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L'industrie du Meurtre
en Syrie
Par Yassine El-Hajj Saleh
Express 14/03/2014
http://www.lexpress.fr/actualite/l-industrie-du-meurtre-en-syrie_1499834.html#dhEw6eS1zqKCsYL8.99
Traduit de l'arabe par Franck Mermier, directeur de recherches au CNRS.
Yassin Al-Haj Saleh est médecin et
écrivain syrien. Il a passé 16 ans dans les geôles du régime Assad (entre 1980 et 1997). Il a publié plusieurs ouvrages
sur la Syrie, l'expérience carcérale et l'Islam politique. Après deux ans de
vie clandestine à Damas suivant le début de la révolution syrienne, il a vécu 6
mois dans la Ghouta, près de la capitale, puis dans Raqqa (sa ville natale)
avant de quitter la Syrie en octobre 2013.
Son épouse, l'activiste et l'ancienne prisonnière politique Samira Al-Khalil, a
été enlevé à Douma avec l'avocate Razan Zaitouneh et deux de leurs collègues par un groupe armé le
9 décembre dernier. Son frère, Firas, a été enlevé
par les milices de l'Etat Islamique en Iraq et au Levant, l'été dernier.
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pas à consulter
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"L'Etat de barbarie"
décrit par Michel Seurat, il y a trente ans, s'est aujourd'hui surpassé par
la mise en oeuvre de cette industrie du meurtre
mise en oeuvre par le régime assassin des Assad,
ces trois dernières années, dénonce l'intellectuel syrien Yassine Al-Hajj
Saleh.
Alep, "Pendant que les
négociations se déroulaient à Genève, le régime amplifiait sa campagne de
bombardement aux barils d'explosifs sur Alep et sur Daraya,
ville proche de Damas."
Le centre de documentation des
violations des droits de l'homme en Syrie, dirigé par l'avocate et écrivaine Razan Zaitouneh, ne donnait que
le chiffre précis de 2826 personnes (identifiées) ayant succombé à la torture
dans les prisons syriennes jusqu'à fin août 2013. Or, il s'est avéré qu'à cette
date, 11 000 prisonniers auraient déjà été assassinés
seulement à Damas, selon des informations dignes de foi qui ont été rendues publiques en janvier 2014 (suite à
l'exfiltration des 55 000 photos documentant leur mort).
Hala Kodmani
a réalisé plusieurs reportages en Syrie. Elle publie un livre où elle revient
notamment sur l'histoire de son pays d'origine celle des trois dernières
années. Elle répond à vos questions vendredi dès 11h.
Une moyenne de 12 Syriens seraient
donc tués chaque jour dans les prisons du régime dans la capitale. Si, durant
les six derniers mois, cette moyenne n'a pas changé (et il n'y a aucune raison
de croire qu'elle ait baissé), 1960 prisonniers de plus auraient été tués. On
peut donc estimer que près de 13 000 personnes ont été assassinés dans les
caves des services de sécurité de Damas.
Après la publication des photos en
janvier 2014, les services de sécurité du régime ont assassiné Wissam Sara, le fils du célèbre opposant Fayez Sara, membre de la délégation de la coalition
nationale syrienne qui a participé à la conférence de Genève 2. Wissam
avait 27 ans et était père de deux enfants. Il avait contribué activement à
secourir les déplacés de la guerre en Syrie et est mort deux mois après son
emprisonnement.
L'industrie du meurtre adossée à
l'industrie du mensonge
Que se passe-t-il dans les autres
villes syriennes, Alep, Homs, Lattakié, Deir Ez-Zor
etc. ? Nous n'en savons rien, mais il n'y a pas de raison de penser que les
meurtres commis contre les prisonniers du régime ne concernent que Damas. La
comptabilité macabre des victimes de la torture et les photographies dont nous
disposons révèlent l'existence d'une industrie du meurtre ainsi que l'a indiqué
le quotidien britannique The Guardian dans son édition du 21 janvier
2014. Une raison froide et méthodique, soucieuse de dissimuler toute
information sur sa manière d'opérer, organise le meurtre des prisonniers. Les
familles sont informées que leurs proches sont décédés de mort naturelle. Il
est par ailleurs impossible de savoir le nombre de personnes enterrées dans des
fosses communes non identifiées, leur décès n'ayant pas été annoncé aux
familles, ce qui n'est pas surprenant quand on se rappelle que 15 000 Syriens
sont toujours portés disparus depuis la répression féroce du début des années
1980 conduite par le clan Assad.
Les services de sécurité du régime
auraient numéroté les photographies des 11 000 prisonniers assassinés. Parmi
ces derniers, 2000 sont victimes de privations cruelles et prolongées, comme le
montre leur apparence quasi squelettique. Ce qui constitue une autre indication
que ce crime collectif a été mis en oeuvre de manière
intentionnelle. Sur les photographies rendues publiques, on peut observer des
traces de torture brutale où l'on relève des blessures profondes et des
brûlures, des poitrines et des dos lacérés, des visages énucléés, des marques
de strangulation. Des témoignages révèlent que les cadavres, placés dans des
sacs, sont transportés par centaines dans des véhicules spéciaux pour être
enterrés dans des lieux tenus secrets. Lorsqu'il arrive que des familles
récupèrent des dépouilles de leurs proches, il leur est enjoint de ne pas les
exposer. Elles doivent signer un document qui stipule que la victime est
décédée de mort naturelle, ou qu'elle a été tuée par les "groupes armés
terroristes". L'adossement de l'industrie du meurtre à une industrie du
mensonge florissante n'a certes rien d'inédit.
Avant le déclenchement de la
révolution, nous savions que le régime dépendait de deux systèmes stratégiques
de type orwellien, le complexe de la peur dont la
fonction est d'interdire que les choses soient nommées par leurs noms, et le
complexe du mensonge dont la fonction est d'appeler les choses par d'autres
noms que les leurs, les deux garantissant que les Syriens soient coupés de
leurs conditions de vie réelles, qu'ils ne puissent ni les nommer, ni les
maîtriser.
Des témoignages récurrents
d'anciens détenus révèlent que la situation dans les hôpitaux où il arrive que
soient transportés certains prisonniers est pire que celle des usines de la
mort où ont déjà été assassinées des milliers de personnes. Ainsi, l'hôpital
militaire Tishrine, située à la limite est de Damas,
participe activement, selon plusieurs sources concordantes, à cette industrie
du meurtre qui s'est développée, de manière florissante, durant ces trois
dernières années dans la "Syrie d'Assad".
Il ne faut cependant pas oublier
que les personnes ayant succombé à la torture ou mortes de faim ne forment
qu'une petite partie des victimes syriennes dont le nombre s'élevait à 120 000
lorsque les Nations Unies ont décidé d'arrêter de les compter en décembre
40% des Syriens forcés de quitter
leur domicile
Si nous considérons que 40 % des
Syriens (9 millions) ont été forcés de quitter leur domicile, parmi eux, 10 %
(soit 2 millions et demi) ont trouvé refuge à l'extérieur du pays, qu'entre 1/4
et 1/3 des habitations en Syrie ont été détruites totalement ou partiellement,
force est de constater que la Syrie n'avait jamais connu, dans la période
historique récente, de catastrophe aussi effrayante. En outre, le régime de
terreur exercé en Syrie durant ces trois dernières années trouverait
difficilement un équivalent dans le reste du monde pendant cette même
période.
Le régime est obsédé par l'idée de
préserver un pouvoir absolu, ses richesses opulentes et une impunité
absolue
Il aurait été certainement
possible d'éviter cette violence horrible du fait qu'il n'existe évidemment
aucune volonté supérieure, destinée historique ou particularisme culturel qui
aurait conduit inévitablement à ce qui est survenu. Tout cela est le résultat
direct de décisions et actions humaines et découle de la responsabilité de
quelques individus qui, depuis des décennies, occupent les plus hautes
fonctions sans que leur pouvoir ne puisse être contesté. Ils constituent ce
qu'en Syrie, on appelle le régime, soit le système politique, sécuritaire et
financier au sein duquel la dynastie assadienne
occupe une place centrale. Depuis que Bachar Al-Assad a hérité le pouvoir de son père en 2000, on peut
avancer que la seule loi constitutionnelle non écrite de ce régime réside dans
la transmission héréditaire du pouvoir au sein de la dynastie assadienne. Son fils a d'ailleurs été prénommé Hafez, comme
son grand-père. Le régime est obsédé par l'idée de préserver un pouvoir absolu,
ses richesses opulentes et une impunité absolue. En dépit de toutes les
vicissitudes locales et régionales qui ont accompagné la révolution syrienne
depuis trois ans, le système politique, sécuritaire et financier n'a jamais
sérieusement envisagé de négocier, ou de montrer une quelconque intention de
renoncer à une parcelle de son pouvoir.
Bombardements continus
Pendant que les négociations se
déroulaient à Genève, le régime amplifiait sa campagne de bombardement aux barils explosifs sur Alep et sur
Daraya, ville proche de Damas. Il continuait
à assiéger le centre historique de Homs et certains quartiers de Damas dont le
camp palestinien de Yarmouk, en posant des conditions quasi irréalisables
pour le libre passage d'une aide alimentaire à leurs habitants. Il a renforcé
l'encerclement de l'est de la Ghouta, région qui avait subi un bombardement aux armes chimiques le 21 août 2013
ayant tué 1466 personnes, juste après avoir été obligé de signer un accord
stipulant la destruction de ses armes chimiques en contrepartie du renoncement
franco-états-uniens à lui infliger des frappes punitives. Affamer les
populations est une arme de destruction massive alternative, dont les conséquences
dramatiques suscitent moins de résonnance médiatique et de risques de
représailles.
Barbarie culturelle héritée du baathisme nazi
Si les intérêts et la nature même
du régime expliquent cette barbarie, un climat intellectuel et culturel répandu
en Syrie, ainsi qu'en Occident, a facilité l'organisation de cette industrie du
meurtre et l'a rendu acceptable, ou du moins, peu digne d'attention. Cela est
lié à l'hégémonie d'une vision culturaliste qui réduit les sociétés à des
"cultures" et celles-ci à des "mentalités" permanentes. La
religion, plus particulièrement l'islam dans sa version sunnite, serait, dans
notre société, l'expression privilégiée de cette "culture" ou
"mentalité". Ainsi, le régime syrien serait confronté à une société
islamique syrienne atemporelle, et ne pourrait donc être tenu pour responsable
de ce qui se passe. Il serait même la victime de la structure mentale de ses
sujets, voire représenterait une avant-garde "progressiste",
"laïque" et "moderniste" que l'on devrait défendre face à
ses ennemis dans cette société "obscurantiste", "sectaire"
et "traditionnelle". Outre que cette vision des choses est erronée,
elle est de fait une construction politique élaborée dans le milieu même qui a
produit cette industrie du meurtre. Elle ne peut être saisie qu'en la
rapportant à la tendance raciste qui se cache derrière certains emplois des
notions de "culture" et d' "identité". Le racisme,
idéologie de classe plutôt qu'idéologie identitaire, a plus à voir avec les privilèges
sociaux qu'avec les différences culturelles.
Une ethnologie faussaire avait
ainsi légitimé, il y a trois générations, la machine de mort nazie qui a
exterminé des millions de juifs, de tziganes et de malades. Aujourd'hui, une
science des mentalités tout aussi frauduleuse légitime le massacre des plus
pauvres en Syrie, en les qualifiant de "sectaires fanatiques",
d'"obscurantistes" et de "terroristes". Cette face idéelle
de l'industrie du meurtre est traversée par "l'idéologie du premier monde
intérieur" en Syrie même, représentée par ceux qui se conduisent en
colonisateurs par rapport au reste de la population, à l'instar des idéologues
de la colonisation en Occident qui affublaient celle-ci d' "une mission
civilisatrice" et des idéologues marxistes-léninistes qui prenaient en
charge la "conscientisation" de masses ignorantes par le biais d'un
parti qui incarnait la "conscience scientifique". Existe-t-il
vraiment une différence structurelle entre dessiller les yeux des prolétaires
ignorants et entre transmettre la civilisation à des peuples primitifs ? Les
colonisés "primitifs" sont-ils si différents des classes laborieuses
et inférieures, plongées dans le spontanéisme et les revendications étroites ?
De quelle manière les colonisateurs britanniques qui ont utilisé les armes
chimiques contre les Irakiens ou les Afghans dans les années 1930 seraient-ils
pires que les colonisateurs assadiens qui en ont
utilisé un modèle plus développé et plus meurtrier contre leurs misérables
sujets à l'été 2013 ? En quoi se différencieraient-ils du régime de Saddam
Hussein qui a utilisé le même type d'armes contre ses citoyens kurdes il y a
près de 25 ans ?
Industrie du meurtre
Une vision commune du régime
syrien partagée par une partie de la droite occidentale qui croit encore à sa
mission civilisatrice et des communistes qui gardent la nostalgie de la prison
des peuples
Ce parallèle pourrait sans doute
expliquer la vision commune du régime syrien que partagent une partie de la
droite occidentale qui croit encore à sa mission civilisatrice et des
communistes qui gardent la nostalgie de la prison des peuples" qu'était
l'Union soviétique, une expression qu'avait utilisé Karl Marx pour qualifier la
Russie tsariste.
En Syrie, après trois ans de
conflit sanglant, certains "rebelles" au régime de colonisation
interne ont intériorisé sa logique. Ils exercent un pouvoir du même type sur
les victimes du régime d'Assad (surtout ceux qui
constituent cependant ses adversaires les plus radicaux). Je fais ici allusion
aux groupes islamo-fascistes, certains d'entre eux étant suspectés d'entretenir
des liens secrets avec le régime assadien. Ils
possèdent leur propre version de la "mission civilisatrice" ou de la
"conscientisation" qu'ils imposent par la force à une population
qu'elles considèrent comme "impie". L'accusation d'impiété est la
forme extrême du mépris de la vie humaine, du racisme et de l'appel au
meurtre.
Les intellectuels du monde entier,
et les intellectuels syriens en premier, doivent à l'occasion du troisième
anniversaire de la révolution syrienne, s'engager de toute leur force pour
combattre cette pensée destructrice des Assad et de
leurs semblables. L'arsenal idéel de l'extermination et de l'industrie du
meurtre en Syrie, dans ses différentes variantes, abolit les barrières
symboliques, culturelles et morales protégeant la vie des plus humbles et des
plus faibles.
J'exhorte les intellectuels
français à participer à la lutte contre ces nouvelles formes de racisme et de
colonialisme sous-tendant cette industrie du meurtre. Ils ne peuvent se
contenter de condamner le régime assassin des Assad
en termes politiques et humanitaires sans engager leur réflexion sur toutes ses
dimensions culturelles, philosophiques et éthiques. L'Etat de barbarie dont avait parlé Michel Seurat,
il y a trente ans, s'est aujourd'hui surpassé à travers la mise en oeuvre de cette industrie du meurtre. C'est en s'inspirant
des réflexions de Seurat que La pensée libératrice pourra se dresser contre
cette barbarie extrême et son appareil idéologique raciste.