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CONFLIT DE CIVILISATIONS

La vraie crise avec Téhéran ne concerne pas seulement les armes nucléaires, mais sa détermination à remodeler le Moyen Orient selon sa propre image.

 

Par Amir Taheri – journaliste et écrivain

Article paru dans le Newsweek International - édition du 5 septembre 2005

Traduit par Albert Soued, www.chez.com/soued 

 

Il y a 8 ans une traduction pirate du célèbre essai de Samuel Huntington ("Le Conflit des civilisations et la réforme de l'ordre mondial") est apparue à Téhéran. L'éditeur reçut une commande de 1000 copies, la moitié du tirage. Le distributeur Moustafa Tounkaboni se souvient "On se demandait qui avait commandé une telle quantité? On eut la réponse quand on vit arriver un camion militaire appartenant au Corps des Gardes Révolutionnaires Islamiques (CGRI) qui emporta les livres". Yahya Safavi était parmi les officiers qui reçurent un exemplaire du livre; aujourd'hui il est général, commandant en chef des Gardes. Un autre exemplaire parvint à Mahmoud Ahmadinejad, un ex-officier de réserve des Gardes, aujourd'hui président de la République Islamique d'Iran.

L'Iran est grossièrement mal compris par l'Occident ! Vu les titres des journaux en Europe et en Amérique, on pourrait penser que la crise des relations avec l'Iran ne concerne que les armes nucléaires. Mais la vraie cause est bien plus vaste, je veux parler de la détermination iranienne à vouloir remodeler le Moyen Orient selon sa propre image, une opposition conflictuelle délibérée contre les Etats-Unis et la civilisation occidentale. Ce malentendu est aussi lié à un autre, l'idée que le régime est divisé entre des conservateurs, qui refusent tout arrangement avec l'Occident et des modérés, plus enclins à faire revenir leur pays dans le concert des nations. En fait le pouvoir réel en Iran est aujourd'hui entre les mains des Gardes Révolutionnaires, confortés par l'ascension d'Ahmadinejad comme président.

Tout au long des dernières années, le pouvoir a glissé par divers moyens entre les mains des Gardes. Un ancien officier du CGRI, Ibrahim Asghazadeh a lui-même dit que la nouvelle élite militaro-politique avait fomenté un coup d'état "rampant". Pendant que l'ex-président Mohamed Khatami parcourait le monde cherchant à impressionner le public occidental par des citations de Hobbes et de Hégel, les Gardes ont construit un impressionnant réseau populaire à travers l'Iran et créé deux organisations politiques qui ont pignon sur rue: les Usulagara ou fondamentalistes et les Itharis, ceux qui se sacrifient, chacune attirant à elle les jeunes générations d'officiers, de fonctionnaires, d'entrepreneurs et d'intellectuels.

En 2002, le réseau s'est emparé du conseil municipal de Téhéran et a nommé Ahmadinejad comme maire. Deux ans plus tard, ce dernier émergea comme le candidat présidentiel des Gardes, battant l'ex-président Rafsanjani, un mollah-devenu-affairiste de second rang, et qui représentait la vieille garde des mollahs en voie de disparition.

La victoire d'Ahmadinejad était le début de la fin de la domination des mollahs. Il est le premier candidat non ecclésiastique à devenir président depuis 1981! Détenteur d'un doctorat en philosophie, il est aussi le plus éduqué des 6 présidents islamiques qui se sont succédés en Iran à ce jour. Ses humbles origines et son discours populiste lui ont fait gagner la confiance d'une large base, tout particulièrement parmi les pauvres gens qui se sentaient délaissées par des chefs religieux corrompus. Là ce sont les bonnes nouvelles.

Les mauvaises sont liées au fait qu'on peut s'attendre que cet homme soit un formidable ennemi de l'Occident et des Etats-Unis en particulier. Il y a un mois le général Safavi a déclaré devant un public d'officiers retraités de la marine que la mission de Téhéran était de créer un monde multipolaire où l'Iran aurait une place éminente de guide de l'Islam. Plus récemment, Ahmadinejad a annoncé la mission la plus ambitieuse du gouvernement depuis des décennies, déclarant que l'objectif ultime de la politique étrangère de l'Iran n'était pas moins que "le gouvernement unifié du monde" sous la houlette du Mahdi, le messie caché des Shiites (1), appel codé à l'Islam radical. Il a continué en précisant que la seule puissance capable de s'opposer à cette vision, les Etats-Unis étaient dans les dernières convulsions de l'agonie, une puissance en déclin (coucher du soleil ou ofuli) devant céder sa place à la République Islamique renaissante (lever du soleil ou toluee). La domination géopolitique du Moyen Orient est le droit incontestable de la nation iranienne, sans aucune équivoque!

 

Les Occidentaux seraient tentés d'écarter cette rhétorique comme étant une rodomontade. Loin de là ! il ne faut pas oublier que l'Iran, c'est la Perse qui a toujours joué un rôle dominant dans l'histoire de l'Islam. C'est l'une des deux seules nations islamiques à n'avoir pas été colonisée par des empires Occidentaux. Elle occupe une place centrale dans l'arc islamique mondial qui s'étend de l'Atlantique à l'Océan indien.

Elle a l'économie la plus florissante et l'armée la plus puissante du monde musulman. Elle est assise sur de grandes réserves de pétrole qui s'apprécient de jour en jour. La seule autre nation musulmane pouvant rivaliser ave elle, la Turquie, se tournerait plutôt vers l'Europe que vers l'univers musulman.

 

La scène de la confrontation avec les Etats-Unis est ainsi en place. L'Iran est sûr de gagner, et l'histoire ne lui donne pas de raisons de s'inquiéter beaucoup de l'issue. Des étudiants radicaux comme Ahmadinejad ont déjà été les spectateurs en 1980 de la prise en otage de l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran et ceux-ci n'ont rien pu faire qu'émettre de faibles protestations diplomatiques. Ils ont vu Ronald Reagan satisfaire la célèbre déclaration de l'Ayatollah Khomeini "l'Amérique ne peut rien faire", quand des bombes humaines libanaises envoyées par Téhéran ont tué 241 marines près de Beyrouth en 1982. Bill Clinton a parlé de sanctions, mais s'est confondu aussitôt en excuses pour des "erreurs passées" non identifiées. Et même la guerre contre la terreur de GW Bush qui au départ a inquiété les mollahs et qui est en train de tourner à leur avantage stratégique. Sur le plan géographique, deux ennemis potentiels, les Baathistes et les Talibans, ont disparu. L'expulsion de la Syrie du Liban sous la pression américaine laisse l'Iran comme la seule influence étrangère dans le pays. L'offensive américaine pour la démocratie au Moyen Orient a ébranlé les amis traditionnels de Washington dans la région et des rivaux de l'Iran, l'Egypte et l'Arabie Saoudite. Le Guide Suprême Khamenei a dit récemment dans un discours "Nous aussi nous avons un Plan pour la région !" en allusion au plan américain de démocratisation.

 

Pour la question nucléaire, l'Europe a rompu les négociations après que l'Iran eut repris son programme d'enrichissement de l'uranium…( L'AIEA a publié un rapport disant avoir décelé il y a deux ans des traces d'uranium sur un équipement fourni par le Pakistan). Pendant ce temps les Etats-Unis devaient formuler une politique cohérente à l'égard de ce pays, en dehors de se mettre en retrait ou de critiquer les autres partenaires qui essaient de faire face à cette menace imminente. Les chances de résoudre cette impasse nucléaire ne sont pas bonnes. La nouvelle élite iranienne se sent libre car elle est persuadée que bientôt les Américains vont quitter la région. La stratégie de l'Iran est d'attendre que G W Bush ait quitté la présidence, d'atermoyer lors des négociations avec l'Europe, de saigner au maximum l'armée américaine en Irak et en Afghanistan (en y encourageant les "insurgés"), d'empêcher une issue au conflit israélo-palestinien et de saboter tout espoir américain pour un Moyen Orient démocratique.

Les groupes inféodés à l'Iran vont essayer de prendre le pouvoir non seulement dans certaines parties de l'Irak et de l'Afghanistan, mais aussi en Azerbaijan et dans les états du Golfe persique. Les néoconservateurs de Washington peuvent rêver d'un changement de régime à l'intérieur de l'Iran, mais les chances d'y parvenir aujourd'hui sont nulles. La situation est sans aucun espoir! Une diplomatie habile pourrait apporter une certaine détente, mais cela ne viendra pas d'un grand "marchandage" comme l'espérait Bill Clinton, où l'Iran renoncerait à son programme nucléaire et à son parrainage du terrorisme, en échange de meilleures relations avec Washington et des garanties de sécurité. Ce serait plutôt un petit marchandage sur des sujets sensibles où Washington et Téhéran risquent de se faire mal mutuellement. Ce genre de choses n'était pas possible auparavant, quand le pouvoir était entre les mains de religieux qui se sabotaient mutuellement, mais avec les Gardes Révolutionnaires au pouvoir, un dialogue semble possible.

Le seul problème est que Téhéran n'en sent pas le besoin. Avec le prix du pétrole qui flambe, l'Iran gagne aujourd'hui 200 millions $/j et peut engager beaucoup d'argent pour résoudre ses problèmes sociaux et économiques. De plus, les élections présidentielles américaines de 2008 vont occuper l'attention des Américains qui se désintéresseront des questions étrangères. Entre temps, l'Iran aura ou sera sur le point d'avoir sa bombe et le prochain président américain préfèrera ne rien faire, car il sera dans la situation non enviable, soit offrir à l'Iran de plus grands avantages, ou faire face à un conflit autrement plus grave que celui d'Irak.

Le professeur Huntington pourrait avoir envie de méditer sur la loi des "conséquences inattendues"

 

Notes de la traduction

(1) Voir mon essai "La révolution des messies"- édition de l'Harmattan

 

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