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Après les dernières déclarations anti-israéliennes du président iranien, les milieux intellectuels et religieux s'inquiètent de voir le pays s'enfoncer dans les ténèbres d'un islam radical.
Par Delphine Minoui - le figaro du 10 décembre 2005
Les déclarations du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, qui a qualifié jeudi Israël de «tumeur» et suggéré que l'Allemagne et l'Autriche accueillent l'Etat hébreu sur leur territoire, ont déclenché des réactions indignées en Occident. L'Allemagne a même décidé de convoquer l'ambassadeur d'Iran, alors que les Juifs allemands réclament la rupture des relations diplomatiques entre Berlin et Téhéran. Le chef de l'Agence internationale de l'Energie atomique (AIEA), Mohammed ElBaradei, qui reçoit aujourd'hui le prix Nobel de la paix à Oslo, a quant à lui rejeté le recours à la force pour contraindre l'Iran à renoncer à ses velléités de se doter d'armes nucléaires.
AU MILIEU d'une foule de femmes en tchador, pliées en deux sous la coupole de la mosquée Jamkaran, à l'orée du désert, un hurlement s'échappe d'un foulard noir : «Je t'en prie, reviens ! Mahdi, pourquoi n'es-tu pas venu ce soir ?» Sous le voile, on devine un visage rouge et bouffi. La voix cassée à force d'avoir trop crié, Fatemeh Mohammadi, une mère de famille, a fait le déplacement en bus de Mashahd, à l'est du pays, pour venir implorer le retour du Mahdi, le douzième imam chiite. Un rituel auquel se prêtent, tous les mardis soir, des dizaines de milliers de pèlerins iraniens. L'attente du Mahdi est une tradition chiite, qui mêle croyance religieuse et superstition. A Jamkaran, les visiteurs – 15 millions par an – ont également la possibilité de déposer des voeux dans un puits sacré. Mais depuis l'arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad, le culte de «l'imam caché», habituellement prisé dans les milieux populaires des campagnes, a pris une dimension politique, qui inquiète les milieux intellectuels et religieux.
«C'est la première fois qu'un chef d'Etat base son discours sur l'attente de
l'imam Mahdi», note l'écrivain et sociologue Emadeddin Baghi. Il fait
référence aux déclarations idéologiques du nouveau président, louant cet imam
disparu en l'an 941 de l'ère chrétienne et qui devrait réapparaître avant la fin
des temps pour instaurer une société islamique idéale. Et puis, il y a cette
fameuse vidéo, qui circule sur Internet, sur laquelle on voit le président
s'entretenir avec l'ayatollah Javadi Amoli, un haut représentant du clergé
chiite. Ahmadinejad y confie à son interlocuteur l'impression d'avoir été «entouré
d'un halo de lumière» lors de son allocution prononcée, en septembre, aux
Nations unies, à l'occasion de laquelle il avait imploré le retour de l'imam
caché.
Ce
rapport au Mahdi, perçu comme irrationnel et démesuré par la communauté
internationale, risque d'envenimer encore plus les difficiles négociations sur
le nucléaire. Il pourrait également être vécu comme un affront par les pays
sunnites qui, dans leur interprétation de l'islam, ne croient pas à l'imam
caché.
A l'intérieur, les réformateurs, grands perdants de la dernière élection
présidentielle, y voient une pure manipulation des masses. «Ahmadinejad est
très intelligent en matière de propagande. Il joue sur l'émotion religieuse des
Iraniens», remarque Mohammad Ali Abtahi, ancien conseiller de
l'ex-président réformateur Mohammad Khatami. Et de faire référence à la
campagne électorale d'Ahmadinejad, au cours de laquelle l'ancien Gardien de la
révolution sut finement activer à la fois le réseau de miliciens islamistes et
celui des mosquées. «Il a notamment utilisé les «maddahs», chanteurs
islamistes, pour gagner des soutiens», dit-il.
Pis : Ahmadinejad aurait des affinités particulières avec l'école de pensée
radicale héritée du mouvement des «Hojjatiyeh». Cette doctrine religieuse,
selon laquelle l'instauration d'une République islamique retarde le retour de
l'imam Mahdi sur terre, avait été interdite au début des années 80 par
l'ayatollah Khomeyni, le père de la Révolution islamique. Sa résurgence est
aujourd'hui perçue par la hiérarchie religieuse comme un défi indirect lancé au
guide suprême, l'ayatollah Khamenei, successeur de Khomeyni et dont les
pouvoirs sont censés surpasser ceux du président.
Dans les cercles très fermés de la ville sainte de Qom, les rumeurs vont
également bon train sur la relation intime qu'entretient Ahmadinejad, 49 ans,
avec le vieil ayatollah Mezbah Yazdi, un religieux extrémiste qui se verrait
bien, un jour, remplacer Khamenei. «En Occident, vous avez tendance à
diviser le paysage politique iranien en deux groupes : les conservateurs et les
réformateurs. Mais ce courant de pensée n'a rien à voir avec les conservateurs.
C'est une caste à part, ultrafondamentaliste, qui ne reconnaît même pas le
cadre de la République islamique et qui considère que la légitimité du pouvoir
relève de Dieu, non du peuple. Ces gens-là pensent avoir la parole divine. Au
nom de cette parole, ils peuvent décider de tuer ceux qui s'opposent à eux», note
Mohammad Ali Abtahi. Ce religieux éclairé, qui porte le turban noir des
descendants du prophète, y voit «une nouvelle mouvance qui nous détourne du
vrai islam».
Il n'est pas le seul à être inquiet. Selon Rasoul Montajabnia, membre du
Conseil central de la société des clercs militants, «certaines personnes
sont malheureusement en train d'utiliser à leur compte l'image sacrée du Mahdi
et de lui nuire». A Qom, l'ayatollah modéré Saneï vient également de «mettre
en garde contre la propagation de la superstition par ceux qui sont au
pouvoir».
Face au désespoir de nombreux Iraniens, qui craignent de voir leur pays
régresser dans les ténèbres d'un islam fondamentaliste, Mohammad Ali Abtahi se
veut rassurant. «Les discours d'Ahmadinejad ont une date limite de
consommation», dit-il. «Son nouveau gouvernement, poursuit-il, se
base sur deux piliers : mettre tous les problèmes sur le dos de ses
prédécesseurs réformistes et assurer la population d'un soutien surnaturel qui
l'aide à faire marcher le pays. Mais si dans six mois, il ne parvient pas à
résorber le chômage et l'inflation, sa crédibilité en pâtira.»