www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

AU-DELÀ DES PAROLES, LE SOUFISME ou L’ISLAM INCONNU

le soufisme à travers le monde

 

En Egypte

 

Au milieu d’un temple de l’époque pharaonique, subsiste aujourd’hui la mosquée funéraire de Abou Hadjadj, religieux qui, au XIIème siècle, introduisit en Haute-Égypte le soufisme, la mystique islamique. Chaque année, des milliers de fidèles visitent le mausolée du saint.

En Occident, l’image de l’islam est marquée principalement par le fondamentalisme, la violence et la terreur. Le soufisme est quasiment inconnu, malgré plusieurs millions d’adeptes dans pratiquement tous les pays du monde islamique — de l’Atlantique jusqu’à l’Océan indien.

 

Qu’est-ce que le soufisme ?

Une manifestation ésotérique aux marges de l’islam — ou une croyance populaire doublée d’une vénération des saints ? Une société secrète et obscure entretenant des rites étranges — ou un état d’esprit et une spiritualité tout entiers opposés aux lois de l’islam orthodoxe ?

Le soufisme est indescriptible. Selon un poète mystique, il est "au-delà des paroles".

Dans une bruyante exubérance, les soufis célèbrent au Caire la hidjra, la fête islamique du Nouvel An. Parés de leurs costumes traditionnels, les adeptes de l'Ordre mystique déambulent dans les rues du Vieux-Caire. Les couleurs et les inscriptions de leurs banderoles marquent leur appartenance aux différentes confréries soufi.

Les soufis bénéficient des faveurs de l'État égyptien. Par leurs convictions pacifiques et apolitiques, ils font contrepoids au fondamentalisme militant qui règne depuis de nombreuses années sur les villes égyptiennes.

Devant la mosquée Hussein, non loin de la célèbre université Al-Azhar, les principaux cheiks de l'Ordre soufi attendent les fidèles.

L’islam égyptien, dans sa dimension populaire, est plus fortement marqué par le soufisme que dans tout autre pays du monde arabe. Le cheik suprême de l'Ordre soufi compte parmi les plus hauts dignitaires religieux du pays, Hassan El-Shinnawi.

En Egypte, on dénombre actuellement 76 confréries avec environ 9 à 10 million de disciples. Leur référence commune est le Prophète qui était un soufi avant la révélation et qui l’est resté jusqu’à sa mort. Il a mené une vie de soufisme, d’abstinence, de prière, de pureté et d’amour de son voisinage. Nous le considérons comme notre premier maître.

Nous croyons au dogme de la Charia, la Loi musulmane, et à la vérité. Un vrai soufi se base sur le dogme et aspire à entrer en contact avec l’éternel. Pour cette raison, les grands maîtres soufis enseignent que la connaissance nous est transmise directement par l’Eternel et non par les hommes.

 

Dans l'islam du Moyen Âge, les confréries soufis vivaient dans des couvents, comme ici le Sheikhou-Khanega, bâti au XIVe siècle. Le bâtiment, abandonné depuis longtemps, est l’un des rares monuments historiques de l'Âge d'Or du soufisme, à l'époque de la domination mamelouk.

Le soufisme est apparu tout juste un siècle après la mort du Prophète — en réaction à la sécularisation croissante de l'islam. En signe de pauvreté, les soufis portaient un froc de laine — souf  en arabe, ce qui leur valut leur nom (1). Crainte de Dieu, renoncement au monde, jeûne, prière, veille nocturne caractérisaient ces ascètes.

En Égypte, le soufisme est devenu aujourd'hui la religion des petites gens. Au centre de cette mystique populaire figure la vénération des saints. On vénère notamment les descendants du prophète et leurs tombes constituent des lieux de pèlerinage très appréciés, comme le mausolée de Sayyeda Nafisa, une arrière-petite-fille de Mahomet. Pour se rapprocher des saints, la plupart des fidèles font leur prière directement dans la chambre funéraire.

 

Pour les soufis, prier ne consiste pas seulement à accomplir son devoir ; c'est également un pas sur la voie de l'union avec Dieu. Ils suivent en cela le prophète Mahomet, qui est pour chacun d'eux le plus grand de tous les mystiques.

 

Pr Dr. Al-Hussayni Abou Farh'a:

Aïcha, l’épouse du Prophète, ne le voyant pas venir un soir alors que c’était sa nuit, en était jalouse, croyant qu’il lui avait préféré une autre. Elle s’est mise à sa recherche et l’a trouvé en train de faire sa prière. Elle le vit rester prosterné un long moment et avait peur qu’il ne soit mort. Elle l’a alors touché à son orteil et a pu vérifier qu’il était bien vivant. Après avoir fini sa prière, le prophète lui a demande qui elle était. "Aïcha", répondit-elle. "Et c’est qui, Aïcha ?", lui demanda-t-il. "L'épouse de Mohamed, le prophète", s’exclama-t-elle. "Et qui est-ce Mohamed ?", s’interrogea-t-il alors (2).

 

L'éloignement et l'oubli de soi dans le divin constituent l'ambition suprême de tout mystique. Les voies de l'union avec Dieu peuvent prendre des formes très diverses.

La nuit tombée, hommes et femmes se rassemblent dans les ruelles étroites du Vieux-Caire. Par les danses et la musique, qui sont interdites par l'islam dogmatique, ils recherchent la proximité de Dieu. Et en oublient jusqu'à la traditionnelle séparation des sexes, méfait particulièrement grave aux yeux des musulmans orthodoxes.

La musique extatique connaît une longue histoire en Égypte. Dès le XIIIe siècle, le poète égyptien Ibn Al-Fârid, qui est enterré non loin du Caire, chantait l'amour divin dans des vers magnifiques :

"Quand je baise les lèvres de la coupe, en tirant

le vin le plus pur dans un bonheur et une joie infinis,

j’ignorais le mal du pays, car Lui était près de moi,

que nous fûmes, l’inquiétude avait quitté mon cœur;

ma demeure était là où était mon Bien-aimé..."

 

Pour l'islam, le soufisme fut d'une importance historique et culturelle inestimable.

Par sa spiritualité, la mystique a approfondi l’austère religion des bédouins arabes, il l'a raffinée et a conféré à l'islam un visage humain.

Les beaux-arts, la poésie notamment, doivent leur développement à la liberté de pensée propre au soufisme. L'âge d'or culturel de la mystique islamique appartient au passé, mais ses rituels se sont perpétués jusqu'à aujourd'hui — notamment le zikr, prière rituelle des confréries soufis, répétition inlassable, parfois des heures durant, du seul nom de Dieu.

 

Zaher Abou Zaghlal:

Le chanteur chante avec la langue et le coeur. Le zikr du coeur est d’une plus grande valeur, car il enchante l’âme qui se met à vaciller et qui cherche à se libérer du corps qui se met à bouger à son tour. C’est l’âme qui fait bouger le corps.

L’âme est comme un oiseau dans sa cage qui chante sa nostalgie de la liberté. De même, l’âme aspire à la rencontre de Dieu chaque fois que son nom est prononcé.

L’âme veut quitter sa cage, le corps, pour aller à la rencontre de Dieu.

 

En Anatolie - Turquie

 

"Au ciel, chaque nuit, je lance mon cri d'amour,

ivre de la beauté de Dieu, avec force, mon cri d'amour.

Sur chaque pré brille un rai de lumière divine ;

au génie créateur de Dieu, je lance mon cri d'amour.

Au rocher, qui se coiffe de lumière en Ton nom,

je lance, et il reçoit, mon cri d'amour.

Par la feuille de l'arbre, par la goutte d’eau dans la mer,

par le gemme sous la Terre, c’est vers Toi que je lance mon cri d'amour.

En chaque chose, j'étais toute chose, en tout je voyais Dieu ;

tel une torche embrasée pour l'union, je lançais mon cri d'amour.

 

L'auteur de ces vers, Mawlânâ Djalâl al-Dîn Rûmî, est le poète le plus connu de l'amour et de l'ivresse mystiques. Sa célébrité dépasse de loin les frontière de la Turquie. Il vécut au XIIIe siècle à Konya, en Anatolie, mais sa tombe est encore visitée chaque jour par d’innombrables fidèles et touristes.

Mawlânâ était à l'origine un juriste respecté. D'après la légende, il rencontra un jour sur une route de Konya un derviche errant d’un charisme particulier, originaire de Tabrîz, en Perse. Celui-ci déclencha en lui "le feu de l'amour mystique". La métamorphose s'avéra féconde. Mawlânâ rédigea alors son Mathnawî, vaste œuvre lyrique vénérée comme un "deuxième Coran" par de nombreux soufis.

Sa tombe, en plein centre de Konya, est aujourd'hui un mélange de sanctuaire, de musée et de monument historique. Certains visiteurs viennent vénérer le saint, d'autres rendre hommage au célèbre poète. Rûmî n’était pourtant pas une figure populaire. Ses vers — écrits en perse, sa langue maternelle — n'étaient compris que par l'élite cultivée de son époque. L'Ordre des mawlâwî, qui entretenait des liens étroits avec la cour du sultan, passait pour une confrérie d'aristocrates.

 

Mustafa Kemal, le futur Atatürk, a dissous tous les Ordres soufis en 1925, et nationalisé leurs sanctuaires. Il voyait dans les groupes religieux influents un obstacle politique à l'édification d'un État séculier à caractère occidental.

Konya est aujourd'hui un bastion des islamistes turcs. L'esprit du soufisme n’appartient plus qu’au passé. Ce qui a survécu de l'Ordre mawlâwî est désormais promu et entretenu par l'État turc, à titre de patrimoine culturel et d'attraction touristique. Les derviches tourneurs, comme l’Occident a baptisé les mawlâwîs, ne se produisent pas qu'ici à Konya, mais aussi lors de tournées organisées dans toutes les grandes capitales du monde.

Pour que leurs représentations publiques dégagent une réelle impression d'extase mystique, les membres de la troupe doivent suivre un entraînement très pénible.

Rûmî a comparé le mouvement virevoltant des derviches au foulage du raisin, dont on extrairait le vin de l’esprit. "Tel un grain de poussière tournant autour du soleil, le derviche tourne autour de Dieu", explique l'un de ses poèmes.

Chaque mouvement est riche de symboles: une main est tendue vers le ciel, l'autre inclinée vers la terre ; le regard dirigé vers la gauche, le derviche tourne autour de son propre cœur — lieu de la présence divine.

 

L'Anatolie a toujours offert un refuge aux mystiques, aux hérétiques et aux fondateurs de sectes. L'un d'entre eux fut Hâdjî Bektâsh, qui arriva au XIIIe siècle du Khorâsân, en Iran, jusqu’en Asie mineure. Pour lui, Dieu se manifeste par ses créations et la nature constitue la parure et l'enveloppe visible du Créateur. "Dans la conscience que les hommes ont de Dieu, Dieu prend conscience de lui-même..." — enseignement aux sonorités tout hégéliennes. Des adeptes de Hâdjî Bektâsh vivent encore dans des villages reculés des montagnes d'Anatolie. Dans cette bourgade, par exemple, à une journée de route de Konya, aux yeux d'un visiteur étranger, rien ne distingue le village des autres localités de la région. Ses habitants vivent de l'agriculture et de l’exploitation de vergers. Pourtant, ces simples paysans forment une communauté secrète, dont les rituels religieux suscitent les rumeurs les plus étranges au sein de la majorité islamique.

Les bektâshi sont des alévis. Cette minorité musulmane turque est favorable à une séparation totale de la religion et de l'État. Pour eux, la foi est l'affaire privée de chacun.

À la lisière du village est enterré Pir Abdal Moussa, figure sainte des bektâshi, neveu du fondateur de l’Ordre. La légende raconte qu'Abdal Moussa pouvait abandonner son enveloppe humaine et arpentait de temps à autre les forêts sous les traits d'un cerf. Il fut frappé un jour par la flèche d'un prince, qui devint plus tard l'un de ses plus fidèles disciples. Au tekke, le lieu de réunion de l'Ordre, les rencontres mystiques se déroulent à des heures nocturnes. Ces rituels ne sont définis dans aucun écrit et n’ont été transmis qu’oralement depuis plusieurs siècles. Le symbolisme de ces cérémonies échappe à de nombreux bektâshi eux-mêmes. Lors de ces réunions rituelles, outre Mahomet, on vénère surtout Ali, gendre du Prophète, et Hâdjî Bektâsh, fondateur de l'Ordre.

Certains rituels bektâshi révèlent des influences chrétiennes. Le repas rituel avec le pain et le vin, par exemple. De nos jours, ce dernier est le plus souvent remplacé par le raki, l'alcool anisé turc. Bien que la consommation d'alcool soit strictement interdite par la sharia, le droit islamique, on invoque Allah, Mahomet et Ali en les prenant à témoin de cette pieuse beuverie.

 

Dede. Le dede, chef religieux de la communauté villageoise, nous explique pourquoi l'alcool revêt une importance sacrée chez les bektâshi :

Salman avait apporté une grappe de raisin au prophète quand il se trouvait en compagnie de quarante personnes."Que faire", se dit-il, "il n’y en a pas assez pour tous!" Alors Mahomet a tendu la grappe à Ali en lui disant: "Distribue !" Celui-ci a pressé le raisin avec sa main et a fait du vin avec le jus de raisin. Il l’a versé dans un verre et l’a offert à toute l’assemblé. En buvant, ils se sont évidemment enivrés. Mais chez nous , cela ne veut pas dire être ivre, mais se sentir bien.

Les bektâshi ne sont pas des ascètes. Ils s'inscrivent dans un courant du soufisme qui chante les plaisirs de la vie. Déjà au XVe siècle, l'un de leurs plus grands poètes, Kaygusuz, rêvait de délices culinaires :

"Faire bouillir mille taureaux et dix mille vaches avec de la moutarde,

Et de l'ail, du vinaigre, cuire également leurs pieds et leurs jarrets !

Cinquante mille moutons avec du riz, vingt mille chevreaux,

Des poulets, des canards innombrables, et autant d'oies aussi,

Certaines même rôties, d'autres grillées dans la graisse ..."

 

Dede: Ayant bu le vin, les compagnons de Mahomet se sont levés pour danser le sémah. Chez nous, cela veut dire, une main tournée vers le bas, l’autre vers le haut. Tu n’es ni sur terre, ni au ciel, tu fais face au visage de l’autre. Ce qu’on cherche, en tant qu’être humain, c’est le visage de l’autre, le visage de lumière accordé par Dieu. Le sémah , chez nous, c’est un rite sacré. Ce n’est ni du folklore, ni, je ne sais pas moi, une danse ordinaire. (chant intraduisible)

 

Pour la majorité des musulmans sunnites, les bektashi n'appartiennent pas à la communauté islamique. La consommation d'alcool, mais surtout la participation des femmes aux cérémonies rituelles, ont toujours alimenté des rumeurs malveillantes, ces rencontres seraient l'occasion de véritables orgies. De tels préjugés ont régulièrement suscité des agressions sanglantes contre la minorité alévi.

 

Au Sénégal

 

"Si les jambes te manquent pour voyager,

Cherche la route en toi-même ;

Tel la mine de rubis, absorbe en toi

Tous les reflets du temps.

Voyage hors de toi-même, ami,

et dans ton propre cœur ;

Par ce voyage, le grain de poussière

Deviendra or et splendeur".

 

Au Sénégal, à l’extrême ouest du monde islamique, le pays entier semble en marche. Sur la large route qui part de la capitale Dakar en direction du nord-est, ce n'est qu'un embouteillage sans fin. Les sénégalais se rendent en pèlerinage au magal, le grand rendez-vous de l'Ordre soufi des "mourides".

Ils se rendent dans la ville sainte de Touba, qui porte le nom de l'arbre mythique du paradis islamique. Chaque année, dans la "Mecque du Sénégal", on fête pendant trois jours le fondateur de l'Ordre, Ahmadou Bamba Mbacke. La figure du saint dans son habit blanc s’affiche sur tous les murs.

Armés de leurs matraques en bois, les "Baay Fall", les gardiens de l'ordre moral de la confrérie, veillent à la discipline. Pendant le magal, ils dirigent les immenses cohortes de pèlerins vers la pompeuse mosquée funéraire où Bamba repose depuis 1927.

Par leur richesse et le nombre de leurs adeptes, environ un tiers de la population, les mourides forment un véritable État dans l'État. Le pouvoir de la capitale s’arrête aux portes de Touba. Pour le magal, quelques soldats gouvernementaux viennent tout de même prêter main forte.

Ahmadou Bamba fut d'abord cheik de la Qâdirîya, Ordre soufi présent dans tout le monde islamique. Mais il créa finalement son propre Ordre et édifia la ville de Touba avec quelques 500 novices. Bamba enseigna ici un soufisme aux préceptes moraux très stricts. Non seulement l'alcool est interdit aujourd'hui à Touba, mais aussi la nicotine. Le bastion des mourides forme peut-être la plus vaste zone non fumeur au monde.

Un million et demi de personnes sont venues cette année au magal, alors que la ville ne compte d'ordinaire que 150 000 âmes. Presque chaque sénégalais appartient à une confrérie soufie. Ce furent les marabouts, comme on appelle ici les cheiks soufis, qui véhiculèrent l'enseignement du prophète arabe jusqu'au Sénégal. Dans sa forme mystique, l'islam réussit alors à absorber les cultes animistes traditionnels. Guérisseurs et sorciers devinrent rapidement les cheiks et les marabouts, tandis que la communauté solidaire villageoise se transformait en Ordre mystique.

Au bord du marché, des peintures bigarrées enseignent au visiteur les grands épisodes de la vie du Maître: au début du siècle, Ahmadou Bamba fut déporté au Gabon par les autorités coloniales françaises. Selon la légende, il resta exilé "sept ans, sept mois et sept jours". Les descendants directs de Bamba sont considérés comme les héritiers du saint. La maison Mbacke ne compte pas moins de 200 marabouts. Chacun d'eux dispose de sa propre suite, qui est tenue à une obéissance absolue à son égard.

"Sois comme un cadavre entre les mains du grand purificateur", enseignait Ahmadou Bamba. Aujourd'hui encore, l'assujettissement complet à la volonté du cheik soufi demeure la loi suprême. Les marabouts font l'objet d'une véritable idolâtrie.

Cet homme de la maison Mbacke appartient à la dernière génération de descendants. Il est rentré de ses études en France il y a un an, avec le projet de dresser un contingent de 313 soldats au service de l'Ordre. C'est le nombre exact des guerriers qui se tenaient aux côtés du prophète lorsque, à la légendaire bataille de Badr, il réussit à vaincre des païens pourtant en surnombre.

Ahmadou Bamba a véritablement sacralisé le travail. Par leur engagement volontaire, les novices des différents cheiks évitent que Touba sombre dans le chaos pendant le Magal. Hisbut Taraqiya, le "groupe du progrès", comme s'est baptisée la puissante fédération étudiante des mourides, s’occupe du bien-être matériel des pèlerins.

"Le plus grand service au Créateur", déclara un jour un mystique, "est de servir ses créatures". La distribution de repas a toujours fait partie des mesures sociales préconisées par les Ordres soufis. À Touba, cependant, l'œuvre pieuse tire ses ressources des fidèles eux-mêmes. Pendant les cérémonies, l'Ordre est submergé de dons de la part des pèlerins. Sur un immense terrain, on prépare le banquet des cérémonies. On l'emporte ensuite en camion jusqu'au sanctuaire, où les pèlerins affamés attendent leur repas. Des troupeaux entiers de moutons et de bœufs ont dû être abattus pour cela.

Les préparatifs des festivités ont occupé le "groupe du progrès" pendant une année entière. Zèle et discipline, les plus hautes vertus de l'Ordre, sont symbolisés par la ceinture que portent les novices. Le ceinturon de cuir resserre l'ample tenue traditionnelle des sénégalais et évitent aux jeunes hommes d’être gênés pendant leur travail. Au cours des dernières décennies, les mourides ont rendu fertiles de vastes zones et fondé des villages et des colonies entières. Les enfants sont enrôlés très tôt dans les travaux de l'Ordre. Les plus ardents à la tâche sont récompensés à l'occasion d'une cérémonie solennelle pendant le magal. Dès leur sixième année, les enfants quittent leurs parents et entrent sous l'autorité des mourides, chez qui ils vivent dans des communautés qui s'apparentent à des cloîtres. Ils travaillent alors pendant dix à quinze ans dans les champs des marabouts, avant d'être enfin autorisés à se marier et à retourner à la vie normale.

"Sois comme le petit âne chargé de millet : il ne mange pas sa charge", enseignait déjà Ahmadou Bamba.

Dans ce pays pauvre, être admis dans l'Ordre constitue l'assurance d'une existence décente. Mais le travail des "petits ânes" contribue également à la fortune des chefs mourides, qui contrôlent pratiquement la totalité de la production d'arachides, principale denrée d'exportation du pays. Ces cheiks, enrichis par le travail de leurs disciples, les sénégalais les ont baptisés les "marabouts Cadillac".

Pour leur travail dans les champs, les enfants ne perçoivent comme salaire que le logis et le couvert, ainsi que l'enseignement du coran et des préceptes d'Ahmadou Bamba, fondateur de l'Ordre.

 

Au Pakistan

 

"Je voudrais aller où personne ne me connaît,

personne ne sait ma langue, personne ne me nomme.

Je voudrais une demeure sans mur ni porte,

Sans voisin à côté ni gardien devant le seuil,

Si je tombe malade, personne pour me soigner ;

Et où, si je meurs, aucune plainte ne s'élèvera."

 

Les vers du célèbre poète indo-musulman Ghâlib aurait pu être écrits pour ces derviches errants de la ville de Lahore, au Pakistan. Ils sont venus célébrer à leur manière la mort d'un saint soufi.

Cette fête s'appelle urs, les noces. Car pour les soufis, la mort n'est rien d'autre que la réunion avec le divin. Ce mariage mystique se déroule par ailleurs d'une manière fort peu islamique. Pour les joyeux derviches, cette fête pieuse est l'occasion de danser et de jouer de la musique jusqu'au petit matin.

Les musulmans, plus stricts, les ont qualifiés de "malangs", les compagnons fous, qui ne respectent pas les lois de la religion. Mais comme les soufis, ils se considèrent eux-mêmes des "amis de Dieu" et s’estiment donc dégagés des obligations religieuses comme la prière et le jeûne. L'extase est leur manière de vénérer Dieu. Le cheik des danseurs fait la quête pour ce spectacle extatique, mais rend une partie de l’argent à ses donateurs. Car le passage entre ses mains a béni les billets.

 

Shaikh Baghdadi

Nous sommes les disciples de Khwaja Muiniddin Chishti et de Ghous-ul-Azam de Bagdad. Le soufisme est un océan et toutes les confréries sont des rivières qui se jettent dans l’océan.

Question : Et eux, ce sont vos disciples ?

Réponse : Oui, en effet, ce sont mes disciples. Voici Sabz Ali et puis Mohammad Saleem. Tous ces gens ici présents, sont mes amis, des gens qui m’aiment.

Mais tout et chacun peut venir voir un Fakir.

 

Le cheik Baghdâdî est un ami de Dieu et communique secrètement avec le Tout-Puissant, explique son porte-parole. La principale activité de l'ami de Dieu est l’administration du mausolée de l'un de ses ancêtres ; il vit donc des offrandes de ses disciples. En tant que descendant direct, il peut transmettre directement la bénédiction du saint aux visiteurs de son mausolée. Mais le commerce de paroles magiques contre les maladies, les mauvais regards et autres démons apporte au cheik soufi l'argent nécessaire à son train de vie.

Shaikh Baghdadi: Voici les noms de Othman Ghani et Omar qui sont aussi inscrits ici.

Voici la sourate du Coran sur l’unicité de Dieu,  Qul Hu Allahu Ahad. Donc, à propos de ce texte on peut dire qu’il sert à protéger et à guérir.

 

Les "qalandar", les derviches errants, ont installé leur campement sur le cimetière qui jouxte le mausolée. Ils sont nombreux à passer ainsi toute l'année d'une fête à une autre, subsistant grâce à la soupe populaire qui est distribuée aux pèlerins venus vénérer le saint.

"Je suis, mais j'ignore ce que je suis", interroge un poème soufi indien du siècle dernier.

"Peut-être suis-je dès l’origine le reflet de Dieu, au-delà de toute parole...,— peut-être ne suis-je même pas."

 

Le lendemain de la fête. Le calme est revenu dans la cour du sanctuaire, là où, hier encore, les derviches célébraient l'urs, les noces mystiques.

Mian Mir vivait au XVIe siècle. Son admirable mausolée passe pour le plus beau monument funéraire de Lahore. Chaque jour, de nombreux fidèles viennent rendre visite au saint soufi. Les femmes, notamment, l’implorent de leur accorder la santé, le bonheur dans le mariage, de nombreux enfants et un époux fidèle.

Un musicien qawwali chante l'existence du saint homme.

Mian Mir, cheik de l'Ordre de la Qâdirîya, était originaire de la province du Sindh. Il s’installa ensuite à Lahore et compta rapidement parmi ses disciples le prince héritier de l'empire indien des moghols. La sœur du prince fut également admise dans l'Ordre par Mian Mir. Celui-ci occupa dès lors une place de favori et fut considéré comme une sorte de protecteur des femmes. Pourtant l'accès de la chambre funéraire leur est encore interdit aujourd'hui.

 

Le saint patron de Lahore repose dans ce mausolée, près de la mosquée du vendredi. Ali Ibn Osman Hudjwiri est surnommé Data Gandjbakhj, le distributeur de trésors, par les fidèles. Ce titre honorifique lui fut attribué en raison de son livre, "La révélation du mystère", qui livre à ses novices les trésors de la vérité divine. Mais surtout parce qu'il redistribua aux pauvres l'or que les puissants lui avaient offert.

Originaire d'Afghanistan, ce religieux prodigue arriva sur les rives de l'Indus au XIe siècle et est considéré comme le cheik de tous les cheiks du Pakistan. Autrefois, les voyageurs se rendaient sur sa tombe pour lui demander l'autorisation de poursuivre leur voyage à travers le sous-continent indien. C'est ici que, dans les années Trente, le philosophe et poète pakistanais Mohammad Iqbal aurait été touché par le souffle spirituel du cheik défunt. Celui-ci lui aurait inspiré de créer un État musulman, ce qui conduisit finalement à la création du Pakistan actuel.

Au Pakistan, les écrits mystiques de Dada Gandjbakhj et des autres maîtres soufis sont aujourd'hui inconnus de l'homme de la rue. Du soufisme, qui constitua pendant des siècles un courant intellectuel et littéraire de toute première importance, ne subsiste guère plus que le culte des saints. Ici, à Multân, à une demi-heure de vol de Lahore, les tombes des saints se compteraient par centaines. Quelques années après la mort du prophète, Multân fut conquise par les arabes. Mais plus encore que les saints guerriers, ce furent ensuite les cheiks soufis, arrivés d'Iran, d'Afghanistan et d'Asie centrale, qui contribuèrent à diffuser la parole du prophète sur les rives de l'Indus. Ici, le soufisme s'est mêlé aux enseignements du bouddhisme et des anciens cultes indiens.

Le principal sanctuaire de Multân est le mausolée de Bahauddin Zakariya, maître d'un important Ordre soufi. Le chef actuel de la confrérie, Mahdoum Sahib Khoreishi, fut jusqu'à sa retraite gouverneur de la province très peuplée du Panjab.

 

Mahdoum Sahib Khoreishi

- L’Occident est matérialiste, plutôt égoïste. Ils considèrent que l’argent, c’est le pouvoir, donc ils cherchent à en avoir toujours plus. L’argent est leur Dieu. S’ils sont riches, ils peuvent tout avoir… et ils le savent. "

- Et le mouvement soufiste s’oppose à cette attitude ?

- Oui… Le Soufisme est quelque chose de totalement différent. C’est une satisfaction. Une révélation spirituelle. On éprouve un sentiment de bien-être. On ne convoite ni les richesses, ni le pouvoir, ni quoi que ce soit d’autre. Tout cela n’a pas d’importance, pas de signification. Selon moi, l’homme naît puis il meurt. C’est tout. Il ne connaît pas cette satisfaction, toutes ces générations naissent et meurent… et il ne reste rien. Personne n’accède au bien-être. Où est l’homme ? Où allons-nous ? Quelle est notre religion ? Quel est notre but ? Nous les Soufis, nous maîtrisons ce genre de choses. Que l’on vive dix ou cinquante ans, on a cette satisfaction en nous. On peut la transmettre à qui le désire, ou bien la garder pour nous.

C’est par héritage que Mahdum Sahib a obtenu son poste et son rang de cheik de l'Ordre. Sa magnifique résidence est décorée des portraits de ses ancêtres.

 

Mahdoum Sahib Khoreishi:

- Je suis le trentième — trente-deuxième homme après Hazrat Bahanddin Zakaria. La trente-deuxième génération en huit siècles.

- Vous vous appelez Khoreishi ? Vous êtes originaire de Jordanie ? 

- Oui, je suis Hachémite, je suis d’origine arabe. 

 

Une fois par semaine, le chef de l'Ordre se rend avec sa suite sur la tombe de ses ancêtres.

"La mer du cœur suit mille ondulations", écrivit Mawlana Roumi, le chantre de l'amour mystique. Pourtant, la forme d'amour la plus accomplie a toujours été la "fana", l'anéantissement en Dieu. Le vrai soufi ressemble à un papillon, qui vole autour de la bougie et s'évanouit finalement dans le feu de l'amour.

"Le papillon ne recherche ni la chaleur, ni la lumière. Il se jette dans les flammes pour ne jamais revenir", trouve-t-on chez al-Halladj, le célèbre mystique du Xe siècle.

Condamné à mort à Bagdad pour hérésie, al-Halladj attendait l'exécution dans son cachot lorsqu'on lui demanda : "Qu'est-ce que l'amour ?"

Il répondit : "Tu le verras dès aujourd'hui, tu le verras demain, et après-demain encore."

Le jour même, on lui trancha les mains et les pieds. Le lendemain, il gisait sur la croix. Le troisième jour, on le brûla et on dispersa ses cendres au vent.

 

© www.nuitdorient.com par le groupe boaz,copyright autorisé sous réserve de mention du site