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Réinventer la Nation Juive
Par Amotz Asa El –
Traduction K.Kriegel © Jerusalem Post Edition Française
Juil 30, 2017
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«Il y a des juifs dans toutes les villes, à tel point qu’il est difficile de trouver un endroit habité sur cette terre qui ne compte pas de membres de cette tribu. » C’est en ces termes que le stratège grec Strabon faisait part de ses réflexions, il y a 2 000 ans, au terme d’un voyage qui l’avait conduit de l’Ethiopie à la Toscane et de l’Arménie à Rome. Cette remarque était tout à fait exagérée, les juifs étant à l’époque rarement présents aux confins de l’Extrême-Orient et dans la majeure partie de l’Afrique subsaharienne. Il en est de même aujourd’hui concernant la géolocalisation de la présence juive dans le monde.
Pour autant, l’observation de Strabon n’est pas totalement dépourvue de pertinence. Dès lors que l’on évoque la Diaspora de ce peuple au destin mouvementé, force est de constater que son éparpillement a certes fait son malheur, mais qu’il a également entretenu son omniprésence dans l’histoire du monde, celle de son génie et de sa résilience, alimentant crainte et envie, curiosité et mythes.
Une
transition démographique spectaculaire
L’émergence de la Diaspora, il y a 2 600 ans, a révolutionné le foyer national juif. La réalité géographique première de celui-ci, composé des collines, vallées et villes que les Israélites bibliques avaient en partage et qui était le ferment de leur destin commun, a progressivement été remplacée par le livre, la synagogue, la yeshiva, le rabbin, la circoncision, le bain rituel, la boucherie cachère et le cimetière. C’est ainsi que les communautés juives ont fait souche et essaimé sur toute la surface du globe.
Aujourd’hui, à la faveur d’une transition démographique spectaculaire, nous sommes à l’aube d’une nouvelle révolution. Non pas que les juifs aient déjà compensé en nombre les pertes inestimables infligées par la Shoah – 72 ans après la libération d’Auschwitz, le nombre de juifs dans le monde est encore inférieur d’un million à celui d’avant-guerre. Cependant, 120 ans après le premier Congrès sioniste, Israël est sur le point de devenir le foyer national de la majorité des juifs dans le monde, et ce pour la première fois depuis l’Antiquité.
« D’ici 2030, et
peut-être dès 2025, la plus grande partie du peuple vivra sur sa terre, dans
l’Etat d’Israël », affirme Sergio Della Pergola, démographe de
renommée mondiale, expert en démographie juive à l’Université hébraïque.
Si comme tous les spécialistes de la question, ce dernier s’entoure des
précautions d’usage en ponctuant ses prévisions d’un « à moins qu’un
événement extrême ne perturbe les tendances que nous observons », les
statistiques sont encourageantes : les juifs d’Israël se multiplient, et
la Diaspora diminue.
Des chiffres qui en
disent long
Selon un rapport de 1940 publié par l’Agence juive et intitulé La destinée du peuple juif, à la veille de l’Holocauste, à peine 440 000 juifs sur les 16,7 millions recensés dans le monde – soit 3,6 % – vivaient en Palestine sous Mandat britannique.
Lorsque l’ONU a voté favorablement pour rendre aux juifs leur foyer national après la guerre, sur les 11,5 millions de juifs qui restaient dans le monde, 600 000 seulement vivaient déjà dans les futures frontières de l’Etat, soit 5,2 %. Au moment de la guerre des Six Jours en 1967, ils étaient 2,4 millions à résider en Israël, soit moins d’un juif sur cinq. A la fin de la guerre froide, les 4,8 millions de juifs israéliens représentaient 30 % des juifs dans le monde.
En 2012, Della Pergola a pointé que 42,9 % des juifs
dans le monde étaient israéliens, soit 5,9 millions. L’année suivante, le
Bureau central des statistiques de Jérusalem annonçait que le nombre de juifs
en Israël avait dépassé les 6 millions. Le chiffre était doublement
symbolique : non seulement il renvoyait aux six millions de juifs morts
durant la Shoah, mais plus encore, il signifiait que désormais, l’Etat d’Israël
abritait la plus grande communauté juive du monde.
Le premier rapport publié en 2003 affirmant qu’il y avait plus de juifs en
Israël qu’aux Etats-Unis a été contesté par Della Pergola. A l’époque, celui-ci
soutenait qu’il y avait encore 150 000 juifs de plus aux Etats-Unis qu’en
Israël. Mais une décennie plus tard, il parvenait à son tour à cette
conclusion. En 2013, il y avait en Israël 101 000 juifs de plus qu’aux
Etats-Unis et au Canada réunis.
Le judaïsme russe a donné naissance à la plus grande communauté diasporique du XIXe siècle. Elle a aussi été la deuxième plus grande communauté juive mondiale au cours de la majeure partie du XXe siècle. Or, de nos jours, le territoire entier de la Russie compte moins de juifs que Jérusalem.
Les juifs israéliens représentent actuellement 45 % des juifs dans le monde. Soit plus du double du cinquième des juifs qui habitaient des deux côtés du Jourdain lorsque Titus a assiégé Jérusalem en 70 de l’ère courante. Bien que les juifs constituaient la majorité de la population de la terre d’Israël tout au long de la période du Deuxième Temple, et encore bien après, les historiens conviennent qu’à partir de l’an 586, la plupart des juifs du monde vivaient en dehors de leurs terres ancestrales. Une observation partagée même par des historiens foncièrement sionistes, tels que Ben-Zion Dinur, qui a été ministre de l’Education de David Ben Gourion et Isaac Baer, qui a dirigé le département d’histoire juive de l’Université hébraïque au cours des premières décennies de l’existence de cette institution.
La question démographique préoccupe les juifs depuis les temps anciens. « Ce pays ne pourra pas contenir la nation entière qui est en bien trop grand nombre », affirmait Philon, le grand philosophe juif qui a vécu en Egypte, écrit en grec, voyagé à Jérusalem en tant que pèlerin et dont on n’est pas sûr qu’il parlait hébreu. L’écart entre le nombre d’âmes que comptait le peuple juif et la taille de son territoire était tel qu’il y voyait la raison pour laquelle les juifs se répandaient en diaspora dans toutes les directions. Il ira jusqu’à écrire dans sa Vie de Moïse, que « ceux qui habitent dans un autre pays étaient loin d’avoir tort de le faire ».
Des propos qui ont peut-être eu une certaine pertinence en leur temps, mais qui à notre époque, sont indéniablement obsolètes. Non seulement le nombre actuel de juifs israéliens, 6,48 millions, est beaucoup plus élevé que les 5 millions de juifs répartis dans le monde à l’époque de Philon, mais la population israélienne compte encore 2,2 millions supplémentaires de non juifs. De surcroît, la répartition de la population à travers le pays est loin d’être homogène : elle se concentre sur la plaine côtière, dont la population est deux fois plus importante que les 15 % d’Israéliens qui peuplent le vaste sud du pays. Par conséquent, tous les indicateurs surveillés de très près par Sergio Della Pergola donnent à penser que la croissance démographique des juifs israéliens va effectivement se poursuivre sur sa lancée.
Une
fécondité galopante
Après avoir été alimentée à l’origine par l’immigration –
d’abord de l’Europe de l’après-guerre et du Moyen-Orient post-colonial, puis de
l’Europe de l’Est post-communiste – la vitalité démographique d’Israël est
aujourd’hui le reflet d’un facteur tout à fait nouveau : la fécondité.
« Ceci est un miracle », déclare sans ambages Della Pergola. Le taux
de fécondité du pays, qui est de 3,1 enfants par famille, est le plus élevé des 94 nations les plus développées du monde.
Contrairement aux idées reçues, on ne doit pas ce chiffre au taux de natalité
particulièrement élevé des populations religieuses juives et musulmanes, mais à
celui de la population juive laïque qui affiche à elle seule une moyenne de 2,5 enfants par
famille. « Il n’y a pas
d’équivalent à cette tendance ailleurs dans le monde », dit le
démographe, en soulignant que les taux de fécondité de pays industrialisés
comme le Japon, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et la Russie sont en déclin
depuis les années 1970.
Le taux de fécondité exceptionnel d’Israël saute aux yeux, aussi bien à travers les aires de jeux animées que les jardins d’enfants qui poussent comme des champignons ou les innombrables magasins de produits pour bébés qui inondent ses centres commerciaux. Mais il est aussi flagrant pour qui se penche sur les biographies de femmes à la carrière professionnelle accomplie. Comme celles qui sont à la tête des banques Leumi, Discount, First International et de la Banque d’Israël. A elles seules, ces femmes comptabilisent au total dix enfants. On se souvient de l’économiste Yael Andorn, déjà mère de deux enfants, qui était en fin de grossesse lorsqu’elle a été présentée comme la nouvelle directrice générale du ministère des Finances. Une scène impensable ailleurs dans le monde, y compris dans la diaspora juive.
Le
juif américain en voie de disparition ?
La Diaspora perd inexorablement du terrain. En même temps que la population
israélienne s’accroît, la fertilité de la Diaspora chute. Elle est bien
inférieure au taux de 2,1 enfants par femme, nécessaire pour le renouvellement
des générations selon Della Pergola. Et ce n’est pas tout. Elle souffre
également de mariages mixtes massifs et d’un nombre élevé d’« unions hors
mariage sans conversion » – comme les appellent les démographes. En Europe
occidentale, aux Etats-Unis et dans l’ancien bloc de l’Est, ce fléau sera passé
en une décennie à des taux respectifs de 40 %, 50 % et 70 %. A
cela s’ajoute le fait que les Israéliens, en plus d’avoir plus d’enfants,
absorbent régulièrement de nouveaux immigrants.
Le pessimisme est particulièrement fort au sein de la communauté juive américaine. En 1990, une étude menée par le Bureau d’enquête nationale montrait que 52 % des juifs américains récemment mariés avaient convolé avec des non-juifs. Des chiffres devenus encore plus alarmants en 2013 : un sondage du Centre de recherche Pew indiquait que le taux global de mariage mixtes chez les juifs des Etats-Unis était passé de 17 % en 1970 à 58 %. Ce même sondage révélait aussi que 22 % des juifs interrogés se définissaient comme sans religion, et moins d’un sur trois disait appartenir à une communauté et être affilié à une synagogue. Par ailleurs, cette étude montrent que sept millions de juifs, même s’ils reconnaissaient être juifs, avouaient ne pas adhérer à la foi juive. Enfin, nombre d’entre eux ne se sentaient juifs que dans la mesure où leurs parents l’étaient, et se définissaient comme « en partie juifs » seulement.
Une donnée, cependant, interpelle. Selon ce même sondage, la plupart des enfants issus de couples mixtes se considèrent comme juifs. « Dans une société où ils peuvent s’identifier à des “demi-juifs” célèbres, comme la comédienne Gwyneth Paltrow, la star du baseball Ryan Braun, l’actrice Scarlett Johansson ou encore le rappeur canadien Drake, qui se revendiquent fièrement comme juifs, « cela reste cool d’être juif », explique un journaliste américain.
C’est le psychologue social Leonard Saxe de l’université Brandeis qui s’est affirmé comme la figure de proue de cette école de pensée, selon laquelle les juifs américains ne sont pas en voie de disparition, mais au contraire en voie de revitalisation. Même s’il admet que le fait que la plupart des enfants juifs américains soient issus de mariages mixtes est problématique. « La population juive va continuer à se développer, mais il s’agira d’une population à la fois moins éduquée dans le judaïsme et moins identifiable comme significativement juive », affirme-t-il.
Il est vrai que le judaïsme américain est en constante évolution. La prudence reste donc de mise, et il convient de n pas tirer de conclusion trop hâtive en faisant la chronique de la désintégration de cette population, comme d’autres en leur temps étaient convaincus à tort de la disparition des juifs soviétiques, ou du fait que l’ultraorthodoxie ne se remettrait jamais de la Shoah.
Della Pergola lui-même pose que la Diaspora, à l’intérieur et au-delà des frontières de l’Amérique, n’est nullement appelée à disparaître. Selon lui, même en Europe, un certain seuil critique ne sera pas atteint, et environ un million de juifs resteront ancrés sur le Vieux Continent. Pour autant, le démographe prédit un fort vieillissement de la communauté juive d’Europe assorti d’une multiplication des mariages mixtes, avec pour conséquence l’affaiblissement de ses institutions.
Israël
et la problématique des « demi-juifs »
Israël possède une problématique spécifique et ses propres dilemmes concernant l’identité juive. Ses 300 000 « demi-juifs » au statut incertain ne sont pas juifs pour le Grand Rabbinat, puisque nés d’une mère non juive. Ils bénéficient cependant de la Loi du retour, qui accorde la citoyenneté israélienne à la femme, aux enfants et aux petits-enfants issus d’un mariage mixte entre un juif et une non-juive.
Le judaïsme ancestral est de fait mis au défi en Israël et en Diaspora de manière similaire, mais avec des dynamiques inversées. Les « demi-juifs » de Diaspora ne sont pas culturellement reconnus, mais sont en revanche accueillis favorablement dans les institutions, en particulier par celles des courants libéraux. En revanche, les « demi-juifs » israéliens sont ignorés, voire méprisés, par l’establishment religieux, mais pleinement reconnus socialement et culturellement.
Interrogé sur la raison pour laquelle il avait maintenu les partis ultraorthodoxes hors de son gouvernement en 2003, Ariel Sharon avait répondu que c’était notamment parce qu’ils s’opposaient à la reconnaissance par Israël des « demi-juifs » comme juifs à part entière. « Je ne suis pas rabbin », avait-il déclaré prudemment en préambule, « mais pour moi, celui qui choisit de venir vivre en Israël et qui fait partie intégrante du peuple en partageant son destin, qui sert sous le drapeau au sein de l’armée, est un juif ».
Cette définition
singulière est partagée par la plupart des Israéliens. Il est indéniable
que parler, lire et écrire l’hébreu, fréquenter les écoles israéliennes, servir
dans Tsahal et être intégré au sein de la société de l’Etat juif, son économie,
sa culture et ses paysages, façonne profondément et efficacement l’identité
juive d’un « demi-juif » israélien, au regard de laquelle l’identité
diluée du « demi-juif » de Diaspora ne sera qu’un pâle reflet.
Le juif incarné et le juif évanescent
Selon les différents points de vue, il existerait donc deux sortes de juifs : l’un incarné, l’autre évanescent. Pour les juifs solidement ancrés dans le judaïsme, leur identité coule de source, tant à leurs yeux qu’à ceux de leur entourage. Ils s’incarnent dans un judaïsme qui régit leur quotidien : ils respectent les fêtes juives, donnent une éducation juive à leurs enfants, participent à la vie communautaire de la synagogue à laquelle ils sont affiliés, prennent des cours de judaïsme ou d’hébreu, et font des dons aux organisations caritatives qui servent des causes juives.
Les juifs évanescents de Diaspora en revanche, ne possèdent
aucun espace géographique spécifiquement juif où socialiser : pas de
quartier juif, pas d’école juive ni de siège à la synagogue, pas plus qu’un
emplacement dans un carré juif. Or, en Israël, l’espace juif est un lieu
inhérent au paysage. Ces réalités inversées impliquent constamment de redéfinir
ce qu’est l’espace national juif, loin des formules traditionnellement
consacrées, historiques et religieuses.
Dans l’avenir, la Diaspora est amenée à compter de plus en plus de juifs
évanescents, et Israël de moins en moins. C’est pourquoi Della Pergola table
sur le fait qu’au cours de la prochaine décennie, les 51 % des juifs qui seront
Israéliens, ne s’arrêteront pas à ce ratio, mais contribueront
activement à le multiplier. Il n’est donc pas impensable que dans un siècle,
environ deux tiers des juifs dans le monde seront géographiquement ancrés en
Israël.
Du
judaïsme sans Judée au judaïsme israélien
Même s’il faudra à la natalité israélienne plus de temps pour faire croître la majorité juive, la prochaine décennie sera à l’histoire juive ce que la Réforme et la chute du communisme ont été respectivement pour l’histoire du christianisme et de la Russie. La nation juive comptera encore une Diaspora importante, mais elle sera avant tout solidement ancrée dans ses terres ancestrales. Israël sera le continent juif qui abritera la majorité du peuple, autour duquel un ensemble de satellites diasporiques, habités par une minorité du peuple juif, graviteront.
Pour la première fois, non pas depuis l’époque de Jésus et de Titus, mais depuis celle de Jérémie et de Nabuchodonosor, les juifs cesseront d’être ce que l’Haman biblique décrivait comme « un peuple errant, égaré parmi les nations ». L’affirmation triomphaliste de Saint-Augustin, définissant les juifs en tant que peuple comme des êtres « arrachés à leur demeure, dispersés dans le monde entier », deviendra pareillement obsolète. Idem pour la définition de l’architecte Arnold Toynbee, qualifiant l’entreprise sioniste « d’infantile » et de « sous-produit de la Diaspora », produisant une cohorte d’« assistés ».
Au cours de ses six premiers siècles, la Diaspora aura vécu
sa spiritualité dans l’ombre de celle qui nimbait la majestueuse Jérusalem,
battement de cœur spirituel de la nation juive, phare de sa Loi, nourriture de
sa pensée, et sanctuaire de son rituel. La perte de Jérusalem avec la conquête
romaine a entraîné une révolution religieuse qui a galvanisé la foi juive, en
créant des moyens de faire vivre un judaïsme sans Judée. C’est ainsi que la
Diaspora a ritualisé une nouvelle pratique du judaïsme, assis sa proéminence
grandissante et imposé son autorité. Dans le même temps, cette nation
dispersée, est devenue un symbole de vie intellectuelle, de sens du commerce et
d’esprit d’entreprise, alors qu’une main
invisible la plaçait simultanément de chaque côté des fractures géopolitiques :
la Grèce et la Perse, Rome et la Parthie, le christianisme et l’islam, l’Ancien
Monde et le Nouveau et, plus récemment, le bloc de l’Est et celui de l’Ouest.