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COMMENT UNE MOSQUEE POUR ANCIENS NAZIS EST DEVENUE LE CENTRE DE L'ISLAM RADICAL
Texte
original: Ian Johnson, "How a Mosque for
L'histoire de l'implantation de l'islam radical en Europe passe par une
mosquée au sud de l'Allemagne. Rapidement prise en mains par l'organisation des
Frères musulmans, elle constitue aujourd'hui encore un élément-clef dans la
diffusion des interprétations les plus dures de l'islam.
Munich. Au nord de cette prospère ville d'ingénieurs et d'usines
d'automobiles, on trouve une élégante mosquée avec un minaret mince et un dôme
turquoise. Un bosquet de pins la protège d'une rue fréquentée. Dans un pays de
plus de trois millions de musulmans, elle ne se fait pas remarquer, c'est juste
un lieu où prient les adeptes de la religion qui se développe le plus vite en
Europe.
Cependant, l'histoire de cette mosquée est plus tumultueuse. Enterré
dans des archives gouvernementales et privées, des centaines de documents
retracent la bataille pour le contrôle du Centre islamique de Munich. Rendu
public récemment, ces documents montrent comment l'islam radical a établi l'un
de ses premiers et plus importantes têtes de pont en Occident quand un groupe
d'anciens nationaux-socialistes décidèrent de construire une mosquée.
«...
Ce n'est que des décennies plus tard, après les attentats du 11 septembre 2001
contre les Etats-Unis que l'Allemagne concentra sérieusement son renseignement
intérieur sur les opérations des Frères musulmans à Munich..
»
La présence de soldats à Munich fait partie d'un épisode presque oublié
de la seconde guerre mondiale : la décision que prirent quelques dizaines de
milliers de soldats de l'Armée rouge de changer de camp et de se battre pour
Hitler. Après la guerre, des milliers d'entre eux ont cherché refuge en
Allemagne de l'Ouest, créant l'une des plus grandes communautés musulmanes de
l'Europe des années 50. Quand la Guerre Froide débuta, ils furent très
recherchés pour leurs capacités linguistiques et leurs contacts en Union
soviétique. Pendant plus d'une décennie, les services de renseignement
américain, ouest-allemand, soviétique et britannique se sont battus pour les
contrôler dans cette nouvelle guerre opposant la démocratie au communisme.
Mais le vainqueur ne fut aucun des protagonistes de la Guerre Froide. Au
lieu de cela, ce fut un mouvement avec une idéologie tout aussi puissante : les
Frères musulmans. Fondé dans les années 1920 en Egypte sous la forme d'un
mouvement "réformateur social", les Frères musulmans devinrent la
source de l'islam politique, qui réclame une domination totale de tous les
aspects de la vie par la religion musulmane. Puissante force de changement
politique dans le monde musulman, les Frères musulmans ont également inspiré
quelques uns des plus sanglants groupes terroristes, comme le Hamas et al-Qaïda.
Une erreur récurrente
L'histoire de la méthode utilisée par les Frères musulmans pour exporter
sa foi au coeur de l'Europe met en évidence une erreur récurrente de la part
des démocraties occidentales. Durant des décennies, elles ont passé des accords
avec l'islam politique – le soutenant pour défaire un autre ennemi,
particulièrement le communisme. Il est par exemple bien connu que les USA et
leurs alliés ont mis sur pied les moudjahiddines dans les années 1980 en
Afghanistan pour combattre l'Union soviétique – ouvrant la voie du succès d'Oussama Ben Laden, qui s'est rapidement retourné contre ses
anciens alliés américains dans les années 1990.
Munich est un exemple sérieux et précoce de cette stratégie douteuse.
Des documents et interviews montrent comment les Frères musulmans formèrent un
arrangement de travail avec les agences américaines de renseignement,
outrepassant les agences allemandes dans le contrôle des anciens soldats
nationaux-socialistes et leur mosquée. Mais les USA ont perdu la main sur ce
mouvement, et en peu de temps la très conservatrice et catholique Bavière est
devenue l'hôte d'un centre islamique radical.
"Si vous voulez comprendre les structures de l'islam politique,
vous devez regarder ce qui s'est produit à Munich," prétend
Stefan Meining, un historien munichois étudiant le
centre islamique. "Munich est l'origine d'un réseau qui s'étend
maintenant tout autour de la planète."
Des groupes politiques et sociaux affiliés aux Frères musulmans dominent
maintenant la vie islamique dans de larges zones de l'Europe occidentale. Ces
connexions sont la plupart du temps méconnues, même
par les services de renseignement et les agences de police de ces pays.
Alors que ces groupes répudient le terrorisme et sont officiellement
partisans de l'assimilation, le résultat de leur message est que les musulmans
d'Europe – formant maintenant entre 5 et 10% de la population du continent – se
doivent d'être cloisonnés de la culture occidentale. En retour, ceci a été le
terreau fertile d'idées violentes. Les terroristes islamistes ont de plus en
plus utilisé l'Europe comme base de lancement pour leurs attaques, des
attentats du 11 septembre à ceux de Madrid l'an dernier.
Les tensions actuelles sont dans la continuité d'évènements datant d'un
demi-siècle. Munich après la guerre était une ville en ruines pleine de
musulmans immigrés fuyant les persécutions. Alors que l'Occident s'évertuait à
les observer et les contrôler en tant qu'atout important dans la Guerre Froide,
apparurent de redoutables rivaux cherchant à installer leurs propres bases de
pouvoir dans le monde musulman européen alors émergeant.
Au long des décennies suivantes, quatre hommes ont successivement tenté
de contrôler la mosquée de Munich : un brillant professeur de langues
turcophones, un imam dans la SS d'Hitler, un écrivain musulman charismatique et
un financier musulman actuellement soupçonné de financer le terrorisme. La
plupart ont favorisé une certaine accommodation avec l'Occident. Mais le
vainqueur avait une vision plus large : un islam global opposé à l'idée de
démocratie laïque.
L'érudit et les exilés
L'intérêt que Gerhard Von Mende portait aux musulmans remonte à 1919
quand son père fut assassiné. Sa famille vivait à Riga et faisait partie de la
minorité allemande alors importante de Lituanie. Quand ce petit pays fut envahi
par l'Armée rouge à la fin de la Première Guerre Mondiale, les membres de la bourgeoisie
furent rassemblés et menés à une marche forcée. Le père de M. Von Mende, un
banquier, fut sorti du rang et abattu.
Ceci a éveillé dans l'esprit de ce jeune garçon de 14 ans une exécration
de toute chose russe. Après avoir fui avec sa mère et six de ses proches en
Allemagne, il a choisi d'étudier d'autres peuples opprimés par le pouvoir russe
: les musulmans d'Asie Centrale. Une montagne d'écrits et de livres lui a valu
une notoriété académique. Doué pour les langues, il parle couramment le russe,
le lithuanien et le français, et parle correctement le turc et l'arabe. Quand
il s'est marié à une Norvégienne, il a également appris sa langue maternelle.
L'invasion de l'Union soviétique par les nationaux-socialistes en 1941
fut une aubaine pour les gens comme M. Von Mende, qui comprenait quelque chose
aux terres sur lesquelles s'abattait le blitzkrieg. Il
conserva son poste à l'université de Berlin mais prit parti dans l'Ostministerium (ministère pour les territoires occupés de
l'est) pour diriger une section dédiée à l'étude du Caucase.
Les victoires initiales de l'Allemagne l'ont laissée avec un nombre
ahurissant de prisonniers soviétique - 5 millions en tout. Grâce en partie aux
efforts de M. Von Mende et de l'Ostministerium,
Hitler autorisa la libération des prisonniers qui prendraient les armes contre
les soviétiques. Les nationaux-socialistes ont mis en place les Ostlegionen (légions de l'est) composées en premier lieu de
minorités non russes avides de faire payer Moscou pour des décennies d'oppression.
Plus d'un million de soldats ont accepté l'offre d'Hitler.
Alors que la guerre progressait, M. Von Mende est devenu un des
architectes majeurs de la politique nationale-socialiste concernant les
minorités soviétiques. Il a été surnommé "seigneur protecteur",
établissant des comités nationaux de Tatars, Turcs, Géorgiens, Azerbaïdjanais
et Arméniens. Désespérément en quête de soldats, les nationaux-socialistes ont
vu ces comités comme plus qu'un simple moyen de garder leurs alliés renégats
dans la guerre. Mais pour les personnes impliquées, ils étaient comme des
gouvernements en exil. Un goût d'indépendance pour lequel ils étaient
reconnaissants envers M. Von Mende.
Des collègues de cette époque décrivent M. Von Mende comme un homme
élégant et majestueux avec un sourire ironique, usant de son charme personnel
pour l'emporter sur les exilés - spécialement ses préférés, les musulmans
turcophones d'Asie Centrale. Il leur ouvrait sa maison de Berlin pour de longs
dîners où on conversait en russe, turc et allemand. Dans les derniers mois de
la guerre, il a cimenté leur loyauté par un acte de génie bureaucratique :
alors que l'infrastructure allemande étant pulvérisée, il a réussi à transférer
des milliers de "ses turcs" sur le front de l'Ouest (Grèce, Italie,
Danemark et Belgique), imaginant que ce serait mieux qu'ils terminent dans des
prisons britanniques ou américaines plutôt que soviétiques. Ceux qui sont
tombés dans les mains des soviétiques furent abattus comme des traîtres.
A la fin des années 1940, des centaines d'anciens soldats musulmans
furent coincés dans la zone sous contrôle américain de Munich. M. Von Mende,
dont le passé national-socialiste ne lui laissait que peu de perspective de
travail, s'est dévoué à les rechercher.
Cette décision s'avérera bénéfique, tant pour les musulmans que pour M.
Von Mende. C'était le début de la Guerre Froide et les agences de renseignement
occidentales cherchaient désespérément quiconque pouvant fournir un aperçu
derrière le rideau de fer. Ils avaient besoin de personnes pour analyser les
documents, diffuser de la propagande anti-soviétique et recruter des espions.
En octobre
M. Von Mende s'est installé dans la zone sous contrôle britannique de
l'Allemagne, dans le pôle de commerce de Düsseldorf. Quand bien même il n'était
plus universitaire, il nomma son bureau le "Service de Recherche Est
Européen". Son équipe était composée d'anciens employés de l'Ostministerium - concrètement, la recréation de l'appareil
national-socialiste de contrôle des musulmans durant la guerre. Au début, les
fonds provenaient des forces britanniques, puis de diverses agences allemandes,
y compris l'Agence nationale de renseignement intérieur et le Ministère des
affaires étrangères, selon des documents de ce ministère et de la
correspondance privée de M. Von Mende.
M. Von Mende a utilisé beaucoup de son temps à aider les musulmans qui
ont travaillé pour lui dans l'Ostministerium. Il a
extorqué de l'argent à la bureaucratie ouest-allemande pour qu'ils soient
nourris, logés et blanchis - les conditions de vie étaient effroyables et une
décennie après la guerre beaucoup vivaient dans des baraquements.
Mais au fond de lui-même, la tâche était simple : garder le contrôle des
émigrés et les empêcher de tomber sous le contrôle d'un autre pays. Le danger
principal était l'Union soviétique, qui voulait empêcher les émigrés de faire de
la propagande anticommuniste. Certains dirigeants émigrés en Allemagne de
l'Ouest furent assassinés. Beaucoup étaient armés pour se défendre contre les
assassins du KGB.
CIA contre imam nazi
En 1956, un rival est apparu et menaçait le contrôle que M. Von Mende
exerçait sur les anciens soldats musulmans de Munich : le American
Committee for Liberation from Bolshevism, connu sous
l'acronyme Amcomlib. Fondé en tant qu'ONG pour la
prise en charge de Radio Free Europe et Radio Liberty, Amcomlib
était en fait une couverture de la CIA, qui l'a financé jusqu'en 1971 quand le
Congrès américain coupa les liens entre Amcomlib et
la CIA.
Durant les années 1950, le chef d'Amcomlib
était Isaac Patch, qui a maintenant 95 ans et vit retiré dans le New Hampshire
[GB]. Joint par téléphone, M. Patch a défendu la stratégie mise en oeuvre par
l'Amcomlib d'utilisation des musulmans pour combattre
les soviétiques. "L'islam était un important facteur, aucun doute à ce
sujet," a affirmé M. Patch. "Ils étaient très croyants et très
anticommunistes."
L'Amcomlib a tissé des liens avec Ibrahim Gacaolu, un ancien soldat national-socialiste dans le
Caucase qui, tout comme M. Von Mende, recherchait les soldats musulmans coincés
en Allemagne. M. Gacaolu contrôlait les colis
alimentaires américains, qu'il distribuait à ses partisans, selon des documents
de son organisation. M. Gacaolu a également fait du
travail de propagande pour Radio Free Europe. En 1957 par exemple, il a tenu
une conférence de presse avec Garip Sultan, un autre
homme politique allemand, qui dirigeait le service tatare de Radio Liberty,
selon certains documents et M. Sultan lui-même. Les deux hommes dénoncèrent les
crimes de Staline en Tchétchénie. M. Sultan, maintenant âgé de 81 ans, a
raconté dans une interview qu'il écrivait les discours de M. Gacaolu et a rédigé pour lui un pamphlet sur la situation
des musulmans.
Pour M. Von Mende et ses collègues, les liens de M. Gacaolu
avec la CIA étaient problématiques. L'Allemagne de l'Ouest et les USA étaient
du même côté pendant la Guerre Froide, mais M. Von Mende n'appréciait pas que
des agences étrangères puissent influencer des personnes résidant en Allemagne.
Comme un informateur le disait à son directeur : "l'Allemagne est une
porte que personne ne contrôle car il ne semble pas y avoir de garde-barrière.
Tout le monde y vient et fait ce qu'il veut."
M. Von Mende décida que les musulmans d'Allemagne avaient besoin d'un
chef en qui il pouvait avoir confiance. Il s'est alors tourné vers un ancien
compagnon de guerre : Nurredin Nakibhodscha
Namangani.
M. Namangani est le descendant d'une longue
lignée d'imams dans son pays natal, aujourd'hui l'Ouzbékistan. Mais son service
religieux a surtout pris place dans une organisation profane : les infâmes SS
d'Hitler. Selon une ébauche d'autobiographie qu'il donna aux autorités
allemandes, il a été arrêté par les forces de sécurité de Staline en 1941 et
peu après libéré par l'armée allemande lors de son invasion de la Russie. Il
servit comme imam diverses fonctions, terminant imam d'une division SS. Il a
gagné quelques unes des plus hautes distinctions allemandes, y compris la croix
de fer.
L'arrivée de M. Namangani à Munich en 1956 fit
beaucoup de bruit. Ses opposants comme M. Gacaolu
l'ont accusé d'avoir participé à des atrocités durant la guerre. Il est avéré
que l'unité de M. Namangani a contribué à mater
l'Insurrection de Varsovie en 1944, mais il n'y a pas de preuve d'implication
personnelle d'une atrocité commise durant la guerre dans les registres
allemands.
M. Von Mende a contre-attaqué, persuadant le gouvernement fédéral de
Bonn d'accepter de nommer M. Namangani "Hauptimmam", "imam en chef" des musulmans
allemands, aux frais du contribuable ouest-allemand.
Fin
"Pendant 13 années, les musulmans n'avaient pas de lieu fixe pour
leurs services et devaient les tenir dans différents endroits", déclara M. Namangani à une assemblée d'une cinquantaine de musulmans
comprenant quelques étudiants du Moyen-Orient. Une fois, les musulmans durent
tenir leur service dans une brasserie, d'autres fois dans un musée, selon le
minutier de la Commission des mosquées. Maintenant, dit-il au groupe, Munich
sera un centre pour les musulmans et le gouvernement de Bavière devrait
certainement aider en cela, toujours selon le même minutier.
C'était un grand évènement, si important en fait que quelqu’un de très
spécial y était présent : Saïd Ramadan, le secrétaire général du Congrès
Islamique Mondial basé à Genève, un groupe qui désirait unir les musulmans du
monde entier. Le reste de l'assemblée donna en tout 125 marks (environ $275
constants) pour la construction de la mosquée. M. Ramadan donna lui-même 1000
marks.
M. Von Mende a rapidement noté quelques informations à propos de ce
visiteur de marque. Bientôt, son index des personnes à surveiller contenait une
nouvelle entrée : "Saïd Ramadan, Genève. Environ 36 ans, 3 enfants.
Conduit depuis 1956 une luxueuse Cadillac, cadeau du gouvernement de l'Arabie
Saoudite. R.S. doit être membre des Frères musulmans."
Les Frères arrivent
L'arrivée de Saïd Ramadan en Europe fut le résultat d'un schisme
idéologique qui continue de diviser les sociétés islamiques. Le coeur du
problème est de savoir comment réconcilier l'islam avec l'Etat-Nation
moderne. Comme beaucoup de religions, l'islam s'étend à tout, impose un
comportement dans toutes les sphères, y compris politique. Mais pris
littéralement, ses exigences s'opposent aux démocraties libérales actuelles,
qui promeuvent la liberté individuelle.
Dans l'Egypte de 1920, un jeune enseignant nommé Hassan al-Banna s'est fermement tourné vers l'orthodoxie. Troublé
par ce qu'il décrivait comme l'immoralité d'une Egypte se modernisant
rapidement, il a mis sur pied une fondation nommée les Frères musulmans. Son
plan était de réislamiser la société en enseignant
les fondamentaux de l'islam dans le langage courant des salons de thé et non
dans l'arabe classique des mosquées. Il a fondé des organisations caritatives
et fut célèbre pour son engagement dans la justice sociale.
Mais il se heurtait à d'autres visions de l'Egypte, spécialement celles
importées de l'Occident, comme le socialisme et le fascisme. Fortement impliqué
dans la politique turbulente de l'Egypte d'après guerre, M. al-Banna
fut assassiné en 1954.
De nombreux membres furent jetés en prison et quelques uns furent
exécutés. M. Ramadan fut le principal dirigeant ayant fui. Il était le gendre
de M. al-Banna et réputé pour avoir aidé à organiser
la défense de Jérusalem contre le nouvel Etat d'Israël en 1948. Peu de pays
dans la région voulaient accueillir M. Ramadan. L'Egypte était une puissance
régionale et ses voisins voulaient éviter de la froisser. Après quelques haltes
en Syrie, au Liban, en Jordanie et au Pakistan, il est arrivé à Genève en été
1958 avec un passeport diplomatique jordanien, accrédité à l'ONU et voisin de
l'Allemagne de l'Ouest.
En Allemagne, il exposa ses idées dans une thèse de doctorat appelée
"Loi islamique : son étendue et son équité." Elle fut publiée
sous forme d'un livre et devint un classique dans la pensée islamique moderne.
"Il était convenable et intelligent," dit Gerhard Kegel, son directeur de thèse à l'université de Cologne,
actuellement âgé de 93 ans, "sinon un petit peu fanatique." Pas
fanatique dans le sens de soutenir la violence, dit M. Kegel,
mais sa vision du monde dans lequel l'islam guide toute loi et où il n'y a pas
de distinction entre l'église et l'Etat. M. Ramadan a également publié un
magazine, Al-Muslimoon, qui surveillait les
évènements dans le monde musulman et critiquait la laïcité.
M. Ramadan, comme d'autres Frères musulmans, s'opposait fermement au
communisme pour son rejet de la religion. Durant la Guerre froide, cela en a
fait un allié naturel des USA. Mais M. Ramadan s'opposait aussi aux USA et aux
autres pays occidentaux pour leurs ingérences dans les affaires du Moyen
orient. Aujourd'hui comme alors, ceci positionne les gens comme M. Ramadan dans
une position de force : ils devaient coopérer avec l'Occident mais ne voulaient
pas devenir des collaborateurs occidentaux.
Des preuves historiques suggèrent que M. Ramadan a travaillé avec la
CIA. A cette époque, l'Amérique était bloquée dans une lutte de pouvoir avec
l'Union soviétique, qui soutenait Gamal Abdel Nasser
en Egypte. En tant qu'ennemi de Nasser, les Frères musulmans semblaient être de
bons alliés pour les USA.
Un document du service de renseignement extérieur allemand, connu par
sous son acronyme BND, prétend que les USA ont aidé à persuader la Jordanie de
délivrer un passeport à M. Ramadan, et que "ses dépenses seraient
couvertes par le camp américain." Des diplomates suisses ont confirmé
que les USA et M. Ramadan étaient proches. Selon un rapport diplomatique de
1967 des archives fédérales suisses, "Saïd Ramadan est, entre autres,
un agent informateur des Britanniques et des Américains."
Quand le quotidien suisse Le Temps a rapporté le contenu de ce rapport
diplomatique l'année dernière, la famille Ramadan a répondu dans une lettre
ouverte dans ces termes : "Note père n'a jamais collaboré avec les
services de renseignement américains ou britanniques. Il était au contraire
sujet d'une surveillance permanente durant de nombreuses années."
Les membres de la famille Ramadan refusent tout commentaire. Cette famille
héberge deux frères, le célèbre intellectuel musulman Tariq,
et son frère Hani qui dirige le Centre islamique de
Genève que son père a fondé.
Une alliance fatidique
Bien que chanceux d'avoir pu fuir le Moyen-Orient, l'exil suisse de M.
Ramadan l'a coupé de sa base militante. Il a commencé à rechercher des soutiens
locaux, selon des collègues qui le connaissaient à l'époque. Puis, une
opportunité s'est présentée : il fut contacté en 1958 par quelques étudiants
arabes de Munich impatients de construire une nouvelle mosquée.
Les étudiants durent venir en Allemagne pour étudier la médecine,
l'ingénierie et d'autres disciplines dans lesquelles l'éducation allemande
excellait. Beaucoup étaient impliqués dans les Frères musulmans en Egypte et
ont également profité de la chance de fuir les persécutions. M. Ramadan "était
doué d'un talent d'orateur et nous le respections tous," affirme
Mohamad Ali El-Mahgary, qui dirige maintenant une
organisation affiliée à la mosquée de Munich, le Centre islamique de Nuremberg.
Les étudiants se sont rapidement ligués pour se débarrasser de M. Namangani, l'ancien imam SS. Inspirés par l'idéologie des
Frères musulmans, ils jugèrent l'Ouzbèk comme rétrograde, un retour à une
époque révolue où, par exemple, les traditions locales autorisaient la
consommation d'alcool alors que ceci était expressément interdit par le Coran.
Durant les trois années suivantes, M. Ramadan et les Frères musulmans
montrèrent leurs dispositions politiques - d'abord en soutenant les soldats et
leurs alliés allemands, puis imposant les leurs.
Au début, M. Ramadan fit équipe avec Amcomlib
pour couper l'herbe sous le pied de M. Namangani. En
1959 il organisa le "Congrès européen musulman" à Munich, dont les
informateurs de M. Von Mende affirment qu'il fut cofinancé par l'Amcomlib, selon les archives du ministère des affaires
étrangères allemand et les lettres personnelles de M. Von Mende. Le but :
marginaliser M. Namangani en faisant de la mosquée de
Munich un centre de dimension européenne, pas seulement pour les musulmans
munichois. Pour les USA, cela aiderait à renforcer le pouvoir de leur homme, M.
Gacaoglu, et limiterait l'influence de l'Allemagne de
l'Ouest sur les émigrés.
Selon une interview, en
Troublé, M. Von Mende essaya de découvrir quels étaient les buts de M.
Ramadan. Ses rapports montrent qu'il était convaincu que M. Ramanda travaillait
avec les USA. Mais il avait besoin d'une confirmation et s'est adressé au
service de renseignement extérieur allemand. Dans une lettre privée à un ancien
collègue de l'Ostministerium, M. Von Mende demandait
des informations sur M. Ramadan et suggérait de voler des dossiers dans son
bureau de Genève. Il a même fait une estimation du coût d'une telle opération, pots-de-vin
et frais de voyage inclus. Le contact de M. Von Mende au BND confirma que M.
Ramadan était soutenu par les USA. Mais pour le vol des dossiers, le collègue
l'en a dissuadé : M. Ramadan était "trop précautionneux" pour laisser
des informations importantes dans des dossiers.
Confirmant les inquiétudes de M. Von Mende, la CIA soutenait maintenant
ouvertement M. Ramadan. En mai 1961, Robert Dreher,
un agent de la CIA attaché de l'Amcomlib à Munich,
s'est présenté accompagné de M. Ramadan au bureau de M. Von Mende à Düsseldorf
pour une rencontre visant à proposer un effort conjoint de propagande contre
l'Union soviétique, selon les documents personnels de M. Von Mende et des
interviews de personnes qui le fréquentaient à l'époque. M. Von Mende les a rapidement
repoussés.
M. Von Mende décida qu'il devait utiliser M. Namangani
pour orchestrer l'éviction de M. Ramadan. Au début, il semblait que cela avait
réussi. Fin
Mais un officiel zélé de la municipalité avait remarqué que l'ordonnance
de la commission nécessitait que M. Namangani soit
élu avec les deux tiers des voix. Une simple majorité n'était pas suffisante.
Une fois de plus, la capacité de M. Ramadan à mobiliser fur décisive : ses
étudiants étaient renforcés, contrairement aux soldats de M. Namangani pourtant plus nombreux. M. Ramadan resta
responsable de la commission des mosquées.
Découragés, les soldats commencèrent à quitter la commission. M. Namangani demeurait le chef de l'organisation
ouest-allemande qui surveillait les besoins spirituels des anciens soldats,
mais n'avait plus aucun rôle concernant les mosquées. Dans une lettre de sept
pages qui se trouve maintenant dans les archives de l'état bavarois, M. Namangani explique qu'il était fatigué de se battre avec M.
Ramadan. "La commission de construction des mosquées s'est beaucoup
éloigné de ses buts initiaux, et il y a une dangereuse et grande probabilité
qu'elle devienne un centre pour des personnes engagées politiquement",
écrivit-il.
Le départ des émigrés de la commission des mosquées ralentit sa course
mais ne l'arrêta pas. La bureaucratie allemande, remplie d'anciens
nationaux-socialistes, considérait toujours avec bienveillance l'idée de
construire une mosquée, comme le montrent des mémos internes. Ils n'étaient
apparemment pas au courant que leurs anciens camarades de combat avaient quitté
la commission. La bureaucratie ouest-allemande avait même donné au projet de mosquée,
maintenant totalement aux mains des Frères musulmans, un statut l'exonérant de
toute taxe, qui aurait représenté des millions au long des décennies suivantes.
Malgré tout, M. Von Mende réalisa que ses Turcs étaient délaissés
politiquement. Dans un mémo au ministère des affaires étrangères allemand, il
dit que le gouvernement devrait faire tout ce qu'il lui est possible de faire
pour bloquer M. Ramadan qu'il considérait comme un outsider à la solde de
l'étranger. On ne saura jamais si M. Von Mende aurait pu stopper M. Ramadan :
en décembre 1963, assis à son bureau de Düsseldorf, M. Von Mende eut une
fulgurante attaque cardiaque et mourut immédiatement. Il était âgé de 58 ans.
Quelques mois après, son Service de recherche Est Européen était fermé
et le réseau d'informateurs de M. Von Mende évanoui. Ce n'est que des décennies
plus tard, après les attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis que
l'Allemagne concentra sérieusement son renseignement intérieur sur les
opérations des Frères musulmans à Munich.
La vision du banquier
Laissée sans surveillance, la mosquée avait de moins en moins de choses
à voir avec les musulmans munichois. Et à cette époque, les preuves de
l'implication de la CIA s'étaient évanouies. Au lieu de cela, la direction s'était
finalement retrouvée dans un endroit bien différent : Campione
d'Italia, une ville de manoirs et de millionnaires
dans les Alpes suisses. Ici, depuis la terrasse de sa villa surplombant le lac
de Lugano, un des fidèles lieutenants de M. Ramadan, Galeb
Himmat, dirigeait la mosquée de Munich et le réseau
qui en émanait.
De tous les personnages de l'histoire de la mosquée, M. Himmat est le plus énigmatique, et
de plus il est l'un des derniers encore en vie. Ce Syrien immigra à Munich dans
les années 1950 pour étudier mais finit par s'enrichir de ses activités
marchandes. Maintenant sous le coup d'enquêtes de plusieurs pays pour ses liens
avec le terrorisme, il évite habituellement toute publicité. Il a cependant
accepté de faire quelques brefs commentaires par téléphone pour cet article.
Ses contemporains et des archives indiquent que M. Himmat
était un élément moteur derrière la mosquée. Selon les dires de membres de la
commission des mosquées, il a mené en 1958 le mouvement invitant M. Ramadan à
Munich. Des documents montrent que les deux hommes travaillaient étroitement
ensemble. Ils partaient ensemble lever des fonds et M. Himmat
remplaçait M. Ramadan quand celui-ci rentrait à Genève.
La mort de M. Von Mende aurait du laisser M. Ramadan totalement en charge
du projet. Mais au long des années suivantes, il perdit le contrôle au profit
de M. Himmat. La raison exacte de leur séparation
n'est pas claire, mais de proches associés parlent de différences de
nationalité. M. Himmat nie ceci, alléguant qu'il ne sait
pas pourquoi M. Ramadan est parti.
Au même moment, M. Ramadan perdait le soutien de ses partenaires
Saoudiens. A cours d'argent, il cessa de publier son magazine en 1967. Au long
du quart de siècle jusqu'à sa mort en
M. Himmat assumait le contrôle de la mosquée
juste avant son ouverture en août 1973. Sous sa direction, la mosquée prit de
l'importance, devenant de facto l'ambassade en Europe des Frères musulmans.
Comme son influence grandissait, le groupe changea de nom, passant de
Commission pour la construction de mosquées à Communauté islamique du sud de
l'Allemagne, et maintenant Communauté islamique d'Allemagne. C'est une des
organisations islamiques les plus importantes du pays, représentant 60 mosquées
et centres islamiques dans tout le pays.
Le groupe est également devenu la pierre angulaire d'un réseau
d'organisations qui ont promu à travers l'Europe la pensée des Frères
musulmans. Par exemple, la Communauté islamique d'Allemagne a aidé à la
fondation de la Fédération des organisations islamiques d'Europe (Federation of Islamic Organizations in Europe) basée au Royaume Uni, qui unit
les groupes et lobbies proches des Frères musulmans dans toute l'Union
Européenne.
M. Himmat prétend que la mosquée a toujours
été ouverte à tous les musulmans mais que les Frères musulmans en sont venus à
la dominer parce qu'ils sont les plus actifs. "Si les Frères musulmans me
considèrent comme étant des leurs, c'est un honneur pour moi," dit M. Himmat dans l'interview téléphonique. "Ils sont non
violents. Ils sont pour le dialogue interreligieux. Ils sont actifs pour la
liberté."
Durant des décennies, les autorités allemandes n'ont guère prêté
attention aux activités à Munich, les voyant déconnectés de la société
allemande. Ils ont été longs à prendre en compte les signaux d'alarme. En 1993,
après une attaque à la voiture piégée contre le World Trade
Center à New York tuant 6 personnes et en blessant
1000, les enquêteurs ont découvert qu'un des organisateurs était Mahmoud Abouhalima, qui avait fréquenté la mosquée. Il fut jugé aux
Etats-Unis en 1994 et fut condamné à la perpétuité sans libération
conditionnelle. Les renseignements intérieurs allemands ont commencé à
surveiller la mosquée, selon des officiels du renseignement, mais ont relâché
leurs efforts peu après alors qu'aucun lien avec le terrorisme n'était apparu.
Les attentats du 11 septembre ont changé cela. Trois des quatre
principaux terroristes avaient étudié en Allemagne, tout comme un des
organisateurs de premier plan. Alors que l'application des lois allemandes et
américaines consistait à rechercher des indices, quelques uns, cela n'apparaît
que maintenant, conduisaient à la mosquée de Munich.
M. Himmat s'est avéré être un des fondateurs
de la banque al-Taqwa, une institution basée au
Bahamas dont la liste des actionnaires est un who's who de personnalités associées aux Frères musulmans en
Europe. Cette banque a dans plusieurs pays occidentaux été identifiée comme
entretenant des liens avec le terrorisme. Les enquêteurs pensent que cette
banque aide à transférer des fonds au mouvement terroriste palestinien Hamas et
aurait transféré des fonds à des membres al-Qaïda.
En 2001, les USA ont livré une liste de terroristes "désignés"
qui comprend M. Himmat et un autre actionnaire,
Youssef Nada. Le Département au trésor américain a gelé leurs avoirs aux USA.
Le mois dernier, les autorités suisses ont stoppé leurs enquêtes, arguant d'un
manque de preuves. Les avoirs financiers de ces hommes, cependant, restent
gelés et les USA indiquent qu'ils continuent leur enquête.
MM. Himmat et Nada nient toute implication
terroriste. Un membre de longue date de la mosquée de Munich, M. Nada, affirme
dans une interview qu'il ne s'en occupe plus et n'assiste plus aux réunions de
la direction. Il dit que la mosquée n'était pas un quartier général officiel
des Frères musulmans car le groupe n'est plus une organisation officielle.
Maintenant, dit-il, elle est devenue quelque chose de différent : une matrice
d'idées. "Vous ne signez plus de formulaire", dit M. Nada.
"Nous ne sommes pas une organisation économique ni politique. Nous sommes
une sorte de pensée."
L'enquête américaine sur le financement du terrorisme fur suffisante pour mettre un terme à la carrière de M. Himmat dans la Communauté islamique d'Allemagne. En 2002,
il a démissionné, dit-il, parce qu'étant fiché sur la liste des terroristes il
ne pouvait plus signer des chèques au nom de la communauté, et ainsi ne pouvait
plus payer son équipe. Il dit que l'organisation se débrouille très bien sans
lui et n'envisage pas d'y retourner. "Elle fonctionne",
dit-il, "pas besoin."
En avril, la police allemande a fait une incursion dans la mosquée,
affirmant qu'elle était impliquée dans du blanchiment d'argent et de la
propagation d'ouvrages intolérants, ce qui est un crime en Allemagne. La police
a embarqué des ordinateurs et des fichiers dans les bureaux. Ceci était une des
quelques incursions dans le centre, malgré le fait qu'aucune n'a débouché sur
une accusation.
Les officiels de la mosquée affirment que les temps où l'organisation
était le point central de l'islam politique sont révolus. "Ce centre
s'est développé d'un centre important dans l'Allemagne et dans le monde en une
institution locale," affirme Ahmad Von Denffer,
un dirigeant de la mosquée. La communauté islamique d'Allemagne a depuis
déplacé son centre opérationnel à Cologne, où réside son actuel président.
Cependant, dans le monde de l'islam politique, le centre islamique de
Munich reste quelque chose de spécial. Certains des principaux dirigeants de
cette idéologie y ont servi et y ont fait des discours. Et l'actuel "murshid" ("guide spirituel") des Frères
musulmans, Mahdy Akef, a
dirigé le centre.
M. Akef se rappelle avec tendresse ses années
à Munich entre 1984 et 1987. Petit homme amical avec un sourire espiègle et de
grosses lunettes, M. Akef dit que le centre est un
des quelques centres appartenant aux Frères musulmans en Europe. Durant son
séjour, dit-il, des chefs d'état du monde musulman en voyage officiel ont
visité la mosquée de Munich pour honorer les organisations islamiques les plus
influentes du monde. La mosquée était si importante qu'il fut arrêté en Egypte
dans les années 1990, accusé d'avoir voulu créer un parti politique islamique,
une des charges retenues contre lui était qu'il avait dirigé le centre.
L'organisation des Frères musulmans est toujours officiellement bannie en
Egypte, mais un petit bureau au Caire est toléré. Assis sur un sofa sous une
carte du monde où les pays musulmans sont peints en vert, M. Akef affirme qu'en effet les Frères musulmans se sont
répandus depuis Munich dans d'autres villes d'Allemagne et d'Europe. M. Akef est un personnage controversé qui parle avec sympathie
des kamikazes en Iraq. Mais il évite de répondre aux questions liées au
terrorisme et au fondamentalisme. Au lieu de cela, il préfère relater le
travail accompli par la communauté à Munich, aidant à embellir un remblai tout
proche et planter des pins dans la terre de la mosquée.
"Nous avons fait de cette décharge un bel endroit qui est désormais
rempli d'arbres," dit-il. "C'est un des plus beaux endroits
d'Allemagne."