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COMMENT LE HEZBOLLAH IMPOSE SA LOI AU LIBAN

 

Par Pierre Prier, envoyé spécial à Beyrouth
Le Figaro.fr -30/05/2008

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Les chiites Miliciens du Hezbollah réunis à Jibshet (sud du Liban) disent avoir été aidés par des spectres à cheval, par des fantômes qui tiraient à leur place, par des voix qui les prévenaient de l'arrivée d'un obus...

 

Le parti pro-iranien allie la force militaire et les manœuvres politiques

 

Dans le centre néo-ottoman de Beyrouth, une foule joyeuse a réinvesti les cafés et les restaurants. Comme si rien ne s'était passé. Comme si les dix-huit mois d'occupation de la place des Martyrs par le village de toile du Hezbollah, disparu en un clin d'œil, s'étaient déroulés dans un espace-temps parallèle. Chacun sait que le Liban est entré dans une «ère nouvelle», selon l'expression de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. En quelques heures de combats, les 7 et 8 mai, le parti chiite a changé de statut au Liban. Jusque-là, il était respecté. Maintenant, il est craint. Sa victoire militaire se traduira prochainement par une avancée politique. L'entrée au gouvernement de 11 ministres appartenant au mouvement ou à ses alliés lui donnera une minorité de blocage, permettant de renvoyer toute loi qui ne lui plaira pas.

La miniguerre civile de début mai a couronné une montée en puissance entamée il y a vingt-six ans. En 1982, plusieurs groupes chiites se réunissent pour fonder un nouveau mouvement qui prenne en main la lutte contre l'armée israélienne. Après avoir chassé le dirigeant palestinien Yasser Arafat de Beyrouth, Tsahal a installé une zone tampon au Liban-Sud, avec l'aide d'une force locale de supplétifs. L'armée libanaise, divisée par la guerre civile qui fait rage plus au nord, est incapable de s'opposer à Tsahal.

La mobilisation chiite vient de loin. Elle s'est construite sur la conscience de représenter la minorité la plus méprisée du Liban, depuis son implantation dans le pays, accélérée par les expulsions d'Égypte à partir du XIIIe siècle. L'obsession des chiites, celle de n'être pas représentés à la hauteur de leur nombre réel, se manifeste dès le recensement français de 1932, qui les situe en troisième position derrière les chrétiens, majoritaires, et les sunnites, avec 19,6 % de la population. C'est sur cette base que le pacte national de 1943 donnera aux chrétiens la présidence de la République, aux sunnites le poste de premier ministre, et aux chiites la présidence de l'Assemblée. Mais, selon l'historien libanais Joseph Alagha, «nombre de chiites ont été comptés comme chrétiens ou comme sunnites».

Aujourd'hui, les estimations de la population chiite varient entre 40 et 55 %, mais le pacte est toujours en vigueur. L'histoire de l'avènement du Hezbollah comme force politique majeure au Liban vient de là, mais la disparité n'explique pas tout. Comme tout le monde au Liban, le Hezbollah s'appuie sur des forces extérieures. Ses liens avec l'Iran ne datent pas d'hier. Les chiites libanais se flattent d'avoir largement contribué à l'implantation de leur religion à Téhéran. Quand la dynastie safavide prend le pouvoir en Iran au XVIe siècle, elle fait appel à des oulémas, des savants religieux libanais, pour convertir leur population. Le va-et-vient entre les deux contrées, renforcé par de nombreux intermariages, ne cessera plus. Pour les chiites libanais, l'Iran n'est pas vraiment un pays étranger. C'est d'ailleurs le fils d'un père iranien et d'une mère libanaise, l'imam Moussa Sadr, formé à Téhéran et dans la ville sainte iranienne de Qom, qui crée l'un des précurseurs du Hezbollah, le Mouvement des déshérités. Ce dernier veut assurer une meilleure présence chiite au sein des institutions, mais aussi améliorer le sort de tous les pauvres. Il ratisse large : on compte parmi les fondateurs un évêque grec-catholique, Grégoire Haddad.

Le catalyseur de l'occupation israélienne du Sud entraînera la radicalisation d'une grande partie des chiites. L'aile militaire du Mouvement des déshérités, Amal, éclate avec le départ de nombre de ses cadres vers le Hezbollah, le «Parti de Dieu», plus radical. Le nouveau parti prône d'abord la résistance à Israël, à la fois dans un cadre national et selon le principe du djihad, la guerre sainte. Il envisage à ses débuts la création d'un État islamique au Liban.

 

Le Hezbollah est aussi une création de l'Iran. La révolution islamique de 1979 cherche un point d'ancrage stratégique au Liban. Le futur chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sera nommé plus tard représentant personnel du guide de la révolution iranienne, l'ayatollah Khameneï. Téhéran envoie 1 500 pasdarans, les gardiens de la révolution, former les combattants libanais dans la plaine de la Békaa. Le maître d'œuvre de l'opération, l'ambassadeur iranien à Damas Ali Akbar Mohtachami, le reconnaîtra bien plus tard, en août 2006, dans une interview au quotidien iranien Charq. «Ce fut une nouvelle phase qui aboutit à la création du Hezbollah, expliquait-il. Chaque cours comprenait 300 combattants, qui servaient à leur tour de formateurs.»

L'ambassadeur détaille l'armement et les missiles qui ne cesseront d'alimenter le Hezbollah en passant par la Syrie, alliée de Téhéran et tutrice du Liban. Les attentats contre les forces françaises et américaines de 1983 et les enlèvements d'Occidentaux, comme celui du journaliste Jean-Paul Kauffmann, sont effectués sous le couvert de groupes créés pour la circonstance, mais sont attribués par les services de renseignements occidentaux au Hezbollah.

Les accords de Taëf, qui mettent fin à la guerre civile en 1990 à laquelle le Parti de Dieu a peu participé, permettent au Hezbollah de garder ses armes dans le Sud, au titre de la «résistance». Même après le départ de la Syrie sous la pression internationale, le gouvernement de Fouad Siniora né de la mobilisation antisyrienne concède au Hezbollah le droit à ses armes, remettant leur discussion à plus tard.

Une bonne partie des Libanais, quoi qu'ils en disent, en veulent au Hezbollah de déclencher la riposte massive d'Israël en enlevant des soldats de Tsahal en juillet 2006.

Plus d'un Libanais n'aurait pas regretté, alors, une défaite du Parti de Dieu. Mais le Hezbollah étrille les Israéliens. En partie à cause de la mauvaise préparation de Tsahal, mais aussi, encore une fois, grâce aux armes venues d'Iran. Les attachés militaires étrangers identifient une grande variété de missiles antichars, dont le Milan, de conception française, le Kornet AT-14, de fabrication russe, ou les RPG-29, également russes, capables de pénétrer la double armure des chars israéliens Merkava.

L'autre ressource des combattants est leur moral. Difficile de battre une armée qui se croit secondée par des forces surnaturelles. Les combattants chiites ont tous raconté avoir été aidé par des spectres à cheval, par des fantômes qui tiraient à leur place, par des voix qui les prévenaient de l'arrivée d'un obus. Les miliciens attribuent leur endurance, issue en réalité d'un entraînement de fer, à une puissance divine, qui leur permettait de se passer de sommeil pendant une semaine. Des histoires colportées partout sont devenues vérité à leurs yeux, comme celle de l'officier israélien dont la main aurait été tranchée d'un coup d'épée par un cavalier fantôme, au moment où le militaire s'apprêtait à tirer sur des combattants du Hezbollah (1).

Fort de sa «victoire divine», le parti de Hassan Nasrallah entame dès lors un combat politique destiné à obtenir enfin la représentation à laquelle il estime avoir droit au gouvernement et au Parlement. Depuis 1992, le mouvement chiite a officiellement abandonné l'idée d'un État islamique et participe aux élections. Il s'est allié avec le Mouvement patriotique libre (MPL) du général chrétien Michel Aoun, l'homme qui avait déclaré la guerre à la Syrie en 1990. Ce mariage, dénoncé par les autres partis chrétiens comme contre nature, est expliqué par le général comme la réaction à une injustice : lui aussi s'estime lésé par le résultat des élections législatives de 2005. En 2006, les ministres du Hezbollah et leurs alliés quittent le gouvernement, entamant une crise qui culminera avec les affrontements du 7 mai. Qui les a déclenchés ? En privé, selon un diplomate occidental, plusieurs hauts responsables du gouvernement reconnaissent avoir commis une erreur. En dénonçant subitement le réseau téléphonique privé du Hezbollah, probablement construit avec l'aide de l'Iran, le ministre druze Walid Joumblatt a rompu le pacte qui remettait à plus tard la négociation sur l'armement du parti chiite. Le Hezbollah, pour sa part, estime n'avoir fait que «défendre ses armes», selon une doctrine publiquement affichée. Les Libanais qui ont subi l'occupation de leur quartier l'ont compris autrement. «Il y a eu aussi des erreurs du côté du Hezbollah, dit le politologue Joseph Bahout, Et elles ont déclenché un débat interne.»

La délégation de l'occupation de Beyrouth-Ouest, en maints endroits, aux miliciens d'Amal et du Parti social nationaliste syrien, moins disciplinés, a laissé des traces. Le Liban vit aujourd'hui dans la méfiance, et dans le camp de la majorité actuelle certains parlent ouvertement de réarmer. En attendant les négociations sur la composition du gouvernement, l'ère nouvelle est grosse de dangers.

 

Note

(1) Le Hezbollah, état des lieux, ouvrage collectif dirigé par Sabrina Mervin, Actes Sud.