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LES DILEMMES DU HEZBOLLAH

 

Après la défaite morale et politique de la Syrie, le mouvement chiite libanais aspire à peser dans la région

 

Article par ANTOINE BASBOUS, Directeur de l'Observatoire des pays arabes. Dernier ouvrage paru : L'Arabie saoudite en guerre, éd. Perrin, coll. Tempus, 2004.

Paru dans le Figaro du 27 avril 2005

 

L'heure de vérité approche à grands pas pour le Hezbollah qui représente une pièce majeure dans la stratégie moyen-orientale. Pourra-t-il sauver son statut de «résistant» après le retrait syrien, alors qu'il a été requalifié en «milice» à désarmer ? Car le Liban n'a plus de territoires occupés par Israël. En 2000, l'ONU avait tranché : les fermes de Chebaa (22 km2) doivent être restituées par Israël à la Syrie et non au Liban.

Ce verdict dérange tout autant Damas et Téhéran que le Hezbollah, car il condamne le parti de Dieu à rentrer dans le rang et à désarmer. Ce faisant, il perdra sa vocation stratégique comme instrument de ces deux puissances régionales. Il devra surtout se débarrasser de ses armes lourdes, qui font défaut à l'armée libanaise, de ses chars, de ses missiles à longue portée – prépositionnés par Téhéran au Sud-Liban pour répliquer à toute destruction par Israël des installations nucléaires iraniennes – et de ses drones, dont un exemplaire avait survolé Israël en 2004 avant de s'abîmer en mer au retour de sa mission.


Or démanteler le «Hezbollah-land», qui s'étend sur le quart du Liban, n'arrange nullement les affaires de la Syrie. Damas a toujours oeuvré pour implanter des forces parallèles au gouvernement libanais pour entretenir le désordre, la rivalité entre les détenteurs de la force armée et pour justifier sa propre ingérence. Ainsi, la Syrie avait armé l'OLP dans les années 1960-1970 pour instaurer le «Fatah-land», détruire l'Etat libanais et ouvrir la voie à sa propre ingérence, au titre de pompier-pyromane. L'instauration du «Fatah-land» a entraîné deux invasions israéliennes, en 1978, puis en 1982 !


Mais les temps ont bien changé. La Syrie évacue, contrainte et forcée, sa «colonie» libanaise sous les huées. Les statues, bustes et portraits géants de la trinité de la dynastie Assad (Hafez, Bassel et Bachar) ont été dynamités, lapidés ou dégradés dans les régions musulmanes où ils étaient imposés à la population. Les Libanais garderont un souvenir exécrable de cette armée de pilleurs syriens qui les a terrorisés. Les Arabes pressent Damas de quitter le Liban ; Paris et Washington veillent à l'application complète de la résolution 1559, qu'ils avaient conjointement parrainée en septembre 2004. L'assassinat de Hariri a brutalement accéléré l'achèvement de l'occupation syrienne qui prélevait au Liban 4 milliards de dollars par an, en moyenne. La dette publique du pays du Cèdre s'élève aujourd'hui à près de 40 milliards de dollars.


Jusque-là, l'opposition libanaise n'avait pas osé réclamer le désarmement du Hezbollah, qu'elle désire ardemment. Ce parti avait infligé des défaites successives aux armées américaines et françaises, en 1983 (avec plus de trois cents soldats assassinés) et forcé Israël à se retirer du Liban, en 2000. Outre les armes, ses miliciens disposent d'un entraînement hautement qualifié reçu en Iran et en Syrie. Récemment, ils ont été capables d'attirer et de capturer un colonel israélien à l'étranger et de franchir la frontière pour abattre trois soldats israéliens et les ramener dans le «Hezbollah-land», puis de les échanger contre plus de 430 prisonniers arabes en Israël. Tous les dirigeants politiques redoutent les hommes du charismatique chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Ce dernier rencontre désormais un vrai dilemme : doit-il privilégier ses périlleuses «alliances» régionales au détriment de la réelle aspiration de sa communauté à vivre dans un Liban libre et indépendant.

En effet, plusieurs défis attendent le Hezbollah :


1. Sa survie après la chute prévisible de son principal parrain. Le Hezbollah est né d'un «pacs» conclu, au début des années 80, entre l'idéologie khomeyniste et le régime alaouite de Syrie, lequel avait été considéré comme une branche du chiisme dans les années 70, grâce à une fatwa de l'imam Moussa Sadr. Dans son statut actuel, le Hezbollah ne pourra longtemps survivre à la dépression syrienne. Pire, la perspective d'organiser des élections libres en Syrie, dans la foulée de la lente démocratisation des pays de la région, condamnera les Alaouites (11% de la population) à céder le pouvoir à l'écrasante majorité sunnite. Sans négliger les autres scénarios d'une déstabilisation intérieure en Syrie qui pourraient précipiter l'alternance. Or les alliés arabes de Washington, qui ont accepté sans gaieté de coeur l'installation d'un pouvoir chiite à Bagdad, grâce au verdict des urnes, réclament à George Bush d'imposer la même règle en Syrie. Conséquence inéluctable : le croissant chiite Téhéran-Beyrouth que comptent instaurer Iraniens et Syriens sera interrompu à Damas. Le Hezbollah deviendra aussitôt orphelin et perdra son hégémonie artificielle. Car, ne l'oublions pas, ce courant représente seulement une partie de la communauté chiite, laquelle compte près du quart de la population libanaise.


2. La révision de son projet idéologique. Tout en lui étant reconnaissants d'avoir chassé Israël, les Libanais ne partagent pas l'idéologie du Hezbollah. Car ils ne souhaitent pas mener un djihad illimité jusqu'à la disparition d'Israël. Or le Hezbollah veut exporter son savoir-faire aux radicaux palestiniens et poursuivre une guerre d'usure contre Israël. Les Libanais, y compris la majorité des chiites, rêvent de tourner la page des guerres qui ont ravagé leur pays depuis 1969 et la conclusion de l'accord du Caire, arraché par Arafat au général Boustany, saisi d'une dépression ravageuse et privé d'instructions politiques. Ils estiment avoir suffisamment payé pour les autres en sacrifiant leurs vies et leurs intérêts, pour laisser à chaque Etat arabe le soin de se débrouiller. D'ailleurs, les Egyptiens n'ont-ils pas signé un accord de paix avec Israël depuis plus d'un quart de siècle, suivis par les Palestiniens, les Jordaniens ? Pourquoi le Liban doit-il se sacrifier pour satisfaire Damas alors que la Syrie ne bronche pas devant l'occupation de son Golan depuis 1967 ? Pour tenir compte de critères purement libanais et réviser son idéologie, le Hezbollah est obligé de rompre aussi avec sa source d'inspiration et de financement : l'Iran. Peut-il le faire sans perdre son âme et ses moyens colossaux ? S'il accepte de devenir exclusivement libanais, il rejoindra la dynamique de libération nationale, incarnée par les autres communautés. Ce serait dommage pour lui d'avoir autant contribué à la fin de l'occupation israélienne et d'apparaître comme un obstacle à la fin de la colonisation syrienne.


3. Le futur statut du Hezbollah commande son avenir. Pour tenir compte de la nouvelle donne, ce parti devrait désarmer et accélérer son insertion dans le champ politique. D'ores et déjà, il dispose de 12 députés sur les 128 et entretient une intense activité sociale et caritative. Son désarmement est une condition sine qua non pour le retour du Liban à une vie normale où il n'y aura qu'une seule force publique, celle de la République. Cette mutation pourrait être compensée par l'entrée du Hezbollah au gouvernement, une fois débarrassé de ses armes et de son illusoire projet djihadiste.


Toutefois, la réaction des Syriens à leur défaite morale et politique au Liban ne rassure pas et ne pousse pas leurs alliés-obligés à la raison. Malgré le rapport accablant sur l'assassinat de Hariri, commandé par le Conseil de sécurité et la création d'une commission d'enquête internationale, Assad a commencé par opter pour une politique suicidaire de la terre brûlée, avant de s'assagir quelque peu. Il avait ordonné à ses fidèles, dont les rangs deviennent clairsemés au fil des jours, d'entretenir la tension et de bloquer le fonctionnement des institutions libanaises. Il est accusé d'envoyer des charges explosives, de distribuer des armes et des munitions à ses agents, de mobiliser ses réseaux parmi les réfugiés palestiniens, de redéployer ses services de renseignements sous couverture commerciale, de faire incorporer les Syriens naturalisés libanais dans les services de sécurité...

En multipliant les conflits avec ses voisins, le régime de Bachar s'enfonce dans l'isolement, alors que la sagesse lui commande de plier pour sauver son régime. Il n'est pas sûr que la communauté internationale accepte, dans sa détermination d'appliquer la résolution 1559, que le théâtre du bras de fer imposé par Damas se situe exclusivement au Liban. D'ailleurs, pour que Damas lâche prise, il serait beaucoup plus efficace d'exercer des pressions en Syrie même, où le régime a perdu sa raison d'être et vient de perdre son prestige et une large partie de ses ressources financières, jusque-là prélevées au Liban. Le Hezbollah serait bien inspiré de méditer le nouveau rapport des forces pour muer et rejoindre le consensus patriotique et la dynamique provoquée par la large coalition nationale qui veut renouer avec l'indépendance.