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LE VRAI PROBLEME
AVEC LE PAKISTAN
Article
de Fareed Zakaria, journaliste américain
Paru
dans Newsweek du 25 Juin 2007
Traduit
par Albert Soued pour www.nuitdorient.com
D'habitude,
un film raconte une histoire avec force, émotion et simplicité. Mais le dernier
film qui concerne la tragédie et le supplice de Daniel Pearl "A mighty
heart", (un cœur invaincu) est remarquable par les nuances qu'il transmet.
Le meurtre du reporter du Wall Street Journal en 2002 n'était pas en soi une affaire
compliquée: un groupe de terroristes du jihad l'a kidnappé, puis l'a
sauvagement décapité. Le film peint avec adresse l'arrière plan du Pakistan,
plein de tons gris. Pour bien comprendre cette histoire, nous devons nous
rendre compte non seulement du caractère impitoyable des tueurs de D Pearl,
mais aussi de la complexité du milieu où ils opèrent. Et maintenant que le
Pakistan traverse sa plus grande crise depuis le 11/9, les Etats-Unis feraient
mieux de tenir compte de cette complexité.
L'histoire
est des plus simples. Le président du Pakistan, Pervez Mousharraf a abusé de
son autorité et il se trouve face à des manifestations de rue de masse et
devrait être écarté du pouvoir au profit d'un gouvernement civil. Ce point de
vue semble tentant.
En
fait, Mousharraf est un dictateur et son régime ne s'est pas totalement dédié à
la lutte contre les islamistes radicaux. Les Talibans ont reconstitué leurs
forces dans les régions tribales du Pakistan et les grands chefs d'Al Qaeda
semblent bien installés à la frontière avec l'Afghanistan. Et si un front
central contre la terreur existe, il n'est pas en Irak mais au Pakistan.
Maintenant
les choses compliquées. Globalement, Mousharraf a été une force de
modernisation du Pakistan. Quand il prit le pouvoir en 1999, le pays courait à
sa perte, avec une économie en stagnation, la corruption, l'extrémisme
religieux et le chaos politique. Le Pakistan était devenu un état-voyou, allié
des Talibans et tourné vers le terrorisme contre l'Inde voisine. Mousharraf restaura
l'ordre, se sépara des islamismes et mit en place le régime le plus laïc et le
plus moderne en 3 décennies. Sous son autorité, l’économie fut florissante avec
un taux de croissance supérieur à 8%. En dépit des grognements d'intellectuels
fréquentant les salons de thé, la cote de popularité de Mousharraf a toujours
été haute, frôlant les 60%.
Jusqu'à
récemment. Comme beaucoup de dictateurs, Mousharraf est allé trop loin et
l'action récente de démettre le Juge Suprême de la Cour de Justice et de
vouloir changer la Constitution pour rester à la fois Président et Chef des
Armées est sans aucun doute une erreur et une folie.
Mais
ce n'est pas nouveau dans ce pays. Le prédécesseur de Mousharraf, Nawaz Sharif,
élu 1er ministre a démis de ses fonctions le Juge suprême en 1997 et
a voulu changer la Constitution en 1999. Mais aveuglé par ses succès, Mousharraf
n'a pas voulu voir que le Pakistanais de la rue en avait assez d'un
gouvernement militaire. Shekhar Gupta, un commentateur indien, a suggéré qu'il
était plus sage pour Mousharraf de se débarrasser de son uniforme et de se
présenter en civil à des élections libres et régulières. Il gagnerait sûrement.
Le danger n'est pas l'arrivée au pouvoir des Islamistes radicaux, si Mousharraf
s'en allait, comme le pensent de nombreux candidats à la présidence des Etats-Unis.
Les fondamentalistes n'ont jamais obtenu plus de 10 % du vote des électeurs et
les 2 principaux partis du pays sont laïcs. Le problème du Pakistan est le disfonctionnement. Le film "Mighty
Heart" montre ainsi avec précision que les forces de police ont essayé de
trouver ceux qui ont kidnappé D Pearl. Mais le gouvernement central n'a qu'une
autorité limitée dans ce pays. Les gouverneurs de province, les commandants
locaux et les riches propriétaires terriens sont de vrais pouvoirs. De plus, au
sein du gouvernement certains élément peuvent freiner, voire saboter la
politique officielle. Une grande partie du pays est incontrôlable et le
Pakistan est encore plus arriéré que la Corée ou même les Philippines, où les
Etats-Unis ont aidé la démocratie à s'installer dans les années 80.
La
seule institution qui marche au Pakistan est l'armée. L'armée est très professionnelle
et compétente, très vaste aussi, avalant 39% du budget de l'état. Dans un
livre publié le mois dernier, l'écrivain Ayesha Siddiqa donne le détail des
possessions de l'"économie militaire", y compris des banques, des
fondations, des universités, des sociétés qui valent plus de 10 milliards
$.
Comme
l'explique Daniel Markey dans la revue "Foreign Affairs" de ce mois,
les militaires, avec ou sans Mousharraf, continueront à gérer la politique
stratégique du Pakistan. Profondément ancrée dans la psyché des militaires est
la notion que le pays a été abandonné par les Etats-Unis dans les années 90,
après que les Soviétiques eurent été évincés de l'Afghanistan. Les généraux
sont inquiets de la large ouverture de Washington vers l'Inde et craignent d'être
abandonnés à nouveau. L'une des raisons pour lesquelles les militaires ont
gardé des liens avec les talibans, c'est qu'ils souhaitent garder une option
"post-américaine", pour contrer le gouvernement de Kaboul, qu'ils
considèrent comme pro-indien. Si les Américains lâchent Mousharraf, les
militaires Pakistanais pourraient aisément saboter la politique américaine
contre al Qaeda, partout dans la région.
Mousharraf
est peut-être condamné, mais il n'est pas bon que les Etats-Unis apparaissent
comme ceux qui l'ont chassé – mais s'il choisit entre les 2 fonctions qu'il
cumule et s'il tend la main à l'opposition, il pourrait bien survivre encore.
Nous,
Américains, nous ne pouvons atteindre notre objectif, maintenir la stabilité au
Pakistan (1), en tournant le dos aux militaires. Déjà au 18ème s, la
Prusse de Frédéric le Grand était
considérée "non
comme un état avec une armée, mais une armée avec un état". C'est aussi la réalité
complexe du Pakistan.
Note de www.nuitdorient.com
(1)
La stabilité au Pakistan est primordiale pour l'Occident, du fait que cet
état musulman sunnite est nucléaire.