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Qui attaquera Qui ?

L’Iran et le Destin d’Israël

 

Par Jean-Pierre Bensimon

15 novembre 2019

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L’éventualité d’une attaque iranienne imminente est la question que se posent avec plus d’acuité que jamais les responsables politiques et militaires israéliens. Dans les derniers mois le paysage stratégique a changé radicalement. A l’occasion de l’installation de la 22ème Knesset le 3 octobre dernier, Netanyahou soulignait : « Nous sommes confrontés à un énorme défi sécuritaire, qui en fait s’intensifie de semaine en semaine. ». Le chef d’état major Aviv Kochavi confirmait cette évolution le 24 octobre : « Sur les fronts Nord et Sud, la situation est fragile et tendue et pourrait dégénérer en confrontation »[1] Son directeur des opérations, le général Aaron Haliva, précisa « Il y a des menaces qui pèsent sur notre Est, notre Nord et notre Sud… L’année prochaine ne sera pas favorable à la sécurité d’Israël… il y a des forces iraniennes sur le plateau du Golan, ce n’est pas de l’alarmisme, ils sont là»[2] Dans le même temps, Yaakov Amidror, l’un des experts les plus remarquables du pays, observait que l’Iran veut construire autour de l État juif un « cercle de feu ».[3] De leur coté les Iraniens multiplient les variations autour de leur promesse éradicatrice. Pour Hossein Salami, le chef des Gardes de la révolution, « le sinistre régime doit être rayé de la surface de la terre, et ce n’est plus un rêve lointain, ….mais un but atteignable. »[4]. Deux jours plus tôt son adjoint chargé des opérations, Abbas Nilforoushan, se vantait dans le même esprit : « l’Iran a encerclé Israël de quatre cotés. Il ne restera rien d’Israël. »[5]

 

Les données de l’affrontement israélo-iranien avant l’été 2019

En fait si le tableau de l’affrontement s’est radicalement modifié à l’été 2019, on doit rappeler les données de la situation antérieure pour comprendre ce qui est en train de se passer.

A la suite de l’accord nucléaire de Vienne de juillet 2015, l’Iran a bénéficié d’un redressement spectaculaire de ses finances. Outre 100 milliards de dollars restitués en cash et 15 milliards offerts en récompense de son consentement à négocier, Téhéran recevait une pléthore d’investissements en provenance d’Europe, de Chine, de Russie, etc. Fort de ses victoires diplomatiques et financières, profitant de la faiblesse de ses partenaires occidentaux et d’abord du calcul de Barack Obama qui voulait en fait lui remettre les clés de la région, l’avenir s’éclairait pour le régime des ayatollahs. Allait-il penser à l’existence quotidienne de son peuple ou à la modernisation de sa société ? Il fallait un certain penchant pour l’élucubration, souvent présente chez l’occidental post-moderne et universaliste, pour le croire. L’Autre ne voit pas ce que vous imaginez qu’il voit, quand vous portez vos lunettes noires. Le régime iranien avait fait dès sa naissance le choix idéologique de servir le triomphe planétaire de l’islam. « l'Armée de la République islamique d'Iran et le Corps des Gardes de la Révolution islamique … seront responsables, non seulement de la garde et de la préservation des frontières du pays, mais aussi de l'exécution de la mission idéologique du jihad sur la voie de Dieu, c'est-à-dire de l'expansion de la souveraineté de la Loi de Dieu à travers le monde… » [6]

Concrètement, l’Iran se fixait en juillet 2015 le double objectif de précipiter son effort nucléaire et redoubler ses menées expansionnistes dans la région. Concernant l’armement nucléaire, il se focalisait sur les technologies et les moyens qui lui manquaient encore : l’usinage de la bombe, sa miniaturisation[7] et un système de missiles balistiques intercontinentaux. Concernant la région, il allait déclencher des guerres pour investir en profondeur de nouveaux espaces, la Syrie, l’Irak et le Yémen. Ainsi, le parlementaire Ali Reza Zakani  ou l’ayatollah Ali Yunesi, conseiller de Rohani, se vanteront dès 2015 de contrôler Beyrouth, Damas, Bagdad, et Sanaa.

Les tactiques de guerre de l’Iran sont originales à cette échelle. Elles consistent grossièrement à créer ou à contrôler des groupes, partis, milices, tribus, clans, qui feront la guerre pour son compte par procuration, sur le modèle du Hezbollah iranien, du Djihad islamique palestinien ou des Houthi yéménites. C’est ce qui permet aux ayatollahs de ne pas s’afficher en première ligne dans les campagnes ordonnées aux supplétifs, ni d’endosser les horreurs qu’ils commettent. En même temps, ils économisent hommes et finances dans ces conflits relativement peu coûteux. Dans cette logique, l’Iran n’hésite pas à transférer massivement les armes et les technologies les plus avancées à ses milices. Par exemple, après avoir abondamment doté en missiles le Hezbollah, il lui apporte aujourd’hui le savoir-faire et les équipements pour ajouter sur place des systèmes de guidage de précision sur les engins de son arsenal, ce qui en multiplie la dangerosité.

Aujourd’hui les Occidentaux sont alarmés par une disposition de l’accord de Vienne qui limite à cinq ans l’embargo sur les livraisons d’armes avancées à l’Iran. La Chine et la Russie auront à ce terme le feu vert pour livrer des engins avancés comme les missiles de croisière et les technologies connexes à Téhéran, lequel s’empressera de les confier à ses « proxies ». Bian Hook, le représentant spécial des États-Unis pour l’Iran, a mis en garde la commission des affaires étrangères du Sénat à ce sujet : « Depuis 2017, l’Iran a élargi ses activités en matière de missiles balistiques à ses partenaires dans toute la région. »[8] L’embargo devra être levé le 18 octobre 2020, et ni la Chine, ni la Russie, qui ont droit de veto à l’ONU ne semblent disposés à le proroger. Les armes concernées peuvent frapper Israël, mais l’Europe tout aussi bien.

Ainsi, les guerres de l’Iran par supplétifs interposés, en marge du droit et des conventions internationales, qu’on les appelle asymétriques ou terroristes, lui permettent de réaliser la fusion inouïe, entre le rôle de mentor d’une politique révolutionnaire et celui de membre de la communauté internationale, entre le statut de seigneur de la subversion et celui de zélateur de l’ordre international.[9]

 

La stratégie israélienne de guerre entre deux guerres

De son coté, Israël ne peut pas accepter trois implications de la poussée des fous de Dieu chiites après 2015 :

a) que l’Iran devienne nucléaire. En effet la bombe atomique peut infliger des dommages immenses à un pays  exigu, où les populations et les infrastructures sont aussi concentrées. Sans même l’utiliser directement, elle constituerait un moyen de chantage imparable rendant vite la vie impossible dans l’État juif. Et même, strictement cantonnée à la défense d’un Iran mythique qui serait prudent et rationnel, son déploiement se terminerait inéluctablement en apocalypse comme l’a démontré avec finesse Steven R. Davis ;[10]

b) que se forme à sa frontière Nord avec la Syrie et au-delà en Irak, un second front sur le modèle de celui du Liban-sud, avec le déploiement de milices pro-iraniennes à sa frontière et de missiles à moyenne distance ;

c) que des arsenaux de missiles dotés d’un guidage de précision soient déployés à portée de son « interland » mettent ses populations, ses villes, et ses infrastructures à la merci des supplétifs du Guide suprême iranien.

 

C’est ainsi que les stratèges de Jérusalem ont inventé et appliqué le concept de « guerre entre deux guerres »[11], c’est-à-dire d’opérations ponctuelles interdisant à proximité des frontières, le déploiement de troupes ou d’infrastructures ennemies et les transports d’armes conventionnelles et de systèmes de guidage « game changers », c’est-à-dire susceptibles de bouleverser l’équilibre des forces militaires. Les opérations sont parfois militaires mais elles peuvent aussi bien consister en cyber-attaques, en guerre psychologique, économique et même diplomatique. Pour rester « entre deux guerres » ces initiatives ne doivent pas déboucher sur une guerre générale et elles sont soigneusement sélectionnées pour obéir à cette condition. Mais la non-guerre n’est pas la paix ; c’est le moment « gris » où l’on agit ponctuellement pour ne pas aborder la guerre suivante dans des conditions défavorables. Ainsi, selon des rapports étrangers, on ne compte pas moins de 300 cibles frappées par Israël en Syrie seulement. D’autres rapports évoquent une activité encore plus importante. Yaakov Amidror, cité plus haut, se félicite des résultats de cette stratégie « agressive » mais regrette à demi-mots la stratégie antérieure de « prudence » qui a laissé le Hezbollah accumuler de 130 à 150.000 missiles au Liban sud.[12] Cependant il semble bien que depuis que l’Iran a fait savoir qu’il riposterait aux attaques sur ses forces ou ses installations, Israël fasse preuve d’une retenue inhabituelle. Selon certains observateurs, trop de choses ont changé, la guerre entre deux guerre est un concept désormais caduc.[13] Pour eux, il faut revoir d’urgence la doctrine stratégique du pays et l’ajuster à la situation nouvelle.

 

Les grands changements de l’été 2019

Dès le mois de juin, l’Iran est passé à l’offensive, bouleversant la politique américaine au point que Donald Trump est passé de la position de celui qui impose des négociations à l’Iran à celui qui les quémande. Abandonnant du même coup ses alliés traditionnels, il a perdu toute fiabilité à leurs yeux. Cela les a incités à rechercher des relations directes avec l’Iran pour obtenir des accommodements. De plus Téhéran a montré des capacités tactiques inattendues . Déjouant par un coup de maître stupéfiant tous les systèmes de détection américains et saoudiens il a paralysé en quelques minutes par des frappes ponctuelles, 50% du potentiel pétrolier de Riyad, sans faire de morts ni de blessés, sans même casser une vitre dans un bâtiment des environs.[14] Sa liberté d’action est désormais si totale qu’il n’hésite plus à se libérer ouvertement des contraintes de l’accord nucléaire.

 

Le naufrage de Donald Trump

Le 8 mais 2018 Donald Trump s’était retiré de l’accord iranien conformément à son engagement électoral de refuser le « pire des accords ». Il avait auparavant demandé à Téhéran, sans succès, une réouverture des négociations. Il voulait revenir sur le caractère temporaire des restrictions de la production iranienne de matière fissile (sunset clauses) et élargir la discussion aux missiles à longue portée et aux activités subversives des ayatollahs dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Devant le refus persistant de ces derniers, il annonçait un retour progressif au régime des sanctions dans les 180 jours. Plusieurs trains de ces mesures ont fini par créer une situation où l’Iran, désertée par les multinationales qui développaient des projets sur son sol, était privé d’exportation de son pétrole, les pays étrangers acheteurs y compris la Chine risquant eux-mêmes des sanctions.

Ce régime de « pressions maximales » devait amener Téhéran à accepter d’entrer en négociation dans les termes voulus par Donald Trump. Mais l’Iran a tout de suite exigé le retrait préalable des sanctions avant d’envisager l’opportunité d’une négociation. La situation était bloquée et l’ardeur d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel qui ajoutaient une soulte de 15 milliards de $ pour complaire aux ayatollahs ne fit pas avancer les choses d’un pouce.

Au lieu de s’incliner, l’Iran choisit l’offensive. Une série d’opérations d’intimidation intervenaient à partir du mois de mai 2019, juste après l’expiration des autorisations provisoires d’achat de pétrole iranien accordées pour 6 mois à quelques pays. Très agressives, elles allaient du sabotage de pétroliers en mer, à la capture de cargos et de pétroliers, et aux frappes sur des terminaux en l’Arabie saoudite. Pour couronner le tout, un drone de surveillance Global Hawk aux couleurs américaines, particulièrement onéreux, était abattu le 20 juin 2019. L’Iran ne reconnait jamais qu’il est l’auteur ou l’inspirateur de ces opérations de guérilla étatique. Il oppose aux accusations un déni moqueur, y compris dans le cas du drone américain abattu, l’accusant d’avoir violé son espace aérien.

L’Iran a démontré à Trump qu’il pouvait paralyser les routes maritimes de la zone du Golfe, ouvrir divers fronts dans la région, et l’entrainer dans le bourbier d’une guerre asymétrique, le cauchemar absolu du Pentagone et du candidat à la réélection en 2020.

Résumons : Trump a cru qu’il pourrait faire plier l’Iran avec des sanctions économiques. L’Iran a répondu en menaçant de le contraindre à une guerre asymétrique globale par procuration qui lui coûterait sa réélection. Khamenei a ainsi triomphé de Trump par ippon.

S’ouvrait l’ère du recul. KO debout, Donald Trump a commencé par s’abstenir de répondre militairement aux perturbation des routes maritimes, aux sabotages, aux captures de pétroliers, à la destruction d’un drone d’observation aux couleurs de l’Amérique, à la frappe du 14 septembre au cœur du territoire de son allié saoudien. La première mesure administrative de cette marche arrière date du 1er août 2019. Ce jour-là le président américain renouvela les dérogations (waivers) autorisant certains pays à coopérer avec l’Iran dans le nucléaire civil, l’une des voies identifiées de la poursuite clandestine de son programme nucléaire militaire. Selon Michael Doran, l’un des experts américains les plus pointus, « Pour Khamenei, alors, les dérogations sont la pierre angulaire de l’accord nucléaire, la structure qui procure une couverture internationale pour le programme d’armes nucléaires de l’Iran. ”[15] C’est cette pierre angulaire que Trump n’a toujours pas osé renverser en révoquant les fameux « waivers » à l’échéance de la fin octobre, alors que les Iraniens s’autorisent officiellement une reprise des activités nucléaires interdites à Fordow et à Arak, deux infrastructures nucléaires majeures de leur programme d’armement.[16] En cohérence avec ce rétropédalage général, il avait déjà congédié le 10 septembre son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, un partisan d’une ligne de fermeté.[17]

Les « pressions maximales » ne sont désormais rien de plus qu’un slogan. Lors de la session de rentrée de l’Assemblée générale de l’ONU à Washington, Trump s’humiliait en quémandant un entretien téléphonique  à Hassan Rohani dans son hôtel, lequel ne daigna pas prendre l’appel.

 

Comment expliquer ce désastre historique ? On peut évoquer la campagne électorale en cours, Trump ayant promis à ses électeurs de retirer les États-Unis des guerres entamées par ses prédécesseurs et de ne pas en engager de nouvelles. Il y a aussi la perte de valeur relative de la région moyen-orientale pour des États-Unis désormais autosuffisants en pétrole. Il y a l’habile stratégie iranienne de refus du rapport des forces, de montée aux extrêmes, attitude totalement inimaginable pour un artiste du business. Il y a la nécessaire focalisation des moyens américains sur l’Asie où la Chine leur taille des croupières. Cependant, ces contraintes ne justifient nullement les choix hasardeux de l’actuel locataire de la Maison Blanche.

Fondamentalement, les failles de Trump ont été de deux ordres : l’ignorance de l’histoire, l’absence d’une vision d’un coté, des méthodes de travail qui confinent à la légèreté de l’autre. Sa conception du leadership se limite à l’art du deal, à gagner sur le tapis une série ininterrompue de conflits matériels. Elle néglige la vision de l’avenir et le poids des éléments immatériels. Le président ne saisit visiblement pas la force mentale des convictions partagées ni la puissance des postures comme le respect des engagements, la distinction entre amis et ennemis, la dissuasion à l’endroit de l’ennemi, la coïncidence entre les paroles et les actes, etc. En matière de prise de décision, ce qui frappe c’est son amateurisme : incapable d’envisager le second et le troisième coup qui suivent une décision, sa méconnaissance de l’histoire est flagrante comme son incapacité à stabiliser et à animer les travaux de ses équipes de conseillers. Plus que le cynisme, c’est la médiocrité qu’il faut incriminer.

 

La liberté d’action de l’Iran et sa maîtrise des technologies militaires de pointe

La déconfiture de Trump a eu un effet immédiat : l’impunité de l’Iran. L’héritier de la Perse antique  ne craint plus les représailles potentiellement redoutables de l’Amérique quelles que soient ses prises de risque dans la région. Il a pu frapper impunément à Abqaiq et Khurais le vieil allié du Pacte du Quincy de 1945 avec une arrogance inouïe, privant la communauté internationale de 5% de ses ressources en hydrocarbures. Il a pu abattre impunément le fameux drone d’observation. Il a pu fournir impunément aux Houthi des armes avancées, se comporter en occupant en Irak, etc.

La seconde liberté d’action obtenue par Téhéran est le produit de la déconfiture de ses adversaires sunnites directs l’Arabie, Bahreïn,  et les Émirats arabes Unis, exposés à ses coups de boutoir. Ils sont allés à Canossa, c’est-à-dire à la cour de Khamenei, pour s’épargner de nouvelles volées de bois vert iranien. « Le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Jubeir a confirmé sur Twitter que l'Arabie saoudite a relayé un message à l'Iran via un " pays frère ", à savoir que l'Arabie saoudite a toujours recherché la stabilité et la sécurité régionales. »[18] Les ayatollahs n’ont plus de souci à se faire de ce coté là, du moins à court terme, car l’antagonisme ancré dans les appartenances religieuses est trop profond pour être si aisément résolu.

Restent deux questions : 1) l’Amérique de Trump restera-t-elle neutre si l’Iran attaque Israël ? 2) Restera-t-elle en dehors du jeu si l’Iran décide de passer au « saut nucléaire » ?

Des réponses assez nettes ont été apportées par les dirigeants des deux pays. Netanyahou ne se fait aucune illusion : il aurait déclaré au membres du cabinet « que le président américain Donald Trump n'agirait pas contre l'Iran avant les élections générales américaines de novembre 2020 au plus tôt … »[19] Christopher Ford, secrétaire d’État adjoint à la non prolifération des États-Unis participait à Tel Aviv à une conférence de l’INSS (Institute for National Security Studies) le 11 novembre dernier. Interrogé sur l’attitude des États-Unis face à la violation croissante par l’Iran des limitations de l’accord nucléaire, il répondit que ceux-ci « ne peuvent pas forcer l’Iran à revenir sur l’impasse que connait l’accord nucléaire… nous avons mis autant de contraintes que possible sur le comportement de l’Iran… » Visiblement il faut entendre que les États-Unis ne veulent utiliser, même dans les cas les plus graves, d’autres moyens de contrainte, les moyens militaires par exemple.[20] Le général Yaakov Amidror qui participait à la même réunion que le secrétaire d’État américain n’est pas allé par quatre chemins : « Il se peut que nous devions agir directement en Iran pour arrêter les Iraniens… Le monde n’est pas prêt à agir, ..ni l’Otan, ni les USA… ils préfèrent fermer les yeux. » ajoutant « si le monde n'empêchait pas l'Iran de se doter de l'arme nucléaire, l'Arabie saoudite et la Turquie le feraient aussi et de nombreux pays du Moyen-Orient auraient éventuellement des armes qui pourraient potentiellement dévaster Moscou, Berlin et Washington»[21]

 

Comment se présente en définitive le théâtre du Moyen-Orient pour Israël à la fin de l’été 2019 ?

1.    Son principal allié, l’Amérique, qui a perdu son influence dissuasive sur les acteurs locaux, laisse une liberté d’action entière à l’Iran, y compris s’il s’engage dans le « saut nucléaire »;

2.    L’Iran maîtrise des technologies militaires comme le traitement avancé du renseignement et l’emploi de missiles et de drone de croisière particulièrement indétectables. Il représente donc une menace stratégique toute nouvelle qu’Israël ne sait pas forcement traiter ;

3.    Les alliés arabes, coalisés face à l’Iran sous l’aile américaine, se débandent désormais et négocient avec les ayatollahs, ce qui permettra d’attendre d’eux, au mieux, une certaine neutralité dans l’affrontement d’Israël avec l’Iran ;

4.    La « guerre entre deux guerres » qui limitait l’arrivée des armes avancées, l’incrustation des milices sur le Golan et les tirs venant d’Irak, semble être ravalée par l’Iran à un casus belli, retirant à Jérusalem une option pour se défendre tout en évitant la  guerre ouverte ;

5.    Les capacités offensives des milices supplétives de l’Iran au Liban, à Gaza, en Syrie, en Irak et au Yémen sont en progression rapide puisque l’Iran leur transfère systématiquement des armes avancées (en partie missiles de croisière, drones d'attaque) et les technologies pour les produire sur place ;

6.    Les origines géographiques possibles de la menace se sont élargies puisque le Yémen, destinataire de missiles iraniens à longue portée, s’est ajouté à la liste des pays d’où l’Iran peut lancer ses attaques, par le sud cette fois-ci, prenant à revers les défenses israéliennes plutôt orientées contre une menace venant du nord.

7.     

A l’inverse, la situation de l’Iran se dégrade aussi concernant certains paramètres :

1.    Il disposera de moins en moins de fonds pour payer l’entretien de ses milices (évaluées à 200.000 combattants au total) et la fourniture de services aux populations locales où elles sont cantonnées tant que des sanctions économiques américaines perdureront ;

2.    Des mouvement de masse puissants et durables se sont développés au Liban et en Irak pour protester contre la présence de ses milices supplétives et son emprise sur les États nationaux , ce qui multiplie les aléas qui pèsent sur sa stratégie expansionniste et en augmentent le coût ;

3.    La dégradation de la situation économique de Téhéran ne peut pas manquer d’accroître l’instabilité intérieure du régime, ce qui devrait aussi modérer ses avancées régionales.

4.     

 

Que veut exactement l’Iran ?

Comme « partisan d’Ali » Khomeiny a donné à sa révolution la mission de rétablir l’essence divine de la succession du Prophète, c’est-à-dire d’amener les musulmans à rallier la vraie foi et d’écarter du pouvoir islamique suprême quiconque ne peut faire valoir un lien de filiation avec lui.

Le rêve du régime est de chasser du Moyen-Orient le grand Satan américain pour agir sans entraves, de détruire le petit Satan israélien pour se poser en libérateuret de retirer à la famille Saoud, dépourvue de tout lien familial avec Mohamed, la fonction de gardien des deux villes saintes de l’Islam, La Mecque et Médine. Il pourrait sur la base de ces victoires  devenir le phare des musulmans et leur rendre leur foi épurée des 15 derniers siècles d’errements. C’est en cela qu’il s’agit d’un régime d’essence révolutionnaire et que tout ses actes doivent être rapportés à cette grille de lecture.

Enfin, depuis plusieurs décennies, les Khomeynistes rêvent de sanctuariser leur pré carré et s’ouvrir des opportunités de conquête en développant un armement nucléaire et balistique moderne.

Au-delà de ces rêves entretenus avec persévérance depuis 40 ans, les ayatollahs sont pragmatiques et opportunistes en même temps. Ils  poursuivent aujourd’hui des objectifs d’étape très concrets. La destruction d’Israël n’est pas leur première urgence. Ils la voient comme le couronnement de leur emprise sur le Moyen-Orient dans un processus progressif d’isolement, de harcèlement et d’étranglement, car leur doctrine opérationnelle leur commande de masquer leurs coups et d’agir par procuration. Ils s’attachent actuellement à multiplier les sites d’origine de leurs possibles attaques, et à disperser des cibles toujours plus nombreuses pour compliquer la défense d’Israël. Mais pour sécuriser leur implantations en Irak et en Syrie exposées aux frappes israéliennes, ils pourraient lancer à n’importe quel moment des attaques à l’intérieur de l’État hébreu sur le modèle de celle qui a ébranlé l’Arabie saoudite le 14 septembre, ou sur une mode nouveau, moins prévisible.

On peut anticiper leur agenda : le raid écrasant qu’ils ont mené le 14 septembre sur les champs pétroliers du cœur de l’Arabie avait sans doute pour objectif premier l’abandon par Riyad de son intervention au Yémen. D’ailleurs, après les Émirats arabes unis, ils semble que ce pays ait baissé les bras et soit en train de négocier sa sortie du théâtre yéménite d'importance majeure pour son avenir. Dans cette affaire, l’Iran trouve l’avantage de consolider le règne de son obligé Houthi qui lui offre des positions rêvées à l’entrée du détroit stratégique de Bab el-Mandel.

Le second objectif, c’est d’obtenir un gel progressif des sanctions américaines en cours. Christopher Ford déclarait lors de la conférence de Tel Aviv évoquée plus haut que les États-Unis avaient proposé à l’Iran une offre de négociation comprenant : « l’allègement de toutes les sanctions[...] le rétablissement des relations diplomatiques et des relations de coopération semblables à celles avec les États normaux[...] Vous devez vous comporter comme un État normal, mais j'espère que l'Iran fera ce choix[à son tour]. »[22] Les ayatollahs attendent sans doute pour acquiescer d’avoir la garantie, façon Obama, qu’un nouvel accord scellera la réconciliation sans vraiment brider la poursuite de leur programme nucléaire et balistique.

L’Iran poursuivra naturellement l’édification du « cercle de feu » autour d’Israël en stabilisant les groupes armés supplétifs déjà déployés, en les équipant d’armes toujours plus avancées, en améliorant leur coordination et leur capacité de manœuvre. De ce point de vue, la Jordanie est dans l’œil du cyclone car elle dispose de longues frontières avec l’Irak et aussi avec Israël. On peut s’attendre à des opérations de subversion téléguidées depuis Téhéran pour contraindre ce royaume sunnite à intégrer "l'axe chiite".

Enfin, la campagne électorale américaine s’achèvera le 03 novembre 2020, dans un peu moins d’une année. Comme l’a bien précisé Christopher Ford, l’Iran aura dans cette période une totale liberté d’action y compris concernant la conduite de son programme nucléaire. Les ayatollahs pourraient parfaitement saisir cette fenêtre inespérée pour se projeter dans le « saut nucléaire », la construction de la bombe, qui nécessiterait théoriquement un an mais en réalité, chacun le sait, seulement quelques mois.

 

Quelle stratégie pour Israël ?

Dans un affrontement sur un théâtre stratégique aussi vaste, élargi encore de milliers de kilomètres par la portée nouvelle des missiles, l’un des impératifs est d’identifier les alliances possibles. Les premiers alliés potentiels d’Israël face à l’Iran devraient être les pays européens, pas par excès de sympathie pour l’État juif, mais parce qu’ils partagent avec lui d’importants intérêts communs. L’Europe est à portée des missiles intercontinentaux de l’Iran et elle sait que ces missiles risquent d’être bientôt garnis d’ogives nucléaires. Elle sait aussi avec quelle brutalité les ayatollahs poussent leurs pions. Les 58 soldats du poste Drakkar tués en 1983, les attentats de Paris de 1985/86 et les prises d’otage du Liban, l’attentat déjoué de Villepinte en 2018, sont dans les mémoires. Elle sait que l’Iran est en train de s’approcher de la Méditerranée, leurs arrière-cour en quelque sorte. Enfin, elle sait enfin qu’étant déployés dans le Golfe persique et aux abords de Bab el-Mandel, les Iraniens tiennent des routes maritimes stratégiques du sud qu’ils peuvent assaisonner à leur gré, provoquant s'il le faut un séisme dans l’économie mondiale dont l'Europe serait la première victime. Israël doit rechercher et nourrir cette alliance dans un esprit créatif.

Par ailleurs, Israël doit se préparer à l’éventualité d’ataques massives par des vagues de missiles. On estime que le Hezbollah dispose au Liban de 130 à 150.000 missiles qui pour une part disposent d’un guidage de précision. En cas de guerre totale, le groupe terroriste, qui est en fait une armée, pourrait lancer 1.000 missiles par jour. Il est impossible d’interrompre ce genre d’offensive par des dispositifs antimissiles (qui seraient saturés) ni par l’aviation qui n’est pas configurée pour frapper une quantité indéterminée de micro cibles. La seule solution serait le déploiement immédiat de troupes au sol pour occuper au plus vite le terrain.

Cela suppose un changement radical de doctrine militaire. Depuis 1982 la doctrine d’Israël est résumée en une formule, "Intel/Firepower", soit renseignement et frappes puissantes sur les cibles. Cette option permet d’économiser les déploiements au sol, donc la vie des soldats. Mais l’ennemi s’est adapté. Il sait disperser les cibles, il sait déployer de pseudo-cibles, il sait enterrer ses hommes et ses armes. D’où un rendement décroissant du couple Intel/Firepower. L’alternative est le retour à la doctrine antérieure des « résultats décisifs », c’est-à-dire combattre au sol sur le territoire de l’ennemi pour mettre un terme effectif à sa capacité de nuisance. La victoire dans la seconde Intifada est intervenue en avril 2002 avec l’opération « Rempart », quand après des centaines de victimes on a enfin consenti à envoyer les soldats dans les grandes villes palestiniennes d’où partaient les commandos jihadistes[23]La construction d’une armée conventionnelle capable d’exceller dans les manœuvres au sol est une option complexe qui prend du temps. L’État-major israélien en est parfaitement conscient.

Le troisième aspect de la stratégie d’Israël est la défense contre les missiles de croisière et les drones d’attaque si difficiles à détecter. Si les satellites américains et saoudiens et les dispositifs au sol ont été incapables de détecter les deux essaims de missiles et de drones d’attaque iraniens qui approchaient de leurs cibles en volant près du sol, c’est en partie parce que la zone à couvrir était immense. La surface de l’Arabie saoudite est du même ordre que celle de l’Europe entière. De ce point de vue, Israël a deux avantages. D’un coté, il n’est pas soumis à l’effet de surprise puisque le raid en Arabie est antérieur et qu’il a été dument analysé[24]. De l’autre, vu l’exigüité la zone à couvrir, la couverture actuelle est presque suffisante et il existe des radars Doppler bon marché, de conception israélienne, qui peuvent couvrir l’espace éventuel entre l’horizon de détectabilité des dispositifs actuels et le sol.

Enfin, last but not leastquelle réponse apporter à un Iran qui aurait entrepris le « saut nucléaire », une hypothèse bien plausible, on l’a vu. L’état-major israélien connait ses propres moyens et les difficultés d’une telle entreprise. A trois reprises, de 2010 à 2012, Bibi Netanyahou et Ehoud Barak auraient commandé à l’armée des raids de destruction des installations du programme nucléaire des  ayatollahs que les responsables de la défense Meir Dagan et Gabi Askhenazi  en 2010, puis Benny Gantz en 2011, ont refusé d’exécuter. La troisième tentative en 2012 a avorté suite à un différend sur le calendrier entre Netanyahou et Barak.[25] En 2019, l’opération est beaucoup plus compliquée car l’Iran s’est doté, 10 ans après,  de moyens de défense et de riposte nouveaux. L’affaire est aujourd'hui entre les mains des hiérarchies politiques et militaires du pays.

Ce qui est sûr c’est qu’il y a plusieurs façons de poser le problème iranien en général. A demi-mots Yaakov Amidror suggère une critique de la politique suivie dans la dernière décennie : une stratégie « prudente », donc perdante, a laissé le Hezbollah accumuler un arsenal offensif monstrueux sur² la gorge de l’État juif. Ensuite, avec la guerre de Syrie, une « stratégie agressive », donc gagnante, a permis de freiner les transferts d’armes vers le nord, la diffusion des systèmes de guidage de précision des missiles et l’installation de bases militaires. Que nous suggère Yaakov Amidror ? « L'Iran s'est rendu compte qu'Israël a réussi en Syrie [à démanteler une machine de guerre], alors il a commencé à construire une branche de sa machine de guerre indépendante en Irak…. Pour l'Iran, l'idée est d'avoir une capacité militaire proche d'Israël, tout en restant à distance. Une question intéressante est de savoir quelle devrait être la réaction d'Israël dans une telle situation. Nous savons que la tête du serpent est en Iran. Israël va-t-il poursuivre des cibles en Syrie, en Irak, au Liban ou au Yémen ? Ou irons-nous directement à la tête du serpent ? »[26]