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Arabie-Turquie
: Qui Dominera le Sunnisme ?
Par Renaud Girard, professeur de stratégie et de
relations internationales à Sciences-Po.
24 octobre 2018
pour blogazoi
Après avoir menti pendant trois semaines au monde entier,
le Royaume d’Arabie saoudite a enfin reconnu qu’il avait bien assassiné son
sujet Jamal Khashoggi, journaliste bien connu dans le petit milieu des observateurs
du Moyen-Orient. Ce meurtre – dont on ne connaît pas encore toutes les circonstances
– s’est déroulé le 2 octobre 2018, dans l’enceinte du consulat saoudien à
Istanbul. Khashoggi, 59 ans, petit-fils du médecin d’Ibn Séoud et éditorialiste
épisodique au Washington Post, connu pour ses positions critiques envers la
politique du prince héritier de son pays (Mohammed Ben Salman, dit MBS), avait
pris un rendez-vous de type administratif au consulat.
Il devait y retirer un certificat de divorce, en vue d’un mariage avec une
nouvelle disciple turque. Le même jour, le Royaume avait envoyé à Istanbul,
sur deux avions privés, une escouade de quinze « spécialistes » des services
de renseignement. En tuant Khashoggi, ils auraient agi de leur seul chef,
essaient aujourd’hui de faire croire les autorités saoudiennes, sans parvenir
à convaincre. Le président turc Erdogan, dans un discours solennel le mardi
23 octobre 2018, a révélé qu’il s’agissait d’un assassinat prémédité et a
exigé que les tueurs soient jugés à Istanbul.
Au cours des trois semaines écoulées, le gouvernement turc a fait subir à
la monarchie saoudienne une sorte de supplice persan. Sans la dénoncer officiellement,
il a distillé sous le manteau à la presse turque de plus en plus de détails,
de plus en plus horribles, sur les circonstances de cet assassinat. Au
point que le prince héritier MBS a désormais gagné le surnom de Mohammed Bone
Saw (scie à os) dans les milieux journalistiques américains. Ankara a compris
que cette affaire allait capturer l’imagination des opinions publiques du
monde entier et l’a immédiatement exploitée avec habileté.
Dans le jeu triangulaire des trois puissances les plus concernées par Khashoggi,
l’Arabie saoudite, la Turquie et les Etats-Unis (dont le journaliste détenait
une carte de résident), c’est la Turquie qui a, pour le moment, le mieux joué.
Elle s’est rapprochée des Etats-Unis en libérant le pasteur Andrew Brunson,
injustement poursuivi pour espionnage (cf notre chronique du mardi 14 août
2018) ; elle a joué les vierges effarouchées dès la disparition du dissident
saoudien ; elle a affaibli le Royaume en le laissant s’enferrer dans ses mensonges.
L’Arabie saoudite est la première responsable du naufrage de sa politique
de relations publiques (pour laquelle elle dépense quelque 900 millions de
dollars par an). Mais les Turcs n’ont à aucun moment songer à lui lancer une
bouée…
C’est qu’il y a, entre le néo-ottomanisme du président Erdogan et le wahhabisme
modernisé du prince héritier MBS, une rivalité pour la domination du monde
sunnite – la grande majorité des musulmans, ceux-ci étant fidèles à la tradition
(sunna) des compagnons du Prophète, par opposition à la faction (chia) des
partisans de son gendre Ali, que l’on appelle chiites. En termes démographiques,
l’Arabie saoudite (33 millions d’habitants) est nettement distancée par la
Turquie (80 millions). Mais en termes économiques, le PIB de la première (684
milliards de dollars) n’est pas très loin de celui de la seconde (851 milliards).
Et si se poursuit la hausse des cours du pétrole, l’Arabie saoudite va à nouveau
regorger de capitaux disponibles, ce qui ne sera pas le cas de la Turquie,
fortement endettée. En termes symboliques, la monarchie wahhabite a l’avantage
de pouvoir se proclamer la gardienne des deux plus saintes mosquées de l’islam
(La Mecque et Médine). Mais elle est pénalisée par son alliance non avouée
avec Israël, alors que la Turquie se présente, depuis 2010, comme la grande
défenderesse de la cause palestinienne.
L’Arabie saoudite et la Turquie professent des idéologies très différentes.
Le wahhabisme (du nom d’un prédicateur puritain qui fit alliance avec la tribu
Saoud au 18ème siècle) prône socialement l’imitation
du comportement des « pieux ancêtres », ces bédouins du 7ème siècle. Politiquement,
il ordonne la soumission aux princes légitimes. A l’opposé, le président turc
Erdogan est un Frère musulman, qui n’a que mépris pour les monarchies dynastiques,
qu’il juge intrinsèquement corrompues, et qui croit aux vertus de l’expression politique des
fidèles.
Historiquement, l’Empire ottoman s’est toujours opposé au wahhabisme. Il avait
même lancé un raid punitif en 1819 contre la tribu des Saoud.
Géopolitiquement, l’Arabie saoudite est l’alliée des Emirats et de l’Egypte.
Mais en 2017, la Turquie a pris sous sa protection le riche émirat du Qatar,
qui courait le risque d’être avalé par ses voisins saoudien et émirati. Les
Saoudiens prient tous les jours pour la destruction de l’Iran chiite, alors
que les Turcs entretiennent de cordiales
relations avec la Perse depuis près de 400 ans.
L’affaire Khashoggi a révélé chez les musulmans l’acuité d’une rivalité intra-sunnite
qui, jusque-là, était cachée par l’ancestrale opposition sunnites-chiites.