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Trois textes sur la Démocratie, la Liberté de Pensée et la Cour de Justice

Par Guillaume Perrault

Source Le Figaro - Octobre 2023

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1- Ces réalités de la démocratie israélienne méconnues en France

Le recul de l’histoire est précieux pour mieux cerner les particularités de la démocratie israélienne et son fonctionnement, alors que la riposte militaire de l’État hébreu aux attentats terroristes du Hamas se poursuit. Si le gouverne ment est seul compétent pour engager les forces armées, il a été décidé, lors de la fondation d’Israël en 1948, de faire du Parlement le titulaire exclusif de la souveraineté et le cœur de la vie politique du pays. Comme dans tout régime parlementaire, la Knesset est chargée de contrôler le gouvernement, de légiférer, d’adopter le budget et de ratifier les traités (au premier chef les traités de paix, comme ceux avec l’Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994). Ce Parlement est formé d’une assemblée unique. Il n’y a pas de Chambre haute en Israël, cas de figure rare parmi les démocraties occidentales.

En 1948, la guerre d’indépendance faisait rage contre les pays arabes voisins. Le nouvel État jouait sa survie. Le souci de rapidité de la décision publique, favorisée par une assemblée unique, l’a emporté sur toute autre considération. De surcroît, à l’époque, dans les pays européens, la gauche en général n’aimait pas l’idée d’une Chambre haute, réputée être le refuge des notables. Et un précédent historique cher au socialiste Ben Gourion, fondateur de l’État hébreu, l’a sans doute conforté dans son choix : pendant la Révolution française, les assemblées qui ont siégé de 1789 à 1795 avaient aussi répudié l’idée d’une deuxième chambre.

Scrutin proportionnel intégral

Comment élire cette assemblée unique longtemps toute-puissante ? Le suffrage est bien sûr universel (or Israël aujourd’hui compte 20 % de citoyens arabes, électeurs et éligibles dans les mêmes conditions que les Juifs). Et le scrutin proportionnel intégral est apparu logique pour rendre compte de la mosaïque ethnique, religieuse, linguistique et culturelle qu’est la société israélienne. Le pays, plus petit que la Bretagne (si l’on retient ses « frontières » de 1967) et qui compte aujourd’hui 9,5 millions d’habitants, constitue une circonscription unique.

Les électeurs votent pour une liste de candidats présentée par un parti. Cette liste comporte autant de noms qu’il y a de sièges à pourvoir à la Knesset, à savoir 120, ce qui est peu. Et la répartition des sièges s’opère en divisant le nombre de suffrages obtenus par chaque liste par le nombre de députés à élire, puis en répétant l’opération pour les voix non encore prises en compte. Ainsi il suffit d’un résultat très modeste (1% des suffrages aux législatives de 1949, seuil relevé à 3,25 % à l’heure actuelle) pour participer à la répartition des sièges. Les ténors de chaque grand parti, s’ils perdent le contrôle de l’appareil, sont donc tentés de claquer la porte et de fonder un autre mouvement politique dont ils deviennent le chef. C’est ce qu’a fait Ariel Sharon, alors premier ministre, fin 2005, en quittant le Likoud (droite) pour fonder Kadima (centre), avec ses fidèles qui avaient soutenu son plan de désengagement de Gaza. Se créent aussi des mouvements politiques éphémères, reflet des humeurs de l’opinion, et organisés autour d’une revendication unique. Chacun est encouragé à tenter sa chance. Aux législatives de 2006, le Parti des retraités, nouveau venu qui militait pour l’institution d’une assurance-vieillesse obligatoire garantissant des pensions minimales d’un niveau honorable, a obtenu près de 6 % des voix, 7 députés et a participé au gouvernement Olmert. Ses fondateurs avaient choisi comme tête d’affiche l’ancien chef du commando du Mossad qui avait capturé Eichmann en Argentine en 1960. Puis le contexte changea et, aux législatives suivantes, en 2009, le Parti des retraités a disparu. Bref, la politique israélienne est difficile à suivre au quotidien. La photographie impeccable du pays que permet la proportionnelle intégrale a en effet un prix. Ce mode de scrutin favorise le multipartisme jusqu’à l’éparpillement et le morcellement de la représentation au Parlement. On n’a jamais vu, depuis 1949, de majorité absolue à la Knesset.

Les Parlements successifs comptent cinq familles de pensée : la gauche, le centre, la droite, les partis religieux et les partis arabes (l’un des partis arabes a fait partie d’une coalition gouvernementale en 2021-2022, pour la première fois de l’histoire d’Israël). Il y a au moins deux partis par famille en moyenne. On compte souvent, à la Knesset, une douzaine de groupes parlementaires, contraints de constituer des coalitions sur la base de compromis. Le premier ministre s’épuise en marchandages peu glorieux avec de petits partis charnières, indispensables à la survie de sa majorité, et désireux de lui arracher des avantages pour leurs élus et clientèles. Les ministres des autres partis de la coalition critiquent ouvertement et sans risque une décision du chef du gouvernement où ils siègent, puis qu’ils sont les délégués de leurs partis au sein de l’exécutif et dépendent d’abord de ceux-ci.

Dissolution fréquente

En cas de blocage, la seule issue est de dissoudre l’assemblée avant la fin de la législature (censée durer quatre ans) et de convoquer de nouvelles élections. La dissolution, fréquente, est décidée par le premier ministre, puis doit être approuvée par la majorité du Parlement. Le président de l’État hébreu, pour sa part, élu par la Knesset pour un septennat non renouvelable, dispose de prérogatives réduites. Mais, au dessus de la mêlée, il peut bénéficier d’une autorité morale.

On le voit, les institutions d’Israël évoquent, pour un Français, le souvenir de notre bonne vieille 4ème République (1946-1958), d’ailleurs contemporaine de la fondation de l’État hébreu. Aussi, certains Israéliens rêvent-ils d’un de Gaulle qui, comme lui en 1958, fonderait une République présidentialiste renforçant l’exécutif et mettant fin au « régime des partis », préalable, à leurs yeux, pour un règlement d’ensemble du conflit israélo-palestinien. Mais, si l’on excepte Ben Gourion, qui a dominé la vie politique jusqu’à 1963, l’homme providentiel ne semble pas une figure familière à la culture politique israélienne, sensible au risque d’abus de pouvoir. Et les institutions actuelles, malgré leurs défauts, n’ont pas empêché plusieurs premiers ministres d’envergure de tenir le gouvernail au cours de l’histoire du jeune État hébreu. Elles les ont peut-être empêchés, en revanche, de donner toute leur mesure.

Israël est foncièrement difficile à gouverner. « Les deux points les plus bas du pays sont la mer Morte et la Knesset », nous confiait, un jour de découragement, un ancien ministre. Les Israéliens se plaignent beaucoup du niveau jugé médiocre de leur classe politique. Le mode de scrutin rend les élus dépendants, non des électeurs comme dans le cas d’un scrutin majoritaire uninominal, mais des chefs de leurs partis qui décident qui est en position éligible sur les listes (sauf si des primaires, réservées aux adhérents du parti, sont organisées, ce qui est fréquent aujourd’hui au Likoud, mais a aussi pour conséquence de laisser peu de chances aux candidats modérés). Le sentiment est très répandu en Israël, de surcroît, qu’un tel système de partis favorise la corruption. Face au déluge de critiques, travaillistes et droite classique ont bien essayé, en 1992, de se libérer de leur vulnérabilité à la surenchère des petites formations. La Knesset a adopté une réforme électorale prévoyant que les électeurs, le jour du vote, auraient deux bulletins : l’un pour désigner leurs députés à la proportionnelle comme d’habitude, l’autre pour choisir eux-mêmes le premier ministre au suffrage universel direct. L’objectif était de priver les partis charnières (souvent religieux) de leur capacité à départager les premiers ministres potentiels une fois l’assemblée élue, en s’alliant à une grande formation plutôt qu’à une autre.

Érosion des grands partis

Or la réforme électorale, appliquée pour la première fois en 1999, a été un désastre pour ses promoteurs : les électeurs ont certes voté utile pour le choix du premier ministre, mais les mêmes ont voté selon leur cœur pour la désignation des députés. Ainsi, 56 % des votants ont désigné le travailliste Ehoud Barak comme chef du gouvernement, mais seuls 20 % d’entre eux ont voté pour le Parti travailliste, qui n’a obtenu que 1/6 des sièges au Parlement. Cet épisode a jeté une lumière crue sur l’érosion des grands partis de gouvernement. Échaudés, ceux-ci ont alors supprimé ce « double suffrage » et rétabli le mode de scrutin traditionnel dans l’espoir de provoquer un vote utile en leur faveur. En vain, car le problème tient à l’affaiblissement de l’assise des principaux partis en Israël (comme dans d’autres démocraties occidentales). Et aucune réforme technique du mode de scrutin ne semble pouvoir le conjurer. Aux législatives de 1981, les deux mastodontes de l’époque, les travaillistes et le Likoud (droite), à quasi-égalité, représentaient, ensemble, 95 sièges sur 120 à la Knesset. Aux législatives de 2013, à mode de scrutin inchangé, les deux poids lourds ne totalisaient plus que 50 sièges sur 120. Au long règne du Parti travailliste, clé de voûte de toutes les combinaisons pendant presque trente ans (1949-1977), a succédé une première coalition autour du Likoud, puis une compétition serrée entre les deux rivaux dans les années 1980. Depuis le milieu de la décennie suivante, le Parti travailliste, associé aux anciennes élites du pays, s’affaisse puis s’effondre. Tandis que le Likoud s’effrite mais résiste beaucoup mieux en définitive, car le corps électoral a évolué vers la droite.

On ne peut en effet comprendre l’évolution de la vie politique de l’État hébreu sans considérer les changements de la composition de la population. Ont été intégrés, au fils des décennies, Juifs séfarades, pour la plupart à la fois religieux et sionistes (ils ont longtemps été regardés avec condescendance par une partie des Ashkénazes et occupaient le bas de l’échelle sociale) ; Juifs originaires d’Éthiopie ; puis Juifs de l’ex-URSS, pour beaucoup à la fois laïcs et nationalistes (la judéité de certains Juifs de l’ex-URSS a par ailleurs été mise en doute par des orthodoxes dans les années 1990, suscitant à l’époque de vives polémiques). Ces nouveaux Israéliens ont constitué des blocs électoraux distincts. La culture sioniste travailliste, socle du projet national à partir des années 1920, s’est affaiblie à partir des années 1970 et s’est disloquée dès la décennie suivante. Les revendications identitaires de ces « sous-ensembles culturels à l’intérieur de la nation juive », suivant la formule du sociologue Denis Charbit, porteurs d’une mémoire singulière, de valeurs propres et qui s’estimaient sans voix jusqu’alors, ont pris leur essor. La première victoire d’une coalition de droite aux législatives, en 1977, alors dirigée par Menahem Begin, a été vécue par la majorité des Séfarades comme une revanche des humbles et une gifle à l’establishment de gauche.

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2 -Israël : comment la Cour fait trembler les politiques

Depuis trente ans, la vie politique de l’État hébreu a été bouleversée, à cause, en particulier, du rôle grandissant du juge constitutionnel. Deuxième volet de notre récit sur l’esprit public dans le pays à l’heure de la riposte contre le Hamas.

L’hétérogénéité de la société israélienne est telle qu’aucune Constitution n’a été adoptée, faute de consensus sur les rapports entre la puissance publique et les cultes. Sur le plan formel, le judaïsme n’a pas le statut de religion d’État. Mais, avant la déclaration d’indépendance, Ben Gourion a pris des engagements auprès du parti ultra-orthodoxe antisioniste de l’époque : choix du samedi comme jour de repos hebdomadaire ; nourriture entièrement kasher dans les cantines de l’armée et des administrations ; financement par l’État des écoles religieuses et des centres d’études orthodoxes ; compétence exclusive des rabbins orthodoxes en matière de mariage (il n’y a pas de mariage civil en Israël, et les mariages mixtes, quasi inexistants, entraînent en général la conversion de l’épouse), de divorce, d’obsèques. Les rabbins sont considérés comme des agents publics chargés de l’état civil et rémunérés par l’État (il en va de même pour les prêtres, imams et ministres des onze autres cultes reconnus). Tout Israélien est en effet affilié à une communauté religieuse, fût-il athée, et en relève pour son statut personnel (filiation, régime matrimonial, droit des successions). Israël, pays occidental à beaucoup d’égards, appartient bien au Proche-Orient sous ce rapport, car cette approche « communautaire » du droit civil est la règle dans ses nations issues de l’Empire ottoman. Ces concessions de Ben Gourion n’ont jamais été remises en cause.

On compte aujourd’hui trois partis confessionnels principaux : Judaïsme unifié de la Torah (ultra-orthodoxes ashkénazes jadis hostiles au sionisme et réservés aujourd’hui), Shas (traditionalistes séfarades conciliants envers le sionisme) et le Parti national religieux, issu d’une fusion de plusieurs très petits partis (néo-sionistes ultras, à l’extrême droite). En raison de la démographie très dynamique des familles juives de stricte observance qui constituent leur électorat, ces partis totalisent 25 % des sièges à la Knesset, contre 12,5 % en 1949, à la grande inquiétude des laïcs, préoccupés par l’influence croissante des religieux au Parlement comme dans l’espace public. 

« Révolution constitutionnelle »

S’il n’existe pas de Constitution formelle, la Knesset a, au fil des décennies, adopté une dizaine de lois fondamentales sur l’organisation des pouvoirs publics. L’indépendance de la justice a été consacrée, dès 1948, par la création d’une Cour suprême. La haute juridiction est compétente dans les domaines civil, pénal et constitutionnel. Pendant les premières décennies, les hauts magistrats se contentaient de proclamer certains droits « dans le silence de la loi ». Puis ces juges se sont enhardis. Peu à peu, de façon méthodique, s’est accomplie une « révolution constitutionnelle », expression revendiquée avec fierté par son promoteur, Aharon Barak, membre de la Cour Suprême pendant près de 30 ans, et son président de 1995 à 2006.

En 1992, pour la première fois, la Knesset a adopté deux lois fondamentales qui garantissaient certains droits et libertés. La Cour suprême s’est alors appuyée sur ces textes et, en 1995, a décidé qu’il lui appartenait d’apprécier la conformité des lois « ordinaires » aux lois fondamentales, qui, en Israël, tiennent lieu de Constitution lacunaire. Cette compétence ne lui avait pas été explicitement attribuée par le législateur. Au contrôle de certaines lois avant leur promulgation, la Cour a ajouté un contrôle des lois en vigueur. Puis les hauts magistrats ont, de façon prétorienne, élargi de manière spectaculaire le droit de saisine. Initialement, il fallait se prévaloir d’un intérêt personnel à agir. Aujourd’hui, il n’y a presque plus de prérequis : justiciables de l’État hébreu, mais aussi Palestiniens des Territoires occupés et associations militantes, conseillées par des avocats, peuvent aisément saisir la Cour. En outre, les hauts magistrats ont peu à peu soumis à leur contrôle certaines décisions opérationnelles de l’armée et la quasi-totalité des actes de l’exécutif, jusqu’au décret de nomination d’un ministre ou du chef d’état-major. En janvier 2023, la Cour a ainsi ordonné au premier ministre de démettre un ministre, Aryé Dery, chef du Shas. Condamné au pénal, l’intéressé avait purgé une peine de prison et, au terme d’une autre procédure pénale, avait conclu une transaction avec le ministère public et s’était engagé à ne plus briguer de fonctions électives. La haute juridiction a jugé sa nomination au gouvernement « non raisonnable ».

La latitude du juge constitutionnel israélien est d’autant plus grande que ses nouveaux membres sont choisis au terme d’un processus où les autorités politiques, certes représentées, n’ont pas le dernier mot. Celui-ci revient aux juges qui siègent à la Cour et aux représentants des avocats qui plaident devant eux et rêvent d’y finir leur carrière. Et, en 2005, Barak s’est opposé à la nomination d’un professeur de droit et avocat qui avait critiqué son activisme. Malgré une réforme intervenue en 2008, ce mode de désignation conserve ainsi un aspect de cooptation et est exposé au risque de ce type de procédure : favoriser l’uniformité de vues au détriment du pluralisme des familles de pensée juridiques. La plupart des autres démocraties libérales ont fait un choix beaucoup plus net en faveur de l’autorité politique : aux États-Unis, les membres de la Cour suprême sont nommés par le président après l’assentiment du Sénat, ce qui, au gré des alternances, garantit un certain pluralisme idéologique parmi les neuf juges qui ont, entre leurs mains, le destin des lois.

Le juge constitutionnel israélien a proclamé, au fil des ans, des droits et libertés qui ne figuraient pas dans les deux lois fondamentales de 1992, et avaient été écartés par la Knesset lors des travaux parlementaires. Plusieurs arrêts ont marqué. Sans remettre en cause la construction d’un mur de séparation en Cisjordanie, la haute juridiction a exigé, dans plusieurs cas, de redessiner son tracé pour minimiser les dommages causés à des Palestiniens et à leurs terres. La Cour a ordonné aux autorités d’accepter l’achat de terres par un couple d’Arabes israéliens dans une agglomération juive rurale, et leur installation sur place. L’Agence juive, chargée de l’accueil et de l’insertion des Juifs qui émigrent en Israël (il s’agissait de terres domaniales appartenant à l’État), avait initialement refusé la demande de ce couple d’Arabes israéliens, arguant d’une incompatibilité culturelle. Les mêmes juges ont enjoint aux autorités municipales d’employer, sur tout panneau indicateur, non seulement l’hébreu et l’anglais, mais aussi l’arabe, en vertu du statut officiel de cette langue en Israël. Ils ont aussi décidé qu’un conseil religieux ne pouvait interdire à une femme, régulièrement désignée, d’y siéger. Et la Cour a reconnu aux courants conservateurs et libéraux de la religion juive le droit d’obtenir une part du financement public auparavant réservé au courant orthodoxe, et de procéder à des conversions valables aux yeux de l’État. Aussi les laïcs voient dans le juge constitutionnel le défenseur d’une société ouverte.

Contre-pouvoir

Dès lors, le rôle de la haute juridiction n’a cessé de croître. Barak a joué, on l’a dit, un rôle central dans cette « révolution constitutionnelle ». L’homme s’exprime volontiers et ne semble pas dédaigner la lumière. Esprit brillant, il a expliqué et défendu, dans ses arrêts aussi bien que dans des articles de revues juridiques, sa vision de ce que doit être le juge constitutionnel israélien. Là où le Conseil constitutionnel français observe une discrétion protectrice (on ne sait pas, parmi ses membres, qui a voté quoi, et la motivation de ses décisions, strictement juridique, est parfois laconique), son homologue israélien s’expose : on connaît la position de chaque juge ayant participé au délibéré, les juges mis en minorité rendent publique leur contre-argumentation, jointe à l’arrêt, et les membres de la Cour suprême peuvent ajouter, à leur raisonnement juridique, les considérations philosophiques qui les sous-tendent.

Ce qui déroute l’observateur français, ce n’est pas le projet de Barak, mais sa franchise : loin de s’abriter derrière un devoir de réserve, le haut magistrat n’a jamais caché qu’il menait un combat pour faire triompher ses vues, guettant les circonstances favorables, saisissant les occasions qui s’offrent à lui comme le ferait un politique. Stratège et tacticien hors pair, l’homme est admiré et envié, dans le club des cours constitutionnelles des démocraties, pour l’étendue du pouvoir qu’il a conquis et exercé. Et, en Israël, tous les regards se sont portés vers la Cour suprême, pour l’encenser ou la conspuer. Les quinze hauts magistrats sont très applaudis par la gauche, qui salue ce contre-pouvoir, rempart contre « la tyrannie de la majorité ». Les mêmes s’attirent des critiques virulentes à droite, où on fustige « le gouvernement des juges », le désir de faire échec, dans les prétoires, à la volonté populaire exprimée dans les urnes et la détermination des hauts magistrats à imposer des réformes hors de toute délibération parlementaire. Cette controverse existe dans presque toutes les démocraties libérales aujourd’hui. Mais, en Israël, elle prend un tour passionnel en raison de l’incertitude de l’avenir, de l’ampleur des clivages qui fracturent le corps électoral sur les questions de société (mariage et adoption pour les couples homosexuels, droits spécifiques des ultra-orthodoxes), des cas de conscience soulevés par l’administration militaire des Territoires occupés chez certains appelés du contingent, et des défaites électorales répétées de la gauche : les battus aux législatives voient dans la Cour suprême le dernier rempart contre la tentation liberticide qu’ils prêtent à Benyamin Netanyahou et, plus encore, à ses alliés nationalistes. Ils soupçonnent aussi le premier ministre, poursuivi dans plusieurs affaires pénales, de vouloir nommer, à la haute juridiction, des juges qui se montreraient bienveillants envers son cas personnel le moment venu. De leur côté, à droite, nombre de courants sont ulcérés que les hauts magistrats aient reconnu aux ONG le droit de les saisir. Ils prêtent à la Cour une convergence de vues avec ces militants - pour certains subventionnés par des fondations privées, des gouvernements étrangers de façon indirecte ou des institutions internationales, font-ils valoir - en vue, à terme, de paralyser l’État.

Surtout, l’électorat de droite est uni par la conviction que les élites ashkénazes, de gauche et laïques, habituées à diriger jadis le pays, n’en reviennent pas de se trouver durablement dans l’opposition et remâchent leurs échecs électoraux. Et, pour la droite israélienne, leurs détracteurs (universitaires, magistrats, journalistes) ont micro ouvert dans les médias audiovisuels d’Europe et n’ont pas de plus grand plaisir que de dire du mal de leur pays sous les applaudissements de leurs hôtes. De part et d’autre, les avis sont tranchés, catégoriques. Ainsi s’exprime la tempête provoquée, en Israël, par la réforme de la Cour suprême conduite par l’actuelle majorité, et qui divise profondément le pays.

3 -Les jeunes Israéliens entre liberté de pensée et treillis militaire

Depuis trente ans, la vie politique de l’État hébreu a été bouleversée, reflet des mutations de la société. Troisième et dernier volet de notre récit sur l’esprit public dans le pays, à l’heure de la riposte contre le Hamas.

Héritage de l’idéal collectiviste et égalitaire des pionniers, l’économie israélienne, jusqu’au début des années 1980, était très étatiste. La dépense publique atteignait 60 % de la richesse nationale. Or l’économie a pris ensuite un virage libéral spectaculaire, jusqu’à de venir méconnaissable en une génération. L’individualisme a progressé avec la mondialisation, et la jeunesse israélienne sourit lorsqu’elle apprend que, en 1965, leur gouvernement travailliste, fidèle à un idéal d’autarcie vertueuse, avait refusé aux Beatles l’autorisation de faire un concert dans le pays. Les questions de société et d’identité, en Israël comme dans les autres démocraties libérales ont pris une importance nouvelle. Un cinquième des députés sont aujourd’hui des femmes.

L’échec des accords d’Oslo, après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, en 1995, puis la deuxième Intifada ont accentué le déclin du vieux Parti travailliste, fondateur de l’État hébreu, et soupçonné à tort ou à raison d’angélisme par une partie des électeurs. La nouvelle carte électorale oppose, schématiquement, la métropole qu’est Tel-Aviv, multiculturelle et à gauche, et la périphérie, aux classes moyennes et populaires votant à droite et faisant de la sécurité nationale une priorité.

Ce tableau de l’esprit public en Israël ne serait pas complet sans évoquer la liberté d’expression et de pensée qui prévaut, dans le pays, à un degré bien plus grand qu’en France. Chacun semble dire ce qu’il pense sans autocensure, dût-il choquer et être blâmé, en vertu du principe qui veut que la liberté d’expression protège celui qui parle, non celui qui écoute. On ne ressent aucune orthodoxie en matière d’idées.

Les militants de groupes de pression variés, en outre, ont toute latitude pour agir dans l’espace public. S’opposer, critiquer et contester paraît un sport national, mais prend rarement la forme de manifestations de masse. Quelques exceptions, pourtant : après le traumatisme de la guerre du Kippour (1973), d’importants rassemblements demandent la démission du ministre de la Défense, Moshe Dayan (sans succès). En 1982, au lendemain des massacres de civils palestiniens à Sabra et Chatila, au Liban (perpétrés par des miliciens chrétiens contre des Palestiniens en représailles à l’assassinat du président Bachir Gemayel, sous les yeux de soldats israéliens qui reçurent l’ordre de ne pas bouger), la plus grande manifestation de l’histoire du pays jusqu’alors contribue à la création d’une commission d’enquête qui met en cause le ministre de la Défense, Ariel Sharon, qui doit démissionner. En 2011, une protestation sociale contre la cherté de la vie, la « révolte des tentes », fait sensation. Et, en juillet dernier, des manifestations de masse contre la réforme de la Cour suprême font la une des journaux.

Les médias exercent leur rôle de contre-pouvoir. Ils peuvent être féroces pour les gouvernants et ne se gênent pas pour enquêter sur eux. Sur la justice et la police non plus. Un président de l’État hébreu en fonction, Moshe Katsav, accusé de viol, a dû démissionner en 2007. Il a été reconnu coupable par la justice pour d’autres affaires d’agressions sexuelles, condamné à sept ans de prison ferme et incarcéré pendant cinq ans (l’intéressé a ensuite été gracié). Un premier ministre en fonction, Ehoud Olmert, visé par des enquêtes pour corruption lorsqu’il était maire de Jérusalem, a dû lui aussi démissionner en 2009, avant d’être condamné pour avoir touché des pots-de-vin et emprisonné pendant un an et demi.

Demeure une singularité de la démocratie israélienne : l’omniprésence du risque de guerre, c’est à-dire, dans chaque famille, la possibilité de voir l’un des siens mobilisé et courir le risque d’être tué. Malgré l’augmentation spectaculaire du nombre d’exemptés (ils représenteraient désormais plus d’un tiers d’une classe d’âge), le service militaire demeure en théorie obligatoire, sauf pour les Arabes israéliens et les orthodoxes de stricte observance. Sa durée est de trois ans pour les jeunes hommes, deux ans pour les jeunes filles. Ils sont ensuite versés dans la réserve et astreints à des périodes d’entraînement d’un mois par an jusqu’à l’âge de 45 ans.

L’armée, où le respect de la hiérarchie et de la discipline coexiste avec un sentiment démocratique, demeure le creuset du pays et un facteur d’intégration pour les nouveaux venus. L’institution militaire, malgré les controverses que suscite, en Israël, l’occupation de la Cisjordanie, est toujours regardée comme la clé de voûte de la petite nation. Le budget de la défense échappe à un contrôle parlementaire étendu. Et trois premiers ministres sortants, Yitzhak Shamir (Likoud), Shimon Pérès et Ehoud Barak (Parti travailliste), ont été battus aux élections de 1992, 1996 et 2001 en raison du jugement sévère des électeurs sur l’état de la sécurité du pays.

Devoir de réserve

La subordination de l’armée au pouvoir civil, qui est une des conditions de la démocratie libérale, s’en trouve-t-elle altérée en Israël ? À la veille de la guerre des Six-Jours, en 1967, l’état-major a fait pression sur le premier ministre, Levi Eshkol, pour obtenir l’autorisation de déclencher les hostilités. Le chef du gouvernement, qui détenait aussi le portefeuille de ministre de la Défense, a d’abord résisté à ses subordonnés. Mais Eshkol, s’adressant au pays à la radio, a paru si hésitant qu’il a provoqué une quasi-panique et a dû céder la fonction de ministre de la Défense à Moshe Dayan, ancien chef d’état-major lors de l’affaire de Suez en 1956 (il était célèbre pour son bandeau sur l’œil, suite à une blessure de guerre). Et Dayan a donné son feu vert au déclenchement des hostilités.

Reste que l’état-major ne critique jamais le gouvernement de façon publique. Le chef d’état-major en fonction lors de l’évacuation de Gaza, en 2005, a été remplacé pour avoir blâmé, dans les médias, la décision de l’exécutif. Il est généralement admis que la société israélienne n’accepterait pas une insubordination voyante des officiers supérieurs envers les autorités élues du pays, même si des signes de mécontentement peuvent, le cas échéant, être décelés par les observateurs. L’obéissance au gouvernement demeure une des conditions du prestige de l’institution militaire en Israël, garante ultime de son existence, censée se tenir à l’écart des luttes du forum. Les officiers en activité ont le droit de vote (ce n’était pas le cas en France sous la IIIe République), mais sont tenus à un devoir de réserve qui implique l’interdiction de se syndiquer et de manifester.

Lors d’une crise, l’exécutif israélien invite le chef d’état-major à présenter son avis professionnel en Conseil de défense restreint, avant de décider de recourir ou non à la force armée. Mais les généraux exécutent les ordres même lorsque les instructions s’écartent de leurs recommandations. En 2000, le chef d’état-major ordonne à l’armée de se retirer du Sud-Liban conformément aux ordres d’Ehoud Barak, alors qu’il avait déconseillé cette décision. Ce cas de figure ne semble pas le plus fréquent, il est vrai. L’administration, en l’espèce militaire, pèse sur la décision politique, en Israël comme ailleurs.

Culture du compromis

Très discutée est en revanche la singularité qui consiste, pour un nombre notable de généraux, à s’engager en politique une fois atteint l’âge de la retraite  et passé un délai d’attente de trois ans prévu par la loi (à 48 ans en moyenne). Cette exception israélienne est accusée par ses détracteurs de favoriser une endogamie entre personnel gouvernemental et anciens de l’état-major. Est invoqué, pour justifier l’âge précoce de mise à la retraite des généraux, le souci de libérer des places d’officiers supérieurs pour des hommes encore jeunes, dans l’espoir, parfois déçu, de lutter contre la sclérose. Certains généraux à la retraite, fort de leur prestige et disponibles, sont en tout cas courtisés par les états-majors des partis. Les apparatchiks qui tiennent les appareils politiques voient dans les anciens de l’état-major des têtes d’affiche idéales pour renforcer leur légitimité défaillante. D’anciens généraux se retrouvent, très vite, bombardés leaders politiques à des élections. Au grand dam des élus issus de la société civile et chevronnés, devancés, sur les listes, par d’ex généraux ayant pris leur carte du parti voilà peu.

Parmi les douze anciens premiers ministres, on compte trois anciens généraux, car ce passé inspire confiance à la majorité des électeurs : Yitzhak Rabin (1974-1977 puis 1992-1995), Ehoud Barak (1999-2001) et Ariel Sharon (2001-2006). La gauche travailliste et le centre, soucieux de lutter contre le reproche d’angélisme que leur adresse le Likoud, comptent plus d’anciens généraux dans leurs rangs que la droite.

Au total, aucune des « tribus » qui composent la société israélienne ne semble aujourd’hui en mesure d’imposer sa volonté aux autres. Chacune dispose désormais de ses propres élites, de ses grands entrepreneurs, de ses journaux, de ses valeurs et de ses aspirations. Le désir de ces sous ensembles culturels de la nation juive de dialoguer et de se fréquenter n’est pas toujours évident. Mais, puisque l’influence politique et sociale est dorénavant partagée, et les centres de pouvoir plus nombreux et divers, les affrontements verbaux violents -- qui s’accentuent entre gauche et droite depuis quelques années -- coexistent avec une culture du compromis ainsi que de la tolérance. Et, dans les temps de guerre comme celle qu’affronte ces jours-ci Israël, l’unité nationale et la solidarité se manifestent avec éclat.