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Syrie : Déchiffrer la Guerre Civile en 10 Points
Par Jean-Pierre Bensimon - Pour un autre regard sur le Proche Orient n°12,
le 17 septembre 2013
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En mars 2011, dans le sillage des "printemps arabes",
des incidents survenus dans de grande villes syriennes
ont dégénéré en affrontements violents et prolongés entre l’armée et des "rebelles",
impliquant bientôt les armes lourdes et l’aviation. Une guerre civile est
désormais à l’œuvre qui touche quasiment tout le territoire et toutes les
catégories sociales et ethniques du pays, dont 10% vivent désormais à l’étranger,
dans les camps de réfugiés des pays limitrophes.
Les feux de la guerre civile ont été allumés dans un pays profondément troublé
par des désastres climatiques et économiques. Des années de sécheresse ont
suivi l’édification de barrages en Turquie, alors que les autorités entamaient
dans le cadre d’un accord d’association avec l’Union européenne une réforme
catastrophique de l’agriculture. Une population rurale en détresse quitte
alors la terre pour le pourtour des villes où elle va mener une existence
misérable.
Cette Syrie troublée était vulnérable à la subversion, ce qui ne pouvait échapper
aux pays voisins très défavorables aux engagements du régime au cœur de l’axe
iranien.
Une fois déclenchée, une guerre en général, mais aussi une guerre civile,
suit un cours qui n’est pas vraiment prévisible. En tout état de cause la
Syrie est devenue l’épicentre d’un affrontement majeur dans une région particulièrement
sensible, impliquant presque toutes les puissances de la planète, en particulier
les États-Unis et la Russie.
1 – Une société profondément déstabilisée
La sociologie : la Syrie est un pays multiethnique et pluri-religieux,
surgi à grands coup de ciseaux de l’accord franco-anglais Sykes-Picot de 1916.
Les musulmans sunnites y sont majoritaires avec 74% des 22 millions d’habitants;
les chiites sont 16% dont 11% d’Alawites et 5% de Druzes, de Duodécimains,
et Ismaéliens. Parmi les sunnites il faut aussi mentionner les 2 millions
de Kurdes qui vivent au nord. Les Chrétiens de multiples obédiences représentent
à peu près 10% de l’ensemble. (Syriaques, Grecs, Melkites, Coptes, Maronites,
Chaldéens, Assyriens, Arméniens, Protestants, etc.).
La population est « jeune »: le groupe 15-25 ans est passé de
2,5 à 4,6 millions de 1990 à 2010. Il y a là un réservoir de « combattants »
potentiels facilement manipulables.
Le régime : depuis 1970, à la suite d’un coup d’état, la famille Assad, de la minorité Alawite, détient le pouvoir. Bachar Assad a succédé à son père
Hafez à sa mort en juin 2000. Le régime est laïc, autoritaire, et non
démocratique (bien que fort loin de l’obscurantisme de l’Arabie et du Golfe).
Il a su rassembler autour de lui la classe marchande sunnite des villes et
l’armée dominée par les Alawites.
Il faut souligner que ce régime conduit par des membres d’une minorité, assure
une certaine protection aux autres minorités, les Chrétiens en particulier, et
tolère l’exercice libre des cultes. Il diffère en cela, aussi bien de l’Égypte
qui maltraite gravement ses Coptes, que des voisins obscurantistes du Golfe où
les régimes sont presque toujours assis sur la majorité sunnite.
Une conjoncture économique désastreuse : Le pays a connu quatre années
successives de sécheresse (2006-2010) qui ont conduit à une restriction de la
production de céréales. Soit un déficit de 500.000 tonnes en 2010 sur une
production de 3,3 millions de tonnes.
A cette situation s’ajoutent les réformes agraires libérales découlant de
l’accord d’association avec l’Union européenne qui recommandait l’application
d’un régime restrictif de subventions. Sous l’effet de la sécheresse et du
recul des subventions, de nombreux paysans entrent dans l’extrême pauvreté et
ils vont peupler les bidonvilles de Damas et d’autres concentrations urbaines.
C’est là que se recruteront les premiers bataillons d’insurgés autochtones.
Et enfin l’inflation (17 % en 2008) va sévir sous l’effet de la libération des
prix des carburants et de la hausse internationale des prix des produits
primaires, précipitant encore l’appauvrissement général.
La conjoncture politique (les printemps arabe): à partir de décembre 2010, les
printemps arabes prennent leur essor à partir de la Tunisie. Les régimes
arabes, en échec économique, où les perspectives d’avenir d’une jeunesse
nombreuse sont inexistantes, connaissent une vague de contestation politique.
En Syrie, cette contestation prend rapidement la forme d’affrontements
militarisés, ce qui en fait une exception quand on songe à la Tunisie, à
l’Égypte, ou à la Jordanie. Cette militarisation a-t-elle été spontanée ou
dérive-t-elle du grand conflit contemporain du Moyen-Orient?
2 – La Syrie, champ d’affrontement du grand conflit contemporain du
Moyen-Orient
Depuis plusieurs décennies, le Moyen-Orient assiste à la montée en puissance et
en influence de l’Iran. Il existe aujourd’hui un axe iranien (dit axe chiite)
qui s’appuie:
• sur une alliance bien formalisée avec la Syrie,
• sur une influence croissante en Irak, où les chiites sont arabes mais
majoritaires, un pays laissé à lui-même par Barack Obama,
• et sur un groupe politico-militaire redoutable appuyé sur la minorité
chiite du Liban, le Hezbollah.
Cet axe représente un potentiel démographique considérable de plus de 120 millions d’habitants, un potentiel pétrolier gigantesque (Iran + Irak), et
une force militaire en passe de se doter d’un
système d’armes balistiques nucléarisées.
L’expansion iranienne menace directement les pays et Émirats du pourtour du
Golfe persique, dont les ressources en pétrole et en fonds financiers sont
énormes. Sur cette donne purement stratégique se surajoute la donne religieuse
qui oppose dans un conflit multi séculaire les sunnites ultra majoritaires et
les chiites. Il ne faut cependant pas surestimer l’impact du seul clivage
religieux dans les conflits en cours. Ce sont des pouvoirs et non des religions
qui s’opposent.
Cette montée irrépressible de l’Iran et de ses alliés est la première
préoccupation de l’Arabie saoudite, devenue le champion local de la résistance
à l’hégémonie nouvelle qui s’annonce. De ce fait,
l’Arabie saoudite, le Qatar, et les Émirats soutiennent financièrement,
diplomatiquement, politiquement et militairement les rebelles syriens,
avec des préférences selon les pays. Une chute du régime Assad
priverait l’axe iranien d’un maillon décisif, compromettant son accès à la
Méditerranée et la continuité logistique avec son « proxy » libanais dirigé par
Hassan Nasrallah.
L’Arabie saoudite a-t-elle assisté la rébellion syrienne ou l’a-t-elle
suscitée? Les éléments factuels manquent pour apporter une réponse, mais la
militarisation immédiate de la rébellion fait pencher pour la seconde
hypothèse. En tout état de cause, s’affrontent aujourd’hui en Syrie:
• une coalition défensive au plan tactique, mais offensive au plan stratégique,
composée de l’Iran, de l’Irak, du Hezbollah, et de la Russie;
• et une coalition défensive au plan stratégique, mais offensive au plan
tactique, avec l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats, la Jordanie, la
Turquie, la France et les États-Unis.
Bien entendu, au sein de chaque coalition les protagonistes ne partagent pas
des vues identiques et ils n’entretiennent pas des rapports hiérarchiques. Ce
sont des associations assez souples, où se dégagent dans certaines
circonstances des objectifs communs.
Le régime Assad trouve en l’Iran
une alliance indispensable pour asseoir son pouvoir, sans adhérer à son
idéologie religieuse. Les Alaouites boivent de l’alcool par exemple. Les
Saoudiens multiplient les sollicitations du Satan américain et du Satan israélien
pour qu’ils se lancent à l’assaut de leurs frères chiites exécrés. Simplement
la Syrie a le malheur d’être aujourd’hui le champ de bataille d’une puissante
contre offensive saoudienne à l’expansionnisme iranien. A cette
internationalisation des enjeux répond une internalisation des combattants de
terrain. Gardes de la révolution iraniens et troupes du Hezbollah libanais
étoffent les forces du régime, tandis que les recrues du jihad mondialisé, en
particulier venant d’Irak, grossissent les rangs de la rébellion.
3 – Le positionnement américain
Dès son arrivée à la Maison Blanche, Barak Obama
a poursuivi une politique de désengagement, presque à tout prix, des théâtres
militaires d’Irak et d’Afghanistan. Il a voulu instaurer avec le monde
arabo-musulman de nouvelles relations fondées sur le dialogue et la résolution
négociée des différends, l’engagement.
Dès le début de son premier mandat, il a été poussé par des pays comme l’Arabie
ou la Jordanie à s’opposer par les armes à la puissante poussée iranienne,
matérialisée par le spectre de la nucléarisation de Téhéran. Il avait résisté
jusqu’à ce jour à leurs prières et à leurs injonctions. Pourquoi?
• Parce qu’il refusait l’idée d’une nouvelle guerre américaine en terre
d’Islam, première raison de la réticence de son administration à intervenir en
Syrie malgré le spectacle épouvantable de la guerre civile en cours.
• La seconde raison tenait aux conséquences prévisibles d’une
intervention.
S’ils appuyaient le régime Assad, les USA
conforteraient l’axe iranien qui est en train de se doter d’armes nucléaires,
qui menace Israël, et qui viole les traités internationaux et les décisions de
l’ONU. Le simple remplacement d’Assad par une
personnalité plus présentable au sein du
même régime, n’a pas pu aboutir.
S’ils appuyaient les rebelles syriens et abattaient ainsi le régime en place,
la situation ne serait pas meilleure:
- le pouvoir pourrait tomber entre les mains de jihadistes
proches d’al Qaeda,
- les minorités Alawite et chrétienne seraient en grand danger d’être
massacrées,
- les Kurdes pourraient tenter une sécession comme en Irak, déstabilisant un
peu plus la Turquie,
- le chaos pourrait s’installer avec à la clé une partition du territoire ,
- des affrontements interminables entre milices, et une dislocation de l’État
sur le modèle somalien ou libyen pourrait advenir.
Toutes ces raisons ont conduit Obama à différer
autant qu’il l’a pu l’implication des États-Unis en Syrie. Mais l’attentisme
est une ligne désormais plus difficile à tenir :
• l’aggravation du chaos de la guerre civile, le spectacle des morts et
des destructions troublent les opinions intérieures occidentales;
• on estime à 2 millions le nombre
de réfugiés syriens en Jordanie, en Turquie et au Liban. Les risques encourus
par les pays d’accueil, le Liban et la Jordanie entre autres, sont majeurs. Il
faut en outre compter aussi environ 7 millions de
réfugiés intérieurs. Cela donne une idée du traumatisme monstrueux
subi par la population syrienne, les enfants en particulier;
• la ligne rouge de l’emploi des armes chimiques imprudemment fixée en
septembre 2012 force le président américain à revoir en partie sa politique
non-interventionniste.
C’est dans ce contexte qu’Obama a décidé dans la
seconde quinzaine du mois d’août d’intervenir militairement, sous le prétexte
aisément médiatisable de l’usage de gaz chimique par
le régime syrien contre son peuple.
4 – Le positionnement israélien
Israël s’est déclaré étranger à la guerre civile syrienne. De ce
fait il a considéré que les menaces formulées par le régime Assad
et par le Hezbollah contre lui en cas d’intervention étrangère en Syrie,
auraient dû déclencher un mouvement d’indignation en Occident. Il n’en n’a rien
été, bien entendu.
Par ailleurs, Israël s’est déclaré prêt à intervenir (et il l’a fait
effectivement à plusieurs reprises dans une grande discrétion) si des armes
conventionnelles avancées ou des armes chimiques se retrouvaient aux mains du
Hezbollah ou de tout autre groupe terroriste. Israël utilise par ailleurs le
principe du retour de feu: en cas de débordement de la guerre sur son
territoire, il riposte de façon proportionnée en ciblant les positions sources
des tirs.
A titre humanitaire, il a aussi soigné plusieurs centaines de civils et
combattants syriens blessés dans ses hôpitaux. Malheureusement leur sort est
incertain quand ils rentrent chez eux.
Il n’y a pas de préférence officielle israélienne sur l’après Assad puisqu’Israël a pour doctrine de ne pas
s’ingérer dans les choix politiques de ses voisins arabes. D’autant que son
soutien vaut dans tous les cas condamnation immédiate par la rue arabe.
Il y a cependant en Israël des débats d’experts sur les solutions imaginables à
l’impasse actuelle. Le maintien des Assad équivaut à
une emprise renforcée de l’ennemi iranien aux portes du pays. Une division de
la Syrie selon les lignes de partage ethnique serait très complexe à réaliser
vu l’imbrication des populations. La dislocation de l’État syrien, à l’exemple
du Sinaï ou de la Libye, installerait au nord d’Israël une guerre permanente
entre les jihadistes salafistes
et les "fous de Dieu" iraniens.
Israël n’a pas d’autre choix dans cet imbroglio,
que d’être fort et vigilant.
5 – L’engagement franco-britannique
Dès que l’éventualité d’une action militaire américaine s’est
précisée, le Royaume Uni et la France se sont déclarés favorables à une action
directe. Ils disent en avoir été partisans depuis longtemps sans être écoutés.
Ces deux pays avaient été déjà en pointe dans la guerre de Libye de 2011, les
États-Unis se contentant alors de « diriger depuis l’arrière » selon une
formule du président Obama qui passera à la
postérité. Pourquoi ces positions en pointe?
La France et le Royaume Uni sont deux puissances d’importance secondaire qui
bénéficient pour des raisons historiques d’un droit de veto au Conseil de
Sécurité de l’ONU. Pour justifier leur statut de grand acteur de la communauté
internationale, ces deux pays considèrent qu’ils ne peuvent être absents des
grands évènements qui scandent l’histoire contemporaine. Et pour tirer parti de
leur statut, ces deux pays mettent leur influence disproportionnée au service d’un grand acteur international et
grand voisin, privé du même avantage, le monde arabe. C’est pour cela que les
positions prises par les deux pays au Conseil de Sécurité donnent régulièrement
satisfaction au point de vue arabe (quand il s’en dégage un, ce qui est le cas
sur Israël généralement).
Pour bénéficier des avantages de l’amitié arabe (pétrole, marchés, finances),
avant tout celle de l’Arabie saoudite, des Émirats et autres États du Golfe, et
se rapprocher de la Turquie, la France et le Royaume Uni appuient dès 2011 la
politique saoudienne en Syrie, et tentent de forcer la main à l’oncle Sam fatigué de faire la guerre. Bien naturellement,
les deux États se sont déclarés immédiatement volontaires pour une intervention
en Syrie aux cotés des Américains, avant que le Parlement britannique n’appose
son veto. La France a continué à communiquer seule sur un ton martial, sans
faiblir, jusqu’à sombrer dans le ridicule quand Obama
a décidé sans crier gare de faire un virage à 180° et d’enterrer les frappes
annoncées.
6 – Le positionnement des opinions publiques
Dans le monde arabe : l’opposition à toute intrusion militaire
occidentale, de toute nature, est irréductible. La haine de l’Occident est sans
limites (base religieuse, conflit de civilisation, décennies de propagande). Au
point que la Ligue arabe doit déguiser sa demande d’intervention par des
déclarations de neutralité feintes.
En Occident : le refus d’une intervention est très majoritaire, et croissant
malgré les efforts d’Obama, de Kerry et de Hollande.
Pourquoi ?
• Les buts de guerre ne semblent pas clairs, et la région fait l’effet
d’un marécage insondable et sanglant. Les deux camps en présence sont perçus
comme égaux en violence et en sauvagerie. Pas question donc pour l’opinion de
s’enliser dans un tel bourbier après les échecs en Irak et en Afghanistan;
• Les priorités écrasantes aux yeux de tous sont le chômage, le niveau de
vie, la fiscalité et la menace de crash économique : dans ce contexte
l’intervention en Syrie est perçue comme une diversion de plus des politiciens;
• Les gouvernants impliqués au premier chef, Obama
et Hollande, ont une image particulièrement altérée. La majorité n’est
absolument pas prête à faire confiance à ces dirigeants insaisissables, tenant
un discours moral qui sonne faux.
Cette incapacité des dirigeants européens et américains à convaincre l’opinion
est le signe d’un clivage inédit et hautement préoccupant entre les peuples et
leur leadership actuel en Occident.
7 – Qui sont les rebelles syriens?
Pour simplifier on distingue généralement deux grandes catégories de
rebelles syriens:
• les modérés: ils rassemblent des sunnites issus des défections du régime de Assad, des laïcs syriens, mais aussi des islamistes opposés
à Al Qaeda comme les Frères musulmans. Ils œuvrent sein du Front
islamique de Libération de la Syrie. 20 unités militaires de ce Front
seraient loyales au Conseil Militaire Suprême du général Salim Idriss soutenu
par l’Occident. Ce dernier contrôlerait de puissantes brigades autour de Damas
et d’Alep (Liwa al-IslamBrigades,
Tawid Brigades, Farouq
Brigades)
• les islamistes salafistes dont les figures de
proue sont le mouvement Jabhat al-Nusra
et l’ISIS (Islamic State in Iraq and Syria), des expressions locales d’al Qaeda, loyales à Ayman al-Zawahiri, le successeur
de Ben Laden.
On se demande ensuite qui des deux catégories, modérés ou islamistes, pourrait
l’emporter. L’enjeu de cette question est décisif. Si les modérés dominent la
rébellion, l’Occident peut éventuellement miser sur elle, même avec des
réticences. Si ce sont les jihadistes, l’Occident
devrait s’abstenir. Les Européens affichent leur conviction que les modérés sont hégémoniques. Ils approuvent
donc majoritairement des livraisons d’armes aux rebelles dès juin 2013 à Doha.
Les partisans américains d’une intervention, comme John McCain,
vont dans le même sens en gommant énergiquement l’évidence de leur radicalisme.
La ligne de partage entre les modérés et les islamistes est extrêmement
floue en réalité, et les passerelles entre eux nombreuses. Le Front Islamique
de Libération semble être le déguisement des Frères musulmans syriens, dont
l’idéologie est un décalque de celle de l’égyptien Morsi
ou du Hamas. Ils sont prêts à accepter un système électoral à condition que
seul un sunnite puisse se présenter, en aucun cas un chrétien. Leur affiliation
au général Idriss est utilitariste. C’est le seul canal pour accéder au gros de
l’aide financière et militaire des Occidentaux et des pays du Golfe. Il n’y a
aucune structuration entre les milices, ni aucun commandement opérationnel
syrien unifié autour de Idriss. La puissante milice Ahrar
al-Sham qui a pris la capitale provinciale de Raqqa
travaille avec le Front, et elle est purement et simplement islamiste. Des
unités relevant d’al Qaeda ont aussi rejoint le Front par opportunisme.
La destination effective de l’aide et des armes occidentales est donc
totalement aléatoire, et globalement les rebelles modérés sont au mieux des
Frères musulmans. Une récente étude de Jane’s atteste
du rôle hégémonique des islamistes durs en Syrie.
8 – Les revirements d’Obama
et leur signification
Suite au massacre du 21 août dans le quartier de Ghouta, dans la
banlieue Est de Damas, dont l’ampleur et la responsabilité sont en fait très
mal élucidés, les Américains ont fini par annoncer avec beaucoup de
circonspection leur intention d’intervenir militairement dans le conflit
(intervention brève, ponctuelle, mais la violence et la durée des frappes
annoncées variera en fonction des impératifs de communication d’Obama).
Si comme l’affirme le rapport des inspecteurs de l’ONU, le gaz sarin a bien été
présent, il y a deux thèses radicalement opposées sur la nature, l’ampleur et
la responsabilité du massacre de Ghouta :
- Le régime Assad est responsable : c’est la thèse
franco-américaine, plus généralement occidentale. Le massacre au gaz sarin
aurait été massif (plus de 1.400 morts pour les Américains) et imputable au
régime syrien : dans ce cas l’intervention US est justifiée par la « ligne
rouge » énoncé par Obama un an plus tôt. Les
franco-américains prétendent ne pas vouloir renverser le régime Assad, mais le punir pour des raisons morales, et
l’empêcher de recommencer à employer l’arme chimique. Dans une version
édulcorée, la décision d’utiliser le gaz sarin aurait été prise non par Assad mais par des échelons subalternes. Le régime devait
quand même assumer la responsabilité du massacre selon les franco-américains.
- Les rebelles sont responsables : l’autre thèse impute les évènements du 21
août à une mise en scène américano-saoudienne destinée à justifier des frappes
contre le régime Assad au bénéfice des rebelles, donc
du projet saoudien. Ceux-ci veulent briser l’étau iranien à leurs portes (l’axe
chiite avec l’Iran, la Syrie, le Hezbollah) qui menace leur pays, l’Arabie
saoudite, et les États du Golfe en priorité.
Chacune des deux thèses, y compris celle qui implique plutôt les rebelles, bénéficie
d’argumentaires et de preuves en images plus ou moins recevables. Il n’y a
rigoureusement rien dans le rapport des inspecteurs de l’ONU publié le 16
septembre qui permette d’imputer la responsabilité à Assad
plutôt qu’aux rebelles, même si la presse française l’affirme sans nuances.
Mais le 31 août, il se produit un coup de théâtre dans les jardins de la Maison
Blanche. Juste après avoir fait prévoir des frappes imminentes par le
truchement d’un John Kerry soudainement agressif, Obama
annonce qu’il a décidé de subordonner toute frappe à une autorisation du
Congrès, autorisation dont il peut légalement se passer. Pourquoi ?
• L’opinion publique occidentale, et surtout américaine, s’avère très
opposée à cette action, et Obama ne parvient pas à la
retourner (sa propre image présidentielle est très affectée par les révélations
sur l’utilisation politique de l’administration fiscale NRS);
• L’allié britannique traditionnel est obligé de se retirer de la
coalition après le vote négatif de son Parlement;
• A l’exception de la France, peu d’États occidentaux acceptent clairement
de participer militairement à une coalition. C’est un indice écrasant de l’isolement
franco-américain;
• Les adversaires politiques de l’intervention invoquent l’illégalité de
cette initiative en l’absence d’un vote du Conseil de sécurité de l’ONU;
• L’éparpillement des rebelles en groupes nombreux et parfois opposés
entre eux, l’absence d’un leadership, montrent qu’il n’y a pas à ce jour une
alternative crédible au régime Assad pour assumer un
pouvoir solide et unifié en Syrie. Comment frapper sans alternative pour le
jour d’après ?
Dans ce contexte politique d’incertitude, d’impopularité et d’isolement, Obama ressent le besoin urgent d’associer la représentation
américaine à la décision d’intervention, à la fois pour légitimer cette intervention
et pour mettre en difficulté les Républicains de l’opposition. Si ces derniers
refusent leur vote, ils auront paralysé la politique du Président qui voulait
agir; s’ils acceptent, ils devront endosser la responsabilité d’un éventuel
fiasco.
La proposition Poutine du 9 septembre (adhésion de la Syrie à la Convention
internationale d’interdiction des armes chimiques et mise sous contrôle de son
stock chimique) amène le président américain à différer le vote du Congrès
et toute intervention pour un temps certain. Est-ce pour lui une contrainte
désagréable ou une opportunité providentielle ?
9 – La furia de François Hollande
Après la défection britannique, la France s’est singularisée par des
positions radicales sur l’impératif moral d’intervenir en Syrie. Sous Sarkozy
déjà la France appelait au soutien à la rébellion, et dès septembre 2012
Hollande reconnaissait en premier la fumeuse « Coalition nationale syrienne ».
Le 27 août, François Hollande risquait une diatribe martiale devant les
ambassadeurs: "La France est prête à punir ceux qui ont pris la décision
effroyable de gazer des innocents"
Il n’et pas question d’examiner ici pourquoi et comment le président français a
dû manger à plusieurs reprises son chapeau, la punition élyséenne se réduisant
à un accord de désengagement passé en tête à tête entre les Russes et
Américains pour couvrir le refus d’Obama de faire
parler les armes. En tout état de cause, le projet d’intervention était
planifié à Washington et les grands choix militaires alternatifs (frapper les
palais d’Assad et le renverser, frapper uniquement
les aérodromes pour paralyser son armée, frapper les vecteurs des armes
chimiques et conserver Assad, frapper les rebelles
islamistes) échappaient intégralement à la France, déclaration martiale ou pas.
Le calendrier de l’intervention lui échappait tout aussi intégralement puisque
les frappes sont finalement sorties de l’actualité sans avoir vu le jour.
L’affaire, telle qu’elle a été conduite par François Hollande, a tourné à la
pantalonnade. Cependant son attitude en pointe, sur les brisées de Nicolas
Sarkozy, loin d’être celle d’un « caniche » de l’Amérique, exprimait ce qu’il
estime être un intérêt national, un invariant bien classique de la politique
étrangère.
La France est titulaire, comme le Royaume Uni, d’un droit de vote au Conseil de
Sécurité de l’ONU, on l’a vu. Pour justifier ce statut inespéré, on l’a vu
aussi, ces deux pays s’efforcent d’être présents sur les grands sujets qui
préoccupent la communauté internationale, même si cette présence et virtuelle
et se réduit à de la communication. En même temps, les deux pays rentabilisent
leur avantage hérité de l’histoire et confortent leur influence en appuyant les
intérêts d’un partenaire naturel, le monde arabe dont ils recherchent les faveurs.
C’est ainsi que François Hollande a fait beaucoup de communication, trop
peut-être. Trop de communication tue la communication. Ce faisant, il a
représenté de la façon le plus démonstrative les intérêts de la résistance
arabe à la poussée iranienne, avant tout ceux de l’Arabie saoudite et des pays
du Golfe. En témoigne sa photo emblématique du 13 septembre sur le perron de
l’Élysée en compagnie des ministres des affaires étrangères des Émirats de
l’Arabie saoudite et de la Jordanie. Le camp opposé à Téhéran au grand complet.
Mais Hollande reçoit, comme second couteau, les ministres des affaires
étrangères arabes, de simples collaborateurs des maîtres de la décision. Le
sort du monde se joue sur un autre échiquier.
L’énergie déployée par le président français était donc une expression de la
permanence de la politique arabe rendue possible par le statut « surdimensionné
de grand acteur international qui est échu à la France au gré des circonstances
de l’après guerre. Cet invariant du choix arabe systématique doit rester
toujours à l’esprit quand on observe les positions françaises dans le conflit
israélo-arabe, incroyablement biaisées en faveur des Arabes et stigmatisatrices d’Israël.
10 – L’Iran d’abord
La durée et la sauvagerie de la guerre civile syrienne trouvent leur
origine dans l’alliance de ce pays avec l’Iran, une puissance émergente au
seuil de l’arme nucléaire, assoiffée de pouvoir, qui a d’ores et déjà changé
les données stratégiques de toute la région du Golfe persique.
Dès son arrivée à la Maison Blanche, Barak Obama
s’était employé à appliquer sa doctrine de l’engagement » et à rechercher le
dialogue avec les ayatollahs.
Y voyant une preuve de faiblesse et un cadeau du ciel, ces derniers ont poussé
les feux de leur programme nucléaire et balistique. Ils ont forcé leur
production d’uranium militarisé en multipliant les centrifugeuses, y compris
depuis l’élection du modéré Rouhani. Ils sont en
train désormais d’explorer la filière du plutonium en développant le réacteur à
eau lourde d’Arak. Ils ont accru en même temps la portée et la fiabilité de leur missiles.
La réaction d’Obama a consisté en un arsenal de
sanctions qui a démontré ses limites, puisque les programmes militaires
iraniens se poursuivent sans donner le moindre signe d’essoufflement. Ces
derniers jours, Iraniens et Américains ont convenu d’un calendrier de
rencontres directes. On ne peut en attendre que ces atermoiements et
autres ruses politiques dont les Iraniens sont coutumiers.
Il est évident que si l’Iran parvient à se doter d’armes nucléaires et
balistiques opérationnelles, -à l’échéance d’une année selon les experts-, la
résistance saoudienne ne fera pas le poids malgré ses milliards de dollars. On
verrait toute la région du Golfe, avec ses ressources financières et pétrolières
incalculables, basculer irrésistiblement dans un nouvel imperium perse,
immensément puissant et farouchement hostile à l’Occident et à Israël.
En renonçant à des frappes contre le régime d'Assad, Obama a reculé devant l’aventure risquant d’aboutir à la substitution
d’un chaos islamiste à un régime à bout de souffle. Un choix cornélien. Mais il
ne faut pas s’abuser soi-même. La guerre appelle la guerre. A l’instar de la
guerre d’Espagne, le Hezbollah et les Gardiens de la Révolution gagnent en
maîtrise de l’art de la guerre dans les sables mouvants syriens plus qu’ils
n’usent de ressources. Ils en sortiront plus aguerris et redoutables.
Le seul moyen de conjurer cette menace historique
sur tous les équilibres de la planète, en particulier ceux qui permettent à
l’Europe d’exister, c’est de profiter de l’avantage militaire occidental actuel
pour annihiler toutes les infrastructures de l’armement nucléaire iranien. Le
temps presse, et il joue en faveur du régime des ayatollahs. Il est minuit
moins une, et dans l’horloge de l’Histoire, les aiguilles ne tournent que dans
un seul sens.