés par leur comportement en avril 2002 ?