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IL FAUT QUE LES POLITIQUES SE SAISISSENT
DU CORAN
Courrier international - 12 mai 2005
Interview
de Ayaan Hirsi Ali, prisonnière mais
libre
Ayaan
Hirsi Ali est née en Somalie, mais elle est députée au Parlement néerlandais
depuis janvier 2003. Aujourd'hui, elle vit protégée en permanence par
la police néerlandaise après avoir reçu des menaces de mort en raison de ses
prises de position contre l'islam. Elle est en effet devenue célèbre aux Pays-Bas
pour avoir condamné l'oppression dont étaient victimes les femmes musulmanes.
Ayaan Hirsi Ali publie actuellement en France, chez Robert Laffont, son livre
Insoumise.
La première question qu'on a envie de vous poser depuis la France
est la suivante : que pensez-vous de la loi qui interdit le port du voile
dans les écoles ?
AYAAN HIRSI ALI: La commission Stasi a en France été confrontée
à un véritable dilemme. D'un côté il fallait protéger le sentiment religieux,
de l'autre le législateur devait aussi être attentif aux libertés individuelles.
Elle a dû choisir et ce sont les libertés individuelles qui l'ont emporté.
En clair, elle a émis un avis strictement laïc, et dans ce sens je soutiens
cette loi et je souhaiterais qu'aux Pays-Bas nous puissions être aussi clairs
que vous l'êtes en France sur la séparation des Eglises et de l'Etat. En l'espèce,
nous avons beaucoup à apprendre de la France.
Vous savez certainement que cette loi a été très
controversée en France ?
A. H. A. Je le sais, oui, ces sujets sont toujours très controversés
car ils touchent aux valeurs de chacun. Plus encore lorsque ces valeurs relèvent
de la religion, car tout ce qui touche à la religion est toujours particulièrement
sensible. En Europe, le terrorisme islamiste complique tout. Sans cela, ce
que je dis de l'islam ferait l'objet d'un débat contradictoire ou de protestations,
pas de menaces.
Ici, on a reproché au législateur
d'avoir choisi d'interdire le port du voile à l'école sans rien offrir en
échange, c'est-à-dire sans contrepartie, sans tendre la main aux musulmans
de France. Qu'en pensez-vous ?
A. H. A. Cette fois-ci, ce n'est pas la femme politique qui vous
parle, mais l'intellectuelle. On ne peut tout mettre sur le même plan. Si
je vous demande d'arrêter de battre votre femme, vous ne pouvez pas me répondre :
"Mais que me donnes-tu en échange ?" Pour revenir sur le voile,
il ne faut pas mettre en parallèle deux problématiques très différentes. Premier
point : les musulmans sont-ils discriminés en France et, si oui, comment
se battre contre cette discrimination ? Deuxième point : professer l'intolérance,
notamment religieuse, et vouloir négocier d'égal à égal avec l'Etat.
En prenant position contre l'islam de façon aussi
forte, n'avez-vous pas peur de stigmatiser tous les musulmans, y compris ceux
qui sont parfaitement intégrés ou déjà laïcisés ?
A. H. A. J'ai toujours pris soin de distinguer l'islam en tant
que cadre moral et les musulmans. Les musulmans sont pour moi des individus,
ils ont leur libre arbitre et peuvent choisir de suivre l'islam, de quelque
obédience que ce soit, ou de prendre dans l'islam son seul aspect identitaire.
Je n'ai jamais critiqué les musulmans en tant que tels, je critique le cadre
moral imposé par l'islam. Suivre à la lettre les faits et gestes du Prophète
Mahomet conduit à enfreindre la loi des hommes, à opprimer les femmes, à être
intolérant envers ceux qui ne partagent pas vos croyances, et tout particulièrement
envers les juifs et les homosexuels. Suivre en tous points les enseignements
de Mahomet aujourd'hui est aussi stupide que suivre à la lettre les enseignements
de Karl Marx, comme si le temps n'avait pas passé et comme si personne n'avait
jamais critiqué son œuvre. Il y a 1,5 milliard de musulmans sur terre
et des dizaines de façons de pratiquer l'islam. Je veux simplement m'élever
contre ceux qui veulent imposer au nom du Prophète un cadre moral que je trouve
arriéré.
Dans ces conditions, l'Occident n'est-il pas une
chance pour l'islam et n'êtes-vous pas un exemple vivant que ce processus
d'émancipation est déjà en train de se mettre en place ?
A. H. A. Pour tout vous dire, je me considère effectivement comme
un exemple de cette émancipation naissante. Je suis née musulmane, mais j'ai
eu la chance de venir en Europe, d'aller à l'école, de lire des livres, de
connaître d'autres pays, d'autres cultures, de me confronter à d'autres cadres
moraux et de choisir celui qui me convenait le mieux. Librement. J'ai choisi
de suivre l'enseignement des Lumières, et donc de mettre la liberté et les
droits de l'individu au-dessus de tout. C'est ce qui est au cœur de la Déclaration
universelle des droits de l'homme. Pourtant une partie de mon identité reste
islamique, parce que j'ai été forgée dans ce moule. La seule différence, c'est
que je me suis levée pour dire ouvertement qu'il ne fallait pas avoir peur
de discuter le Coran, de contredire Mahomet ou son enseignement.
Le plus étonnant peut-être est que vous dénonciez
tant le système néerlandais d'intégration alors que vous êtes le plus parfait
exemple de sa réussite ?
A. H. A. Je ne rejette pas le système néerlandais, je le critique.
Ma critique est constructive. Je vois les manquements de ce système et j'essaie
de trouver des solutions à ces dysfonctionnements. Je critique un système
qui donne aux gens, par le biais des aides sociales, le strict nécessaire
pour survivre et qui ne les incite pas à travailler par eux-mêmes. Je critique
un système qui subventionne les écoles confessionnelles. Il y en a 42 aux
Pays-Bas.
En France, les écoles confessionnelles ne sont
pas directement subventionnées par l'Etat et le communautarisme a mauvaise
presse, et pourtant les musulmans de France connaissent aussi la discrimination,
la pauvreté, la ghettoïsation…
A. H. A. Tous les pays européens rencontrent les mêmes problèmes
d'intégration, de pauvreté et de discrimination. Mais il y a des pays où ces
problèmes prendront une génération pour se résoudre et d'autres où cela prendra
beaucoup plus de temps. Dans les pays où l'on a choisi le modèle communautariste,
comme aux Pays-Bas, cette intégration prendra d'autant plus de temps que l'on
isole ces communautés du reste de la population. En France au moins, les infrastructures
d'assimilation sont en place, il suffit à l'Etat pour résoudre les problèmes
de ghettoïsation et de paupérisation de mettre les moyens sur la table. Dans
le cas de la France, il ne s'agit pas d'un problème de principes à changer,
comme aux Pays-Bas, mais de moyens. Il faut défaire ces ghettos et investir
le plus possible dans l'éducation. L'Etat français peut se donner les moyens
de cette politique et il en a en tout cas les principes : en France vous
êtes très clairs sur les principes de séparation de l'Eglise et de l'Etat,
et la laïcité est une chance.
Dans Insoumise vous vous adressez aux politiciens
et vous leur enjoignez de se saisir du Coran et de le critiquer…
A. H. A. Il faut effectivement que les politiques se saisissent
du Coran, parce que désormais le Coran fait partie de la culture occidentale.
En n'osant pas s'approprier librement ce texte, ils rejettent ces valeurs
hors de la culture nationale alors que des millions de musulmans français
les partagent. Comment vouloir à la fois critiquer une religion ou un système
de valeurs et n'en rien savoir ?
Le problème ne vient-il pas aussi des Européens
eux-mêmes ? Les valeurs occidentales que vous défendez ont aussi été celles
mises en avant pour coloniser d'autres peuples…
A.H.A. Comprenez-moi bien : les valeurs en question ne sont
pas en cause. Que les pays européens se soient lancés à la conquête du monde
en instrumentalisant ces valeurs ne fait pas de doute. Les librairies sont
pleines de livres qui expliquent cette partie de l'histoire de l'Europe et
la critiquent. Ces valeurs sont nées en Occident, mais elles sont universelles.
La liberté dont nous jouissons en Europe n'est pas parfaite, mais elle vaut
la peine d'être défendue.
Vous dites que, contrairement aux autres religions,
l'islam est perméable aux extrémismes. Comment faire, selon vous, pour empêcher
cette radicalisation ?
A. H. A. En fait, il faudrait presque que chacun d'entre nous consacre
une heure, une journée à aller à la rencontre de ses concitoyens, pour briser
le mur du ghetto… En faisant du soutien scolaire, par exemple. Les islamistes
profitent de ces ghettos pour faire du prosélytisme. Si chacun d'entre nous
passait une heure à parler de culture ou de philosophie, la concurrence se
ferait rude pour les fondamentalistes. Aux Etats-Unis, ils font ça très bien…
Ne vous sentez-vous pas seule dans ce combat contre
l'islam ?
A. H. A. Non, je vois au contraire que de plus en plus de voix
s'élèvent avec la mienne. Celle de Salman Rushdie, par exemple.
Protégée d'une fatwa par la police, la jeune parlementaire
néerlandaise a effectué une visite à Paris
De Renaud Girard- Le Figaro magazine du 13 mai 2005
Comme l'Américaine Condoleezza Rice, la Hollandaise Ayaan Hirsi Ali est noire, élégante, intelligente, décidée. Toutes les deux sont politiquement engagées à droite de l'échiquier politique de leur pays. L'étonnant est que la parlementaire néerlandaise, lorsqu'elle se trouve en visite à Paris, bénéficie d'une protection policière comparable à celle qu'aurait le secrétaire d'Etat des Etats-Unis d'Amérique. La raison? La belle Hollandaise d'origine somalienne, frappée d'une fatwa, est personnellement menacée de mort. Cette menace lui a été transmise de la manière la plus horrible qui soit. Le 2 novembre 2004, le réalisateur de cinéma néerlandais Theo Van Gogh, qui se rendait à son bureau à vélo, est assassiné par un militant islamiste. Un poignard est planté dans sa poitrine, transperçant une lettre. La missive, adressée à la jeune femme, lui annonce sa condamnation à mort pour apostasie.
Theo Van Gogh et Ayaan Hirsi avaient travaillé ensemble sur
un court-métrage de fiction intitulé Submission Part 1, dont le thème
était la violence infligée aux femmes au nom de l'islam.
Dans cette œuvre d'avant-garde, des versets du coran avaient été calligraphiés
sur la peau nue des actrices. D'une qualité esthétique indiscutable, le
court-métrage, qui fut diffusé à la télévision hollandaise peu après
l'assassinat de son réalisateur, n'a rien de choquant pour un regard
d'Occidental. Mais il avait enflammé les milieux les plus radicaux de la
communauté musulmane immigrée aux Pays-Bas.
Pour sa protection, Ayaaan Hirsi Ali dut fuir son pays deux
jours après le meurtre. Un avion de reconnaissance de la marine néerlandaise la
déposa sur un aéroport militaire du Maine, sur la côte Est des Etats-Unis. Elle
ne revint en Hollande qu'à la mi-janvier 2005, où sa vie ressemble à celle que
menait à Londres Salman Rushdie dans les années quatre-vingt-dix.
Prisonnière de sa protection policière, Ayaan demeure plus que jamais une femme
libre. Comme si son absence de liberté de mouvements devait être compensée par
un usage accru de sa liberté d'expression.
La jeune femme est venue passer trois jours à Paris pour lancer la traduction
en français de son livre Insoumise.
Insoumise à quoi? «A la loi d'Allah, aux règles édictées par son prophète, à la
peur de l'au-delà», répond-elle doucement, dans son anglais chantant, avec un
sourire poli, mais en vous fixant droit dans les yeux.
Insoumise, Ayaan (qui signifie en somali «chanceuse») ne l'a pas toujours été.
Née en Somalie en 1969 dans une famille issue de l'un des
clans les plus prestigieux du pays (celui des guerriers Matjeerten), Ayaan va
se montrer soumise à ses parents, à son clan et à la religion de ses pères
jusqu'à l'âge de 23 ans.
Elle a 5 ans quand sa grand-mère la fait exciser, et 6 ans quand la
famille quitte le pays (sous la dictature communiste de Siyad Barré) pour
suivre le père dans un long exil politique, d'abord en Arabie saoudite et en
Ethiopie puis au Kenya. Le père voyagera beaucoup mais sa famille restera dix
ans à Nairobi, où la jeune Ayaan est scolarisée dans un collège musulman pour
jeunes filles.
Elle n'est pas seulement obéissante et bonne élève, elle professe un réel
attachement à l'islam. Sans que sa mère (la seconde épouse de son père, Hirsi
Magan, un intellectuel qui a étudié aux Etats-Unis dans les années soixante) ne
l'encourage, Ayaan décide de fréquenter assidûment une madrasa du quartier.
«J'étais très éprise d'idéal de justice. L'islam me semblait la voie naturelle.
La première fois que j'ai eu des doutes, c'est lorsque notre muallim (le professeur de religion) nous a enseigné la règle selon laquelle une femme devait obéissance éternelle à son mari. Lorsque je lui ai demandé si la réciproque était vraie, il m'a répondu que non», raconte la jeune femme, tout en se resservant une tasse de tisane à la camomille.
Voici la suite de son dialogue avec le muallim comme Ayaan
se la rappelle: «Et pourquoi donc un mari ne devrait-il pas également
obéissance éternelle à sa femme?
– Parce qu'Allah l'a voulu ainsi.
– Mais pourquoi Allah l'a-t-il voulu ainsi?
– Ma fille, tu n'as pas le droit de questionner les intentions d'Allah!
– Mais, maître, j'ai lu les versets du coran que vous nous aviez conseillés.
Dans l'un d'eux il est écrit qu'Allah est tout justice, qu'on ne peut pas
imaginer plus juste qu'Allah. Alors pourquoi les règles s'appliquant à une
femme ne s'appliqueraient pas à son mari?
– Tais-toi! C'est Satan qui parle aujourd'hui par ta bouche...»
A partir de ce moment Ayaan va cesser de fréquenter la madrasa, estimant le
muallim «trop stupide». Mais elle demeure une «musulmane croyante». A l'âge de
20 ans, en 1989, elle demande la permission de travailler à sa mère, qui la lui
refuse, «pour protéger l'honneur de la famille». En 1990, on la renvoie avec sa
sœur en Somalie, pour qu'elle renoue avec ses racines. «J'étais très excitée à
l'idée de faire ce voyage.
Mais j'ai été très vite déçue car je n'ai vu dans mon pays natal qu'un immense
terrain de crimes. Heureusement, grâce à mon anglais, j'ai réussi à être
embauchée dans un bureau des Nations unies. Intellectuellement et
spirituellement, je me cherchais. J'ai même rejoint le mouvement des Frères
musulmans, prenant le tchador.»
En novembre 1990, Ayaan est rappelée à Nairobi par sa famille, la guerre
civile faisant rage en Somalie.
«A cette époque, j'ai cessé de me poser des questions métaphysiques: j'étais
trop occupée à aider tous les réfugiés venus vivre sous notre toit. En 1992,
mon père, qui ne vivait plus avec nous, est venu me voir pour me dire qu'il
était temps de me marier et qu'il avait trouvé le mari qu'il me fallait, un
jeune homme bien, de notre clan, qui ne mâchait pas de khât, et qui vivait légalement
au Canada.» Seule face au mur du consensus familial, Ayaan n'a pas les moyens
de refuser ce mariage arrangé.
Mais, dans l'attente de papiers l'autorisant à voyager pour le Canada, la
famille envoie Ayaan vivre chez un vague oncle en Allemagne, qui la placera
dans une autre famille somalie. C'est de là qu'elle va, au bout de deux jours,
s'enfuir en train pour le pays le plus proche, qu'elle connaissait par les
livres, la Hollande.
Elle falsifie son identité, demande l'asile politique
(qu'elle obtient facilement), travaille comme femme de ménage puis comme
traductrice pour les services sociaux et ceux de l'immigration. C'est là
qu'elle rencontre des épouses battues et des jeunes filles musulmanes qui ont
été chassées de leur famille pour avoir perdu leur «honneur» (leur virginité).
Ayaan s'aperçoit avec effroi qu'en Hollande, «terre de haute civilisation et
des Lumières depuis le XVIIe siècle», on laisse l'islam le plus rétrograde
oppresser les femmes musulmanes.
La suite de sa carrière est plus connue: études de philosophie politique à
Leyde, chercheuse dans un think tank du parti socialiste (qu'elle quitte après
avoir été désavouée pour son interprétation «réactionnaire et anti-islamique»
des attentats du 11 septembre), adhésion au parti libéral VVD, élection au
Parlement en 2003, proposition de loi (adoptée) réprimant sévèrement la
pratique de l'excision, écrits fustigeant les dangers du communautarisme.
Ayaan, qui explique que le «multiculturalisme est le nom
politiquement correct de l'apartheid», ne cache pas son admiration pour la
France de la laïcité et de la loi sur le voile, même si, en politique
étrangère, elle se range résolument derrière le «courageux combat de l'Amérique
pour apporter la démocratie au monde arabo-musulman».
La jeune femme ne cache pas son scepticisme face au développement actuel d'un
«islam français».
«Tant que les musulmans immigrés n'oseront pas remettre en cause les
enseignements du Prophète contraires à l'esprit des Lumières et aux lois des
pays occidentaux les ayant accueillis, le fossé ne cessera de grandir entre eux
et le reste de la société», dit-elle d'une voix d'une douceur qui semble ne
jamais s'altérer.