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COMMENT L'IRAN TISSE SA TOILE EN IRAK
Par
Georges Malbrunot
Publié par le Figaro du 30 octobre 2006
Pour augmenter son influence en Irak, Téhéran n'hésite pas à jouer les
divisions au sein du parti du premier ministre irakien, Nouri
al-Maliki et à infiltrer la milice du leader chiite, Moqtada al-Sadr.
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Manouchehr
Mottaki, s'est rendu ce week-end à Damas où il a
rencontré le président syrien, Bachar al-Assad. Les deux responsables ont appelé à « la fin de
l'occupation » de l'Irak. Le régime de Téhéran pèse lourdement dans ce pays, où
ses agents d'influence appliquent une stratégie du « chaos organisé ». Le
président George W. Bush, qui dénonce régulièrement l'influence néfaste de
l'Iran et de la Syrie en Irak, a pour sa part réaffirmé ce week-end son soutien
au premier ministre irakien, Nouri al-Maliki.
Voir
des portraits de feu l'ayatollah Khomeiny, le fondateur de la République
islamique d'Iran, placardés chez un de ses vieux amis chiites irakiens de
Bassora : le responsable de la chambre de commerce de Koweït, Ali al-Aujeirih, n'en est pas encore revenu. « C'est à croire
qu'il ne se souvient plus des mois de bombardements iraniens pendant la guerre
», celle qui opposa Téhéran à Bagdad dans les années 1980, soupire-t-il.
Trois ans après l'intervention militaire américaine en Irak, qui chassa Saddam
Hussein du pouvoir, ce commerçant ne reconnaît plus le sud de l'Irak. Il n'est
pas le seul. « Via leurs réseaux, les Iraniens gèrent littéralement le pays
chiite », affirme, sous couvert de l'anonymat, un haut responsable des
Nations unies dans la région.
La République islamique peut compter sur la centaine de milliers d'opposants
irakiens qu'elle abrita pendant les années de dictature de Saddam Hussein. «
À leur retour en Irak, ce sont souvent eux qui ont pris le contrôle des
hôpitaux, des universités et de certaines administrations », explique Jamal
Hussein, correspondant du journal al-Qabas à
Bagdad, replié à Koweït pour des raisons de sécurité. Des agents d'influence
d'autant plus dociles qu'ils ont été bien traités par leurs hôtes iraniens
pendant leur long exil persan. À Bassora, Amara ou Nadjaf, d'ex-guérilleros à
la loyauté douteuse sont devenus chefs de la police ou commandants des forces
armées.
Pour le régime iranien, qui se veut le protecteur de millions de chiites à
travers le monde, la majorité chiite d'Irak constitue le levier d'action
naturel chez son voisin. La victoire de l'Alliance chiite unifiée aux élections
législatives, en début d'année, a favorisé l'entrisme des chevaux de Troie
pro-iraniens dans les rouages de l'État. Profitant de l'éclatement de la scène
politique, Téhéran excelle à jouer des divisions au sein du Daawa,
le parti du premier ministre, Nouri al-Maliki. Ou à profiter de la faiblesse du trublion Moqtada al-Sadr pour s'incruster
dans son Armée du Mahdi. Et surtout, il y a le Conseil suprême de la révolution
islamique en Irak (CSRII) et son chef, Abdel Aziz al-Hakim, qui bénéficient d'un
accès direct au noyau du pouvoir iranien. Deux ministres, quinze députés et six
gouverneurs de province sont des anciens cadres de la Force Badr, la milice du
CSRII, qui a été formée et entraînée en Iran. Ainsi de Bayan
Jabr, l'ancien ministre irakien de l'Intérieur : il a
quitté son fauteuil, mais les responsables pro-iraniens qu'il a nommés dans ce
ministère clé sont restés. Dans les rangs sunnites, on les accuse de fomenter
une guerre civile.
Des pions partout en Irak
« L'invasion américaine de l'Irak a créé un boulevard pour les ingérences
iraniennes », déplorait, lors d'un récent passage à Paris, le député Falah Hussein. Avant même le déclenchement des hostilités,
Téhéran prépara le terrain, en permettant à des opposants irakiens de
rencontrer discrètement sur son sol des agents américains venus planifier
l'offensive contre Saddam. Sitôt l'ennemi baasiste renversé, les Iraniens
profitèrent de l'ouverture des frontières pour bâtir, pas à pas, leur capacité
de nuisance en Irak. Aujourd'hui, « les Iraniens ont mis leurs pions partout
», affirme un expert des questions de sécurité. Même dans le nord du pays,
chez les Kurdes, ils auraient infiltré le Groupe islamique kurde (GIK),
implanté dans la région d'Halabja. « N'oubliez pas
que l'Iran a toujours été présent au Kurdistan irakien », rappelle Walter Posch, chercheur à l'Institut d'études de sécurité à Paris.
Sous la dictature, ses services de renseignements avaient pignon sur rue à Souleymanieh, le fief de Jalal Talabani, devenu président
de la République d'Irak. « L'Iran veille cependant à ne pas aller trop loin
dans son soutien à certains groupes kurdes, pour ne pas alimenter le
séparatisme kurde chez lui, de l'autre côté de la frontière », constate un
diplomate spécialiste de l'Iran.
Dans le camp arabe sunnite, l'Iran a tissé des liens avec Ansar
al-Sunna, un groupe terroriste rallié à al-Qaida. Des
rebelles blessés ont été repérés, franchissant la frontière pour être soignés
en Iran. Téhéran a également tenté une approche avec le Comité des oulémas sunnites,
mais en vain.
Dans le Sud, les Iraniens n'ont qu'à surfer sur la réislamisation, imposée par
des milices chiites, qui ont infiltré la police et l'armée, faisant régner un
ordre moral implacable. « Nous avons vu l'interférence de l'Iran dans la fermeture
des night-clubs et la disparition des magasins d'alcool », explique un
journaliste de Bassora, qui veut rester anonyme. Les Iraniens sont accusés
d'avoir noyauté une pléthore de groupuscules soupçonnés d'être les exécutants
de sales besognes iraniennes. Contre la communauté des Avazis,
par exemple, ces Iraniens arabes réfugiés dans le sud de l'Irak, dont plusieurs
responsables ont été assassinés au début de l'été. « Très peu d'espions
venus de Téhéran ont été pris la main dans le sac en Irak », reconnaît un
spécialiste des questions de sécurité. Les services iraniens iraient même
jusqu'à pourchasser les pilotes d'avion irakiens qui avaient bombardé la
République islamique pendant la guerre, il y a plus de vingt ans.
Sans laisser de trace
Officiellement,
Téhéran nie toute ingérence dans les affaires de son voisin. Mais, dans les
allées du pouvoir, la langue de bois est finalement vite oubliée, comme l'a
constaté le député irakien Mohammed Hussein, de retour d'une visite à Téhéran. «
J'ai tenté de persuader Ali Larijani (NDLR :
secrétaire du Conseil national de sécurité) que l'Iran devait convaincre ses
amis Hakim et Sadr de démanteler leurs milices,
déclare-t-il au Figaro. Savez-vous ce qu'il m'a répondu ? Utilisez notre
expérience en ce domaine, c'est un succès. Nos milices permettent d'inciter la
société iranienne à évoluer dans la bonne direction, lorsque la loi ne nous le
permet pas. »
Comme pour toutes les questions stratégiques, c'est le bureau du guide de la
Révolution, l'ayatollah Ali Khamenei, qui gère le dossier irakien à Téhéran.
Mais ce sont les pasdarans (gardiens de la révolution) qui sont à la manoeuvre, via le général Qassem Suleimani. Pour réduire leur dépendance envers les autres
centres du pouvoir, les pasdarans cherchent à autofinancer leurs activités
clandestines en Irak. D'où les accusations d'alimenter les trafics en tout
genre (voir encadré) - pas moins de huit ports illégaux ont vu le jour
sur le Chatt al-Arab, la
frontière entre les deux pays.
Les Iraniens ont également réactivé l'Ocri,
l'Organisation pour la communication de la religion islamique, mise en sommeil
sous la présidence du réformateur Mohammed Khatami,
après avoir servi de couverture en Bosnie dans les années 1990. « Mélange
d'humanitaires et de gens des renseignements, ses méthodes de travail sont
dignes de services spéciaux », assure l'expert en sécurité. Sur place, l'Ocri peut compter sur les milliers d'Iraniens vivant dans
les villes saintes de Nadjaf et Karbala, et sur les centaines de milliers
d'autres qui s'y rendent régulièrement en pèlerinage.
Un chaos organisé
Fourniture d'électricité à Bassora, construction d'un aéroport à Nadjaf et
projet d'une liaison ferroviaire avec le Sud : en trois ans, l'Iran a
massivement investi dans le pays chiite. « Grâce au ministère de
l'Intérieur, qui distribue les cartes d'identité, Téhéran est même parvenu à
repeupler certains quartiers d'individus au pedigree incertain», observe un
diplomate. Des investissements toujours très « politiques ». À Nadjaf, les
étudiants qui optent pour Ali Khamenei recevraient des « salaires » plus élevés
que ceux de son rival, le grand ayatollah Ali Sistani,
très influent chez les chiites irakiens. À travers ces deux dignitaires, une
guerre sourde oppose en effet Qom en Iran à Nadjaf en Irak, les principaux
pôles du chiisme. Soutenu par une majorité d'ayatollahs, Sistani
représente une menace pour le Guide iranien. D'autant que le vieux sage reclus
à Nadjaf dispose d'un plus grand nombre de disciples, donc de plus d'argent
versé à son réseau de fondations.
Si Téhéran met autant la main au pot, c'est aussi parce que les Iraniens ne
sont pas en odeur de sainteté chez les chiites irakiens, qui se voient d'abord
comme des Arabes. « Ils ont besoin d'améliorer leur image, en construisant
des hôpitaux ou des écoles », souligne Walter Posch.
Que cherche finalement l'Iran chez son voisin ? « Téhéran veut éviter
l'émergence d'un nouvel Irak hostile, estime l'anthropologue irakien Hosham Dawod, chercheur à
l'Institut des hautes études en sciences sociales à Paris. Mais les Iraniens
ne souhaitent pas pour autant que l'État irakien s'effondre, car ils redoutent
qu'une guerre civile se propage auprès de leurs minorités non perses. »
Enfin, poursuit Dawod, « les mollahs ne veulent
pas non plus d'une réussite de l'expérience irakienne, car il n'est pas
question qu'un autre pays puisse prétendre présider aux destinées des chiites à
travers le monde ».
De ce faisceau d'objectifs, parfois contradictoires, est née une stratégie
complexe du « chaos organisé » pour sauvegarder les intérêts vitaux du régime
iranien. Une stratégie d'endiguement via le sud de l'Irak, où l'influence
militaire iranienne s'exerce par la livraison d'explosifs, de plus en plus
dangereux. Des insurgés ont ainsi utilisé cette année une bombe à détonateur à
infrarouge capable de transpercer le blindage des convois militaires
britanniques. Mais, dans le même temps, le général Suleimani
donne comme instruction de ne pas provoquer les soldats américains à Bagdad,
afin d'éviter une confrontation directe avec Washington.
Régulièrement, Washington et Londres accusent Téhéran de déstabiliser l'Irak,
tout en concédant ignorer s'il s'agit d'une politique
gouvernementale ou de groupuscules échappant aux contrôles officiels. Quoi
qu'il en soit, la République islamique est devenue incontournable entre le
Tigre et l'Euphrate. Selon Hosham Dawod,
« l'Iran veut monnayer une normalisation de l'Irak contre des concessions
sur le nucléaire et une reconnaissance de ses intérêts stratégiques dans la
région ».