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LES FEMMES VEULENT DAVANTAGE DE POUVOIR EN IRAK
Article de Robert F. Worth paru dans
le The New York Times
Traduit et publié par Courrier
international - n° 756 - 28 avr. 2005
Qu’elles soient laïques prônant l’égalité, ou conservatrices
défendant les lois islamiques, les femmes imposent leur présence dans la vie
politique irakienne. Du jamais-vu dans le monde arabe.
Un matin du début avril, une
trentaine de femmes vêtues à l’occidentale se sont rendues dans le bureau de
celui qui allait devenir le Premier ministre de l’Irak, Ibrahim Al-Jaafari.
Pour la plupart membres de l’Assemblée nationale nouvellement élue, elles lui
ont soumis une liste de revendications. Elles demandaient que sur la trentaine
de postes de ministres, dix au moins soient attribués à des femmes. Elles
voulaient que dès les prochaines élections, la proportion de femmes figurant
sur les listes des différents partis soit portée à 40 %. Mais, surtout, elles
voulaient obtenir la promesse que les droits des femmes seront désormais
respectés.
Quelques heures plus tard, un autre groupe de femmes également élues à
l’Assemblée se présentaient dans le bureau du Dr Jaafari. Elles portaient
l’abaya noire qui couvre le corps des femmes de la tête aux pieds, et avaient
de tout autres exigences à formuler. Elles voulaient intégrer des éléments de
la loi islamique dans le Code civil irakien – dont la possibilité pour un homme
d’avoir jusqu’à quatre épouses et la diminution de la part allouée aux femmes
lors d’un héritage.
Tandis que le premier Parlement élu qu’ait connu l’Irak depuis des décennies
s’apprête à se mettre au travail, les femmes, qui représentent près du tiers de
ses membres, sont en tout cas d’accord sur un point : elles veulent plus de
pouvoir. Beaucoup se plaignent d’avoir été écartées des discussions qui ont
précédé la formation du gouvernement. Dans une assemblée peuplée de seigneurs
de la guerre grisonnants et de religieux austères, les choses n’ont pas été
faciles pour elles.
Pourtant, les femmes de cette assemblée sont profondément divisées. D’un côté,
on trouve celles qui appartiennent à l’alliance chiite dominante, formée sous
les auspices du grand ayatollah Ali Al-Sistani, le religieux le plus vénéré
d’Irak. Beaucoup d’entre elles voient dans leur élection l’occasion de mettre
les lois irakiennes en conformité avec la charia. Cela n’est pas un hasard.
Avec une grande habileté, la direction chiite compte sur ces femmes pour se
battre au sein de la nouvelle Assemblée pour déterminer quelle place doit avoir
l’islam – et pas seulement les femmes musulmanes – dans la société irakienne.
Cette perspective a galvanisé de nombreuses élues laïques, y compris les
membres de l’alliance kurde qui ont accepté de former un gouvernement de
coalition avec les chiites. Elles disent que les lois irakiennes héritées de
l’ancien régime, plus libérales que dans beaucoup de pays de la région, doivent
être réactualisées afin d’élargir les droits des femmes, et non les
restreindre.
Alors que le nouveau gouvernement s’apprête à entrer en fonction, les deux
camps s’observent avec méfiance. Les femmes chiites “veulent entraver la femme,
lui mettre des chaînes”, estime ainsi Songul Chapuk Omer, une Turkmène de
Kirkouk. “Elles méprisent la femme laïque. Elles la considèrent comme une
criminelle.” Pour sa part, Mme Omer – dont l’éclatante chevelure brune est
rehaussée de mèches de couleur et qui aime s’habiller en pantalon à pattes
d’éléphant et chemise en jean – se gausse de ses collègues drapées de noir.
Les hommes peuvent-ils épouser
quatre femmes ?
Un des premiers affrontements devrait se dérouler sur la question de la
nouvelle Constitution irakienne, que l’Assemblée doit rédiger avant la mi-août.
La place de l’islam dans ce document est l’un des obstacles qui ont retardé de
deux mois la formation du nouveau gouvernement après les élections de janvier.
Les laïques ont commencé à inviter les centaines d’organisations féminines
irakiennes afin qu’elles participent à la rédaction du document. Ce type de
campagne a déjà prouvé son efficacité l’année dernière, lorsque des chiites
religieux siégeant au Conseil de gouvernement provisoire ont proposé une loi
qui aurait élargi le pouvoir des religieux en matière de droit de la famille.
Les femmes du Conseil s’allièrent alors à ses membres masculins laïques et le
projet de loi fut repoussé. La bataille qui s’annonce risque d’être plus ardue,
ne serait-ce que parce qu’à présent la cause conservatrice est portée en grande
partie par les femmes elles-mêmes. Shatha Al-Moussaoui, par exemple, est
devenue l’un des membres les plus visibles de l’alliance chiite. Divorcée, mère
de trois enfants, elle a travaillé pendant dix ans comme vendeuse sur les
marchés tout en élevant seule ses enfants et en menant des études universitaires.
“Pour vous parler franchement, je ne suis pas féministe”, déclare Mme
Moussaoui dans une interview récente qu’elle a accordée en anglais. “Je ne
veux pas commettre les mêmes erreurs que les femmes occidentales. Je voudrais
que la famille soit le premier principe des femmes irakiennes.” Certains
élus libéraux affirment que les femmes qui s’expriment de la sorte le font sur
ordre des religieux chiites de l’Assemblée. Pourtant, cela n’explique pas
totalement la passion et l’éloquence avec lesquelles Mme Moussaoui, 37 ans,
évoque la nécessité d’aligner les lois irakiennes sur la tradition islamique.
Elle est loin d’être timorée : lors de la première réunion de l’Assemblée, elle
a prononcé un discours vigoureux demandant que les politiciens qui retardaient
la formation du nouveau gouvernement viennent s’expliquer.
Interrogée sur le fait qu’elle est d’accord pour que les hommes aient le droit
d’épouser quatre femmes, elle répliqua : “Avez-vous entendu parler de
Nasreen Barwari ?” Cette dernière, diplômée de Harvard et ministre des
Travaux publics sous le gouvernement provisoire d’Iyad Allaoui, était à la tête
de la délégation de femmes laïques reçues par le Dr Jaafari au début du mois
d’avril. Elle est également la troisième épouse de Ghazi Al-Yaouar, ex-président
intérimaire de l’Irak.
Mme Moussaoui sait défendre ses opinions concernant la charia dans des termes
que les laïques peuvent comprendre. Elle souligne qu’après trois guerres, les
femmes représenteraient quelque 55 % de la population irakienne. Dans une
culture où les relations en dehors des liens du mariage sont mal considérées,
beaucoup de femmes, d’après elle, mènent des existences tristes et solitaires.
De la même façon, Mme Moussaoui explique qu’on attend des hommes irakiens – pas
des femmes – qu’ils subviennent aux besoins de leurs parents démunis. C’est
pourquoi, soutient-elle, il est juste d’accorder moins d’argent aux femmes lors
des successions.
Beaucoup de femmes laïques au sein de l’Assemblée conviennent que les modèles
occidentaux ne peuvent pas toujours s’appliquer en Irak, et que l’islam doit y
jouer un rôle important. Mais, comme le Dr Raja Al-Khouzai, une gynécologue
élue députée, elles soutiennent qu’il existe de nombreuses écoles de pensée au
sein de l’islam, et qu’il y a de la place pour des interprétations divergentes.
Elles craignent toutefois que les islamistes s’en prennent au Code de la
famille laïque en vigueur en Irak depuis 1959, et qui demeure l’un des plus
libéraux de la région. Aujourd’hui, par exemple, les hommes ne peuvent prendre
plusieurs épouses que sous des conditions très strictes.
Certaines Irakiennes affirment que repousser les propositions des
traditionalistes ne suffit pas. Les lois irakiennes actuelles protègent les
hommes qui commettent ce qu’on appelle des “crimes d’honneur” [le meurtre
d’épouses ou de parentes soupçonnées d’infidélité]. Une loi affirme que les
violences physiques ne sauraient justifier une demande de divorce. Une autre
rend très difficile pour une femme de pouvoir garder ses enfants si elle se
remarie après un divorce.
“Nous devrions réfléchir au moyen de combler ces
lacunes, et non pas faire machine arrière”,
remarque Azhar Ramadan Rahim, une députée de Bagdad. “Je suis musulmane et chiite, mais des règles écrites il y a mille
quatre cents ans ne peuvent plus s’appliquer"
La diversité irakienne pourrait
bien inciter les deux parties au compromis. La nouvelle Constitution sera
soumise à référendum en octobre prochain, et si une majorité d’électeurs de
trois des dix-huit provinces irakiennes se prononçaient contre, le texte serait
rejeté. Un point, en tout cas, sur lequel laïques et traditionalistes s’accordent,
c’est la nécessité de préserver la voix des femmes en politique. La forte
proportion de femmes au sein de la nouvelle Assemblée – 87 sièges sur 275
– n’est pas due au hasard : la commission indépendante qui a organisé les
élections en Irak a exigé qu’à tous les niveaux et dans chaque alliance politique,
un candidat sur trois soit une femme. C’est la première fois, dans le monde
arabe, que les femmes disposent d’une telle représentation.