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ISRAËL A-T-IL UN
PROJET GEOPOLITIQUE?
Par Emmanuel Navon, professeur de relations internationales à l'Université de
Tel-Aviv - emmanuel@navon.com
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le 26 Mai 2007
Article paru aussi dans la revue Hérodote N° 124 – 1er
trimestre 2007
Il y a trois ans, Ariel Sharon surprit le monde avec sa
décision de se "couper" des Palestiniens.
Le moment et l'endroit qu'il choisit pour son coup de théâtre n'étaient
pas fortuits.
Après l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis et la
Grande-Bretagne au printemps 2003, Georges Bush et –surtout— Tony Blair décidèrent
de replacer la tentative de résolution du conflit israélo-arabe au centre de
leur politique étrangère au Proche-Orient.
Le Parti travailliste et l'opinion publique britanniques n'avaient pas admis
que leur Premier Ministre envoie les soldats de Sa Majesté en Iraq et ne fasse
rien pour les Palestiniens. Tony Blair
le dit d'ailleurs ouvertement à Georges Bush à l'époque: la Grande-Bretagne ne
pouvait pas se permettre de s'engager auprès des Etats-Unis en Irak sans que
les Etats-Unis ne prouvent aux opinions publiques arabe et européenne que la
liberté des Irakiens ne leur était pas moins chère que celle des Palestiniens.
Ce scénario était similaire à celui qui suivit la
première guerre du golfe: James Baker organisa la Conférence de Madrid en novembre
1991, car tel était le prix à payer pour le maintient de la délicate coalition
que les Etats-Unis formèrent contre l'Irak.
Les pays arabes de la coalition n'étaient prêts à soutenir les
Etats-Unis pour la libération du Koweït que si les Américains étaient prêts à
s'investir dans la "libération" de
Parrainée officiellement par les Etats-Unis, l'Union
européenne, la Russie et les Nations Unies, la feuille de route plaça la
résolution du conflit israélo-arabe sous l'égide de la communauté
internationale. La feuille de route fut
adoptée comme Résolution par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en
novembre 2003. Il s'agissait pour Israël
d'un revers diplomatique. Après la
Guerre de Kippour en 1973, un bras de fer diplomatique s'instaura entre les
Etats-Unis et Israël d'une part, et entre l'Union soviétique et les pays arabes
d'autre part. L'Union soviétique et les
pays arabes voulaient imposer à Israël un retrait militaire par l'intermédiaire
du Conseil de Sécurité. Les Etats-Unis
souhaitaient quant à eux prouver aux pays arabes que le prix à payer pour un
retrait israélien était la paix avec Israël et, surtout, le transfert
d'allégeance de l'Union soviétique aux Etats-Unis.
Cette stratégie (conçue par Henry Kissinger) réussit avec
l'Egypte, mais pas avec le reste du monde arabe. Avec
C'est pourquoi la feuille de route constitua un revers
diplomatique pour Israël, d'autant plus que trois de ses parrains
internationaux (la Russie, l'Union européenne, et les Nations Unies) ont
toujours ouvertement été plus enclins à soutenir les positions du monde arabe
que celles d'Israël. Lorsque, le 19
novembre 2003, le Conseil de Sécurité adopte la feuille de route comme
Résolution, il est clair que les Nations-Unies se sont emparées du
dossier. Parallèlement, le 1er
décembre 2003, des représentants de la gauche israélienne et de l'OLP signent à
Genève un "accord de paix" virtuel, qui semble offrir une alternative
à la politique du gouvernement israélien.
Ariel Sharon sent alors la pression tant de l'extérieur
(la feuille de route) que de l'intérieur (les accords de Genève). Il a perdu l'initiative et se sent
encerclé. Cela n'est pas du goût de ce
stratège qui aime surprendre et déteste être surpris. Sa traversée légendaire du Canal de Suez et
son encerclement de l'armée égyptienne pendant la Guerre de Kippour sont étudiés
jusqu'à aujourd'hui dans les écoles militaires.
Trente ans plus tard, il sent de nouveau qu'Israël est menacée si elle
ne prend pas une initiative audacieuse.
Il s'agit cette fois-ci d'une initiative diplomatique et non militaire,
mais l'idée est la même: surprendre et encercler. Par ailleurs, on ne saurait faire abstraction
du fait que Sharon est personnellement menacé au même moment par une enquête de
police sur le financement de sa campagne électorale pour le leadership du Likud
en 1999 et sur son intervention, en tant que Ministre des Affaires étrangères
du Gouvernement Nétanyahou, en faveur de son fils pour l'obtention d'un contrat
immobilier en Grèce. La presse commence
à parler de la fin de Sharon, mais Sharon sait que cette même presse (ainsi que
le Procureur du Gouvernement) le "gracieront" dès qu'il revêtira
l'uniforme du "de Gaulle israélien."
Le 18 décembre 2003, Ariel Sharon doit prononcer son
"Discours d'Herzliyah." La
Conférence d'Herzliyah est une réunion annuelle où les plus grandes sommités
israéliennes et internationales discutent des problèmes géopolitiques,
économiques et démographiques d'Israël, avec pour but de proposer des solutions
concrètes et des plans de travail pour le gouvernement. Les intervenants incluent le Premier
Ministre, le Chef d'État major, et des experts dûment sélectionnés, tant
Israéliens qu'étrangers. Fondée en 2000
par
Le "message réaliste" est en substance le
suivant: 1) Le retrait des ou de territoires conquis en 1967 par Israël
n'aboutira pas à la paix avec les Palestiniens (contrairement à ce que pensait
la gauche) car les Palestiniens n'aspirent pas à un Etat pacifique en
Cis-Jordanie et à Gaza, mais à la destruction d'Israël; 2) Garder les
territoires conquis par Israël en 1967 est impossible (contrairement à ce que
pensait la droite), car ils constituent une bombe démographique. Il faut donc renoncer et aux territoires et à
Ce message devient l'un des leitmotivs de le Conférence
d'Herzliyah. Il gagne progressivement en
légitimité au sein de l'intelligentsia israélienne, alors que celle-ci était
jusqu'alors en majorité acquise à la théorie des territoires contre
Le discours d'Ariel Sharon à
La salle est saisie de stupeur, et
Le nouveau projet géopolitique d'Israël est lancé, avec
le soutient très large des universitaires, des hommes d'affaires et des
média. Son but est de
"libérer" Israël du fardeau palestinien, de négocier les termes de la
séparation avec les Etats-Unis, et de réinvestir les énergies nationales dans
l'économie et l'éducation. Beaucoup
s'accordent à dire qu'il s'agit là de la seule issue possible à l'éternel
imbroglio moyen-oriental, et que seul Ariel Sharon peut mener à bien ce projet
ambitieux.
Ariel Sharon charge le Conseil de la Sécurité nationale
de formuler les détails de ce qui est à présent nommé le "plan de
désengagement."
En avril 2004, le plan est annoncé. Il diffère de ce qu'avait annoncé Sharon
quatre mois plus tôt. Loin de "séparer"
Israël des Palestiniens, le plan ne prévoit que le démembrement des localités
juives de la Bande de Gaza ainsi que quatre localités juives au nord de la
Samarie (la Bande de Gaza est déjà séparée d'Israël par une clôture depuis
plusieurs années). Alors que Sharon
avait parlé de "re-localisation" des localités juives, celles-ci
seront en réalité rasées sans être reconstruites à l'intérieur d'Israël. Le plan prévoit le maintient de la présence
militaire israélienne à la frontière entre la Bande de Gaza et l'Égypte (en
pratique, Israël se retirera de la frontière en septembre 2005). Le plan affirme que la Bande de Gaza sera
"démilitarisée" après le retrait israélien, ce qui est un vœu pieux à
la limite du grotesque: comment Israël pourra-t-elle empêcher la militarisation
de la Bande de Gaza après le retrait, alors même qu'elle n'avait pas réussi à
empêcher cette militarisation avant le retrait?
Israël continuera de pourvoir la Bande de Gaza en eau et en électricité,
et les Palestiniens de la Bande de Gaza pourront continuer de travailler en
Israël: on est loin de la "séparation" annoncée par Sharon.
Arafat meurt le 11 novembre 2004 et avec lui l'idée qu'il
n'y a aucun espoir de négociation avec les Palestiniens. C'est en effet le refus obstiné d'Arafat de
brider le terrorisme palestinien qui avait convaincu Sharon à agir
unilatéralement. Mais une fois Arafat
disparu, la logique même du retrait unilatéral perd de sa pertinence.
Sharon ne veut rien savoir. Les électeurs de son parti, le Likud, ont
rejeté le plan de désengagement dans un référendum interne, mais Sharon passe
outre ce rejet, et ce contrairement à son engagement de respecter la décision
de son parti. Il rejette également
l'idée d'un référendum national. Il
forme une coalition avec le Parti travailliste, ce même parti qui a essuyé un
échec cuisant aux élections législatives de 2003 précisément pour avoir proposé
un retrait unilatéral de la Bande de Gaza en cas de blocage des négociations
avec les Palestiniens.
En décembre 2004, quelques jours avant la Conférence
d'Herzliyah, j'organise à l'Université de Tel-Aviv un débat entre
À la Conférence d'Herzliyah de 2004,
En août 2005, Sharon passe à l'acte. Israël évacue près de 10,000 habitants juifs
de la Bande de Gaza et du nord de la Samarie, et rase 22 localités. Les synagogues, restées en place, sont
saccagées et brûlées par les Palestiniens.
En novembre,
Le 24 janvier, Olmert prononce le "Discours
d'Herzliyah" à la place de Sharon.
Nous sommes littéralement à la veille des élections législatives
palestiniennes. Olmert s'adresse aux
Palestiniens: "Les élections qui se tiendront demain dans l'Autorité
palestinienne sont une occasion historique pour les Palestiniens de réaliser
leur aspiration à l'indépendance dans le cadre de leur propre État. Les Palestiniens ont rejeté en 1947 la
proposition qui leur avait été faite d'établir un État. L'Histoire leur a offert d'autres occasions
d'établir un État. Mais ils ne pourront
saisir cette occasion que sur la base d'une renonciation partielle à leurs
rêves nationaux, de la même manière que nous avons renoncé à une partie de nos
rêves nationaux. Dans les élections qui
se tiendront demain, les Palestiniens devront choisir entre deux voies: prendre
leur destin en main ou se livrer encore une fois aux extrémistes." La réponse à l'appel d'Olmert est claire: le
Hamas, qui plaide et agit ouvertement pour la destruction d'Israël, remporte
les élections avec une écrasante majorité.
Du fait de la victoire du Hamas, la politique de retrait
unilatéral a à la fois gagné et perdu en crédibilité. Elle a gagné en crédibilité car la victoire
du Hamas confirme qu'Israël n'a pas avec qui négocier et doit donc agir
unilatéralement. Mais elle a également
perdu en crédibilité, car la victoire du Hamas est en partie due au retrait
israélien de la Bande de Gaza. Les
sondages révèlent en effet que l'électorat palestinien est convaincu du fait
que c'est le terrorisme du Hamas et non les négociations byzantines de l'OLP
qui on chassé les Israéliens. Par
ailleurs, la politique de séparation et de retrait unilatéral s'avère être une
arme à double tranchant pour Israël.
D'un côté, elle soulage Israël de ses angoisses démographiques et
diminue significativement le nombre des kamikazes palestiniens dans les rues
israéliennes. Mais d'un autre côté, elle
livre des territoires contigus aux centres névralgiques d'Israël à des
organisations terroristes armées soutenus par des États comme l'Iran et
C'est dans ce climat d'incertitude et de confusion que le
parti Kadima remporte une faible majorité aux élections législatives de mars
2005. Le gouvernement de centre-gauche
constitué par Olmert a officiellement pour but de poursuivre la politique de
désengagement, une politique sur laquelle les Israéliens ont de sérieux doutes,
sans pour autant voir quelle est l'alternative.
Olmert fait un tour des capitales pour obtenir le soutient des
Etats-Unis et de l'Europe, mais en vain.
À son retour, un soldat israélien, Gilad Shalit, est enlevé en plein
cœur d'une base militaire israélienne mitoyenne de la Bande de Gaza par des
Palestiniens qui se sont infiltrés par un tunnel souterrain. Depuis plusieurs semaines, les tirs de
roquettes en provenance de la Bande de Gaza atterrissent en plein cœur de la
ville israélienne de Sdérot. Israël a
quitté Gaza, mais Gaza n'a pas quitté Israël.
Un an à peine après s'être retiré de Gaza, Tsahal reçoit l'ordre
d'y revenir pour mettre fin aux tirs de roquettes et libérer Gilad Shalit.
Puis c'est le Hizballah qui s'incruste en territoire
israélien et capture deux soldats de Tsahal. Olmert répond par une guerre aérienne de plus
d'un mois qui n'atteint aucun des objectifs fixés par le gouvernement: les
soldats israéliens capturés n'ont pas été libérés et le Hizballah n'est pas
désarmé. L'armée de l'air israélienne
n'a pas réussi à mettre fin aux tirs de roquettes du Hizballah, qui pendant un
mois ont ravagé le nord d'Israël et fait de nombreuses victimes.
La conclusion est claire: les retraits unilatéraux
d'Israël (du Liban en 2000 et de Gaza en 2005) ont généré des dangers graves
auxquels Israël n'a pas de réponse militaire aérienne. Conçus pour prouver les bonnes intentions
d'Israël et pour convaincre les Palestiniens qu'Israël est prête à payer le
prix territorial de la paix, les retraits unilatéraux ont eu l'effet
inverse. Au lieu de rassurer les
Palestiniens sur la bonne foi d'Israël, la politique de retrait les a en
réalité renforcés dans leur conviction que le terrorisme marche et que la
"libération" de la Palestine par étapes est une méthode fiable. Les intentions étaient bonnes: se conformer
au droit international, prouver aux Palestiniens qu'Israël est réellement prête
aux "compromis douloureux" souvent évoqués par Sharon, se sortir d'un
guet-apens démographique, et répondre aux pressions d'une société israélienne
qui se demande de plus en plus ce que ses soldats font au sud-Liban et à Gaza. Mais, comme le dit l'adage, la voie de
l'enfer est pavée avec de bonnes intentions.
L'année 2007 marque le quarantième anniversaire de la
Guerre des Six Jours, et le quarantième anniversaire des tentatives annuelles
de trouver une solution territoriale à un conflit qui ne l'est pas. La conquête, par Israël, de territoires
au-delà des lignes d'armistices de 1949 fut la conséquence et non la cause du
conflit israélo-arabe. Si Israël se
retirait de la totalité de ces territoires (ce que n'exige pas la Résolution
242 du Conseil de Sécurité des Nations Unies), le Hamas (qui dirige l'Autorité
palestinienne) continuera d'en appeler à la "libération" du reste de
la Palestine (et d'agir en ce sens), et Ahmadinejad continuera d'œuvrer pour
l'élimination de l'"entité sioniste" par l'arme nucléaire. Un retrait territorial israélien est
peut-être une condition nécessaire mais certainement pas suffisante à la paix
au Proche-Orient. Tant que les voisins
d'Israël continueront de nier, pour des raisons idéologiques, le droit d'Israël
à exister, les retraits territoriaux israéliens seront impuissants à établir la
paix au Proche-Orient. De tels retraits,
lorsqu'ils sont unilatéraux, ne font que renforcer la conviction des
Palestiniens que la violence est efficace et le compromis inutile.
L'ancien ambassadeur de France en Israël, Gérard Araud,
utilisa le mot "aporie," dans un entretien que j'eus avec lui, pour
définir l'état actuel des relations israélo-arabes. Ce fut la première fois que j'entendis un
haut représentant français admettre ne pas avoir de solution au conflit israélo-arabe. Le mot "aporie" décrit parfaitement
la situation géopolitique d'Israël aujourd'hui: "Difficulté d'ordre
rationnel paraissant sans issue."
Israël cherche une solution rationnelle face à des
interlocuteurs qui pensent en termes mystiques.
La rationalité porta ses fruits avec le Président Sadat et le Roi
Hussein de Jordanie. Mais de tels
dirigeants font cruellement défaut dans le Proche-Orient d'aujourd'hui. Ahmadinejad, Nassralah et les dirigeants du
Hamas se déclarent être les représentants de la volonté divine sur Terre, une
volonté qui d'après eux exige la reconquête sans compromis des terres d'Islam
perdues, l'effacement d'Israël, et la conversion des infidèles. Face à cette démence, Israël et le monde
chrétien n'ont d'autre issue que de se battre et de se renforcer dans leurs convictions. Les propos d'Oriana Fallaci et du Pape
Bénédict XVI ont enragé les musulmans précisément parce qu'ils conjuraient
l'Occident à avoir le courage de ses convictions, de sa foi et de ses valeurs. Le fait que de telles injonctions provinrent
d'une athée déclarée et d'un Pape est révélateur: la fidélité à ses racines
n'est pas nécessairement religieuse; elle signifie avoir le courage d'être
soi-même. Israël et l'Occident sont
puissants économiquement et militairement, mais faibles idéologiquement. C'est sur cette faiblesse que joue
l'islamisme –avec un succès certain.
Être fort et ferme dans son droit et ses valeurs est
l'ultime ligne de défense d'Israël.
Après la signature des accords d'Oslo, l'un de mes collègues proposa
d'engager un dialogue avec un notable Palestinien récemment libéré de prison
par Israël. Celui-ci refusa. Étonné, mon collègue lui demanda la raison de
son refus. "Je suis un Musulman
fidèle" lui répondit-il.
"Après avoir étudié la Bible et le Coran, j'ai finis par comprendre
que cette terre appartient à Israël, et que se révolter contre le droit
d'Israël à sa terre, c'est se révolter contre Dieu. Mais Israël a un contrat avec Dieu et doit
mériter sa terre. Or, lorsque j'étais
dans la prison israélienne, j'ai vu l'un de mes gardes manger un sandwich
pendant la Pâque juive. Je lui ai fait
remarquer que cela était interdit d'après