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La
politique d'apaisement de l'Europe au Moyen Orient vise à maintenir en place,
voire à préserver des régimes autocratiques ou terroristes (Iraq, Iran,
Hezbollah, Autorité Palestinienne…) et à déstabiliser le seul état démocratique
de la région, Israël.
Alors Emmanuel Navon spécialiste
des relations internationales s'interroge dans le Figaro du 7 août 2002.
L'EUROPE A-T-ELLE PEUR DE LA DÉMOCRATIE ?
PAR EMMANUEL NAVON - Professeur de relations internationales à l'université de Tel-Aviv
et de science politique à l'université de Bar-Ilan (Israël).
Article
paru dans le Figaro du 07 août 2002
La
France et ses partenaires européens se sont ouvertement démarqués du discours
prononcé par George W. Bush le 24 juin, dans lequel le président américain
avait présenté la démocratisation de l'Autorité palestinienne comme l'une des
conditions nécessaires à la reprise du processus de paix entre Israël et les
Palestiniens. Il est étonnant que l'UE s'oppose à une politique qui est
pourtant conforme à ses propres principes et dont le but est d'améliorer le
sort des Palestiniens et de renforcer les chances de pacification du
Proche-Orient. De même qu'il est étonnant que l'UE n'ait pas protesté lorsque,
la semaine dernière, un tribunal égyptien (sous les instructions du gouvernement)
a décrété une peine de sept ans de prison ferme à l'encontre de Saad Eddin
Ibrahim, le célèbre militant égyptien des droits de l'homme, accusé d'«
actes subversifs » contre le régime policier de Hosni Moubarak.
En se
posant comme le garant tacite des régimes autoritaires du Machrek, l'UE porte
atteinte aux intérêts du monde arabe et à la pacification du Proche-Orient. Le Rapport
sur le développement humain dans le monde arabe rédigé par des
intellectuels arabes et récemment publié par le Programme des Nations unies
pour le développement admet que la cause palestinienne sert de prétexte aux
maux dont souffre le monde arabe : analphabétisme et manque d'investissement
dans la recherche et l'éducation, pauvreté et chômage, absence de libertés et asservissement
des femmes. Les auteurs du rapport écrivent que le conflit israélo-palestinien
a servi et sert de prétexte aux dirigeants arabes pour « mater toute
velléité de liberté et de démocratie » et que les pays arabes constituent
la seule région du monde qui n'a pas connu, contrairement aux autres régions en
développement, de processus de démocratisation au cours de ces quinze dernières
années.
L'absence
de démocratie est une cause centrale des échecs du monde arabe. Pour se
maintenir au pouvoir, le dirigeant d'un pays démocratique a besoin de se faire
réélire. Il doit réaliser ce pour quoi il a été élu : la liberté, la prospérité
et la paix. L'autocrate, à l'inverse, n'a pas besoin de l'approbation de son
peuple pour maintenir son pouvoir. Mais il a besoin d'un allié pour ne pas se
faire renverser. Cet allié, c'est toujours un bouc émissaire extérieur contre
lequel le peuple doit se mobiliser au prix de sa liberté et de son bien-être.
Chaque dictature a son « ennemi salvateur » : le communisme pour les régimes
fascistes des années 30-40, le capitalisme pour les régimes communistes des
années 50-80, le « Yankee du Nord » pour Fidel Castro, le « Grand
Satan » et le « Petit Satan » pour les ayatollahs de Téhéran, l'«
Entité sioniste » pour le monde arabe. Les régimes autoritaires ont
également besoin d'un ennemi intérieur pour justifier leur existence vis-à-vis
des gouvernements occidentaux : l'intégrisme islamique est aujourd'hui brandi
par les dictateurs arabes comme la menace qui justifie le maintien de leurs
régimes répressifs. C'est pourquoi la démocratie est une condition nécessaire à
la paix et à la prospérité. Dans son Projet de paix perpétuelle (1795),
Kant affirme avec raison que seuls les peuples maîtres de leur destinée
(c'est-à-dire les démocraties) peuvent réaliser la paix à laquelle ils
aspirent.
L'échec
du processus d'Oslo a prouvé qu'il est impossible de dissocier la pacification
de la démocratisation. En acceptant l'établissement d'une Autorité
palestinienne sans exiger que celle-ci devienne un régime démocratique, Israël
commit une erreur fatale. Yitzhak Rabin exprima cette myopie politique en
affirmant au moment de la signature des Accords d'Oslo qu'une Autorité
palestinienne autoritaire serait plus efficace qu'un régime palestinien démocratique
dans la lutte contre le Hamas, parce que, contrairement à Israël, Arafat se
sera pas encombré « par la Cour suprême, par Betslem [l'organisation
israélienne des droits de l'homme] et par les belles âmes de gauche ». À
l'époque, seul Natan Sharansky prédit que sans démocratisation de l'Autorité
palestinienne, le processus d'Oslo était voué à l'échec.
D'aucuns
affirment qu'il est naïf de penser que les régimes arabes puissent se
démocratiser, car il y aurait une incompatibilité culturelle, voire génétique,
entre les Arabes et la démocratie. Ceci est le propre d'une théorie raciste qui
fut appliquée dans le passé, avec le même dédain et le même fourvoiement, aux
Allemands, aux Japonais, aux Russes, aux Latino-Américains et aux Chinois. Tout
peuple, tout être humain, préfère la liberté à la servitude. De toutes les
sociétés arabes, la société palestinienne était sans doute l'une des plus
propices à l'établissement d'un régime démocratique. Mais toute perspective de
démocratisation a été sabotée par Arafat avec la complaisance tacite des
parrains du processus d'Oslo.
Selon
la Déclaration de principe signée entre Israël et l'OLP en septembre 1993, les
élections pour la présidence de l'Autorité palestinienne devaient se tenir en
juillet 1994. Mais Arafat repoussa arbitrairement ces élections jusqu'en 1996
afin d'avoir le temps de neutraliser ses opposants et d'assurer sa victoire. Il
constitua une force de police trois fois plus grande que celle prévue dans les
accords et dont la principale composante était les combattants de l'Armée de
libération de la Palestine (ALP) qu'il fit venir avec lui de Tunis. Puis il
créa les services de la sécurité préventive (SSP) dont tous les officiers sont
des membres du Fatah venus de Tunis, et qu'il utilisa pour intimider voire
éliminer ses opposants.
Arafat
utilisa également les deux années qui précédèrent son élection pour éliminer
toute opposition à son régime dans les médias. En juillet 1994, il interdit la
publication du quotidien projordanien a-Nahar et menaça son rédacteur en
chef, Othman al-Halaq. Arafat n'autorisa la publication du journal uniquement
après que celui-ci se fut engagé à soutenir le régime de l'OLP. Le quotidien al-Quds,
qui critiquait le raïs pour son style autocratique, fut également menacé
avant d'obtempérer. En avril 1995, les SSP de Jibril Rajoub incendièrent les
bureaux de l'hebdomadaire al-Umma, un journal qui était très critique
d'Arafat et qui ne reparut jamais depuis. En mai 1995, Arafat ordonna la
fermeture d'al-Watan pour cause d'articles « subversifs ». Parallèlement,
Arafat créa des journaux favorables à son régime, tels que al-Hayat
al-Jadida et al-Ayam, ainsi qu'une radio (La Voix de la Palestine)
et une télévision d'État sous son autorité directe, et interdit les stations et
chaînes privées.
Enfin,
Arafat élimina avant les élections de 1996 l'opposition des organisations
palestiniennes des droits de l'homme. En avril 1995, Arafat ordonna le
limogeage de Raji a-Sourani, le directeur du Gaza Center for Rights and Law. Un
autre avocat des droits de l'homme, Iyad a-Sarraj, fut arrêté et torturé en
décembre 1995. Bassem Eid, travaillant avec l'organisation Betslem, fut accusé
d'être un « collaborateur » et fut arrêté par la police palestinienne. Le
régime policier instauré par Arafat durant les deux années qui précédèrent les
élections de 1996 rendit futile toute candidature d'opposition. De fait, les
deux principales figures d'opposition, Iyad a-Sarraj et Haydat Abed a-Shafi,
décidèrent de ne pas se présenter, sachant que les jeux étaient faits. Seule
Samiha Halil, une femme de 72 ans, eut l'audace de se présenter et de «
voler » 9,9 % des voix au raïs. Bien que le mandat d'Arafat ait légalement
pris fin le 4 mai 1999, celui-ci refusa tout simplement d'organiser de
nouvelles élections conformément à la loi. Et, parallèlement, il renforça son
régime autoritaire, décimant toute opposition et empêchant toute alternance.
Dire
qu'Arafat est le seul représentant légal et légitime des Palestiniens relève
donc de l'ignorance ou de la mauvaise foi, ou des deux. Accepter son argument
selon lequel il est incontournable car il n'y a personne pour le remplacer
équivaut à rétribuer son élimination brutale de toute opposition.
Il
est temps que le monde démocratique soutienne la société civile palestinienne
plutôt que celui qui la tient en otage. Le président Bush a eu le courage et
l'honnêteté de le faire, et il est regrettable que les gouvernements européens
se soient démarqués de son discours du 24 juin. Lier la reconnaissance et
l'aide financière occidentales à la démocratisation des régimes autocratiques
constitua la pierre angulaire des Accords d'Helsinki en 1975, ce qui contribua
à la libéralisation et à l'affaiblissement du régime soviétique. Appliquer ce
même principe au monde arabe en général et à l'Autorité palestinienne en
particulier est une condition nécessaire à la pacification et au développement
économique du Proche-Orient.