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L'Analogie avec la Guerre Froide est Fallacieuse,
ne comptez pas sur elle pour contenir l'Iran
Par Eliott Abrams, membre des Études Moyen-Orientales au Conseil des Relations étrangères. Il est l'auteur de "Au test de Sion: l'administration Bush et le conflit israélo-palestinien." Il a été conseiller des présidents Ronald Reagan et Georges W Bush
Weekly Standard vol
19 n° 22 17 février 2014
Titre original : A Misleading
Cold War Analogy Don’t count on containing Iran
Traduction: Edith Sitbon et Jean-Pierre Bensimon
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Comment
stopper le régime des mollahs dans sa marche vers l'armement nucléaire?
Au moment où s'ouvre le cycle des négociations finales entre le groupe des 5 +1 (les 5 titulaires d'un droit de veto au Conseil de Sécurité plus l'Allemagne) et l'Iran, le climat est plutôt au pessimisme. Dans l'article qui suit Eliott Abrams met en garde l'Occident et les Israéliens contre une vision totalement fausse de la stratégie qui a permis de vaincre l'Union soviétique. Il expose la nature véritable de cette stratégie et les enseignements que l'on peut en tirer dans le cas de l'Iran. [NDT]
A ce jour, il n'y a pas beaucoup de fièvre dans le débat israélien sur le programme nucléaire iranien, ce qui est étrange. Pour l’instant, l'affaire est entre les mains des Américains ; les Israéliens observent le cours des négociations avec nervosité, non sans méfiance, mais ils n’ont pas le sentiment d'un danger ou d'une guerre imminente.
Les sondages d’opinion montrent qu'ils pensent que l’Iran s’achemine vers la fabrication d’une arme nucléaire, et non vers la « capacité » d'en fabriquer une; ils sont attentifs à la politique d’agression de l’Iran (en Syrie par exemple), à son soutien au terrorisme, et aux déclarations répétées de ses dirigeants exprimant leur volonté de rayer Israël de la carte.
Alors, pourquoi si peu d'affolement ? Peut-être à cause de leur expérience de la guerre et du terrorisme, ou à cause de leur confrontation aux armées arabes et plus récemment au Hezbollah et au Hamas, qui les aurait immunisés contre les réactions de panique. Peut-être ont-ils foi dans la capacité de leur armée de stopper l’Iran si nécessaire. Ou, peut-être encore les Israéliens s’attendent-ils à ce que les Américains finissent par intervenir pour empêcher l‘Iran d’avoir la bombe.
Mais au cours d’une récente visite, j’ai trouvé une toute autre explication, bien plus inquiétante. En parlant avec des membres de ce que j’ai appelé "l’establishment de la sécurité", j’ai décelé une tendance à prendre ses désirs pour la réalité, un travers incarné par des analogies imaginaires avec la Guerre Froide. Et le fait que l’administration Obama paraisse nourrir justement le même espoir n'a rien de rassurant.
Voici la théorie qui sous-tend cette opinion : il fut un temps, lors de la crise des missiles de Cuba, les États-Unis et l’Union Soviétique ont été à deux doigts de se faire la guerre. Pendant des décennies, ils ont entretenu une profonde hostilité, proche de la belligérance. Mais avec le temps, les Russes ont souhaité de plus en plus ardemment voir leur situation économique s'améliorer et profiter des bonnes choses de la vie, l'idéologie communiste a perdu de sa force au sein des élites dirigeantes; et cette hostilité s'est progressivement apaisée. Des relations diplomatiques se sont nouées entre Moscou et Washington, la lutte des classes à l’échelle mondiale s’est muée en "coexistence pacifique," une ligne téléphonique a été établie, les sommets se sont multipliés, et les relations ont pris un rythme de croisière fait de compétition pacifique et à l'occasion de coopération. L’Union Soviétique est devenue une puissance recherchant le statu quo, avec laquelle l’Amérique pouvait avoir des relations normales. Nous étions dans l'expectative. Nous avons vu leur économie se dégrader et leur système devenir irréformable; leurs dirigeants ont perdu confiance en lui, et il s'est finalement effondré. "Sans un seul coup de feu" a dit une fois Mme Thatcher.
C'est, selon cette théorie, ce qu'il faut rechercher avec l’Iran. Elle affirme que peut-être nous en sommes encore à un stade précoce, que sans doute les élites religieuses de ce pays n'ont rien perdu de leur ferveur. Mais elles auraient surement perdu le soutien du peuple, des jeunes et des hommes d’affaire, et elles réaliseraient qu’elles ont besoin d’un compromis. Elles seraient prêtes à ralentir leur programme nucléaire. Ce sont désormais des "modérés" comme Hassan Rouhani et Javad Zari qui sont aux commandes; ils reconnaissent la nécessité d’un changement. Avec le temps leur système va se dégrader comme ce fut le cas avec l’Union soviétique; dans ces circonstances, une guerre est-elle vraiment nécessaire et inévitable ?
Bien sûr, s’ils font le saut vers la bombe, s’ils se méprennent sur notre compte, nous réagirons, ou bien vous les Américains. Mais en termes de Guerre froide, nous ne sommes sans doute pas en 1962, avec la crise des missiles et le niveau 2 d'alerte militaire ; nous sommes peut- être dans les années 70 ou 80, et peut-être ne faut-il encore qu'une décennie ou à peu près pour que l'évolution se fasse. En définitive, peut-être qu'il n'y a qu'à attendre un peu.
Que des Israéliens envisagent un tel scénario, c'est naturel vu le prix qu’ils pourraient payer en cas d’attaque contre l’Iran. Et même s'ils reprennent cette approche, ils ajoutent toujours que si à un moment quelconque ils détectaient une percée de l'Iran vers la bombe, ils seraient contraints de le bombarder. Pourtant, ce qui est frappant, c’est de voir à quel point cette théorie, qu'elle soit formulée par les Israéliens ou par les partisans de l'administration Obama, est ignorante de la Guerre froide et de ses enseignements.
Tout d’abord, il faut dire que la merveilleuse formule de Mme Thatcher à propos de Reagan obtenant la victoire dans la Guerre froide "sans tirer un seul coup de feu" est totalement fausse. Tout au long de la Guerre froide, nous avons tiré des coups de feu. C'est en Corée, et au Vietnam qu'il y a eu le plus grand nombre de victimes américaines, mais nombre de nos soldats, de nos agents de la CIA, sans oublier les forces supplétives, ont aussi perdu la vie sur d'autres champs de bataille. La politique d'"endiguement" ne consistait pas en une suite de discours. C'était une stratégie militaire calculée pour coûter cher aux soviétiques, et pour limiter leur latitude d'action. Par ailleurs, les défaites sur les champs de bataille étrangers affaiblissaient l’URSS et son système d'alliances, et peut-être, plus important encore, elles affaiblissaient l'emprise du parti à l'intérieur du pays. Il n'y a pas de meilleur exemple de ce phénomène que leur défaite en Afghanistan. Quant à nous, nous avons compris qu'un régime tyrannique ne garde le pouvoir qu'en exerçant sa tyrannie. Ses défaites réduisent sa capacité d'action. Elles montrent aux masses populaires que ses oppresseurs ne sont pas invincibles, qu’ils ont été battus, et qu'ils peuvent l'être à nouveau.
De ce point de vue, la politique américaine récente envers l’Iran est démoralisante, aussi bien pour les Iraniens en quête de liberté, que pour nous mêmes. Le refus américain d’agir en Syrie, le refus de voir qu'ici, la véritable guerre est une guerre contre l’Iran, que ses alliés et ses supplétifs ont permis aux forces iraniennes et au Hezbollah de combattre sur place et de conserver Assad au pouvoir, ce qui ne peut que renforcer la République islamique. Une élite iranienne qui a vu les Américains fixer une "ligne rouge", puis l'abandonner, ne peut pas trouver bien convaincante la ligne rouge qui a été tracée pour l'empêcher d'acquérir des armes nucléaires.
- De fait, si
l’histoire de la Guerre froide n'a été qu'une suite de guerres américaines,
grandes et petites, directes et indirectes, de confrontations répétées avec le
pouvoir soviétique, le bilan des relations avec l'Iran est tout à l’opposé.
Le régime iranien a tué des Américains depuis les années 80, au cours d'attaques terroristes au Liban et en Arabie Saoudite, et à travers son rôle particulièrement actif en Afghanistan et en Irak. Il n'a jamais payé le prix de ses méfaits. Pourtant le gouvernement des États-Unis connaissait ses livraisons d'armes, d'engins explosifs improvisés, l'entrainement et l'envoi de combattants contre nous par ses soins. Et il en parlait même publiquement. Si avec le temps un endiguement vigoureux de l'Amérique a amené Moscou à la coexistence et affaibli ses passions idéologiques, l'absence d'action du même type conduit à penser que les élites iraniennes sont loin d'épouser les mêmes tendances.
- Deuxièmement, le début de la Guerre froide a ouvert une période de prolifération nucléaire. Staline voulait la bombe, ainsi que Mao, et plus surprenant, il en a été de même des Britanniques et des Français.
Partons des faits : nous participions à une alliance étroite avec eux après la seconde guerre mondiale, au sein de l’OTAN ; nous assumions ensemble la gestion de l’Allemagne; il y avait de solides engagements américains pour la défense de l’Europe contre les Soviétiques … et cependant, Britanniques et Français ont dit les uns et les autres: "Merci, c'était vraiment bien, mais nous voulons la bombe nous aussi." Il faut donc en tirer la leçon, à savoir que si l’Iran obtient la bombe, inévitablement les Saoudiens, les Turcs, et d’autres encore, feront un sourire en entendant les offres éventuelles d'arrangements de défense des Américains, mais ils n'y verront pas un substitut à leur petite "force de frappe" bien à eux.
- Troisièmement, la comparaison entre les élites soviétiques et iraniennes est trompeuse en soi, dans la mesure où la République islamique est toujours conduite par des hommes animés par la foi religieuse. Il a été assez difficile pour l’Occident de parvenir enfin à comprendre le communisme comme un substitut de la foi; des ouvrages comme "Le Dieu qui a échoué" nous ont appris la nature de la croyance communiste. Si "Le Capital" a été écrit trois ans à peine avant la naissance de Lénine, les ayatollahs vivent une véritable foi immémoriale, pas un substitut. Il est vrai qu'ils ont perverti l'islam chiite en opérant une prise de contrôle de l'État par la religion. Mais l’idéologie communiste n’est rien à côté de la puissance de la foi dans l’une des grandes religions du monde. Il est vrai qu’ils ont perverti l’islam chiite avec la prise de contrôle de l’État par la religion, et il est vrai que la vieille école quiétiste a encore de nombreux adeptes. Mais cela ne nous assure en rien que le clergé aux commandes du régime est disposé à s'interroger sur lui-même et à mettre au monde un Gorbatchev.
Ce qui a provoqué un changement dans le comportement des soviétiques, sous la direction des États-Unis, c'était la volonté de l’Occident de les combattre sur le terrain au cours de la Guerre froide, et sa détermination à les combattre dans le champ idéologique. Nombre de responsables israéliens me rappelaient que Reagan négociait avec les Russes, tout comme Obama est en train de négocier avec l’Iran. Les États-Unis et l’URSS avaient des relations diplomatiques, des contacts diplomatiques constants, et même des réunions régulières au sommet. C‘est vrai, mais c’est trompeur, parce qu'au moment où les Américains négociaient, ils attaquaient aussi : sous Truman, sous Kennedy et sous Reagan, peut-être avec plus d'énergie encore. Reagan, après tout, refusait que sa volonté de négocier l'empêche de dire que l’Union soviétique était un "empire du mal" qui finirait dans les "poubelles de l’histoire."
Les États-Unis ont
dépensé des sommes énormes pendant des décennies au profit de Radio Europe
Libre, de Radio Liberté, et de projets similaires pour saper les positions des
Soviets et entraîner derrière eux l’élite intellectuelle éclairée,
depuis l’immédiat après-guerre, jusqu'à la campagne en faveur de Solidarnosc
en Pologne. L'équivalent pour aujourd'hui, qui n'est pas en oeuvre,
serait une campagne pour saper le pouvoir des Assad
en Syrie, du Hezbollah au Liban, et surtout de la République islamique
elle-même. Il ne s'agirait pas seulement de saboter ses centrifugeuses, mais de
saboter aussi son système de croyances, de renforcer les groupes dissidents, et
de fournir des accès à Internet beaucoup plus étendus, tout comme on
fournissait des télécopieurs pendant la Guerre froide. La leçon de la Guerre
froide, c’est que toute initiative allant dans le sens de la négociation et de
la coexistence sur le plan militaire et diplomatique doit être accompagnée de
davantage de clarté et d'agressivité sur le plan idéologique de notre part.
Autrement, le message véhiculé serait que nous sommes en train d'abandonner le combat. Ce message serait bien reçu à la fois par le régime, qui aurait plus confiance en lui-même et deviendrait plus agressif, mais aussi par les masses populaires dont l'espoir de liberté et la détermination à lutter s'étioleraient.
La clarté est totalement absente dans l'approche de l'administration Obama sur l'Iran, et cela depuis le soulèvement du peuple iranien de juin 2009 qui n'a rencontré de la part de l'Amérique, qu'hésitations et silences. A la place, nous avons aujourd'hui ce que Ray Takeyh a appelé le "narratif Rouhani": l'explication de l'administration selon laquelle Rouhani et les siens sont des modérés, que nous devons renforcer pour arriver à des accords qui réduisent les sanctions et scellent des compromis sur la question nucléaire. "Confortons-les, poursuit l'argumentaire, ou alors les Gardes de la Révolution et le Guide suprême s'en lasseront et les mettront dehors".
Les leçons de la
Guerre froide nous enseignent que c'est totalement faux. D'abord, nous avons
fort peu de preuves que des gens comme Rouhani ou Zarif sont des "modérés," dans le sens où ils se
rapprocheraient de nous sur les questions des droits de l'homme, de la Syrie ou
sur le programme d'armement nucléaire. Lors de sa récente visite à Beyrouth,
Jawad Zarif, le ministre iranien des affaires
étrangères, a déposé une couronne sur la tombe du terroriste Imad Mughniyeh, responsable du meurtre de plus d'Américains que
tout autre terroriste avant le 11 septembre. C'est
cela la modération? Ensuite, nous ne renforçons pas la voix des réformistes,
il en existe, quand nous paraissons faibles. Le meilleur argument de "modérés"
comme Rouhani et Zarif --
s'ils le sont vraiment -- puissent avancer, c'est que des initiatives
agressives en Syrie, le soutien au terrorisme à l'étranger, ou le refus d'un
compromis sur les armes nucléaires, sont dangereux
pour l'Iran et menacent sa sécurité. Quand nous agissons dans un sens qui
réduit la valeur de cet argument, quand nous laissons entendre que nous ne
ferons rien pour éviter une confrontation, nous renforçons les extrémistes les
plus durs. Quand le président se contredit lui-même sur la Syrie, y a-t-il
quelqu'un pour croire que les Iraniens "modérés" sont confortés, ou
croira-t-il plutôt que les membres du régime diront: "Accentuons la
pression, ils sont faibles, ils se pousseront de notre chemin"?
Les plus beaux cadeaux que Reagan ait offerts aux Russes qui étaient de vrais réformateurs, ont été l'augmentation du budget de la Défense américain, l'aide aux rebelles engagés contre les régimes soutenus par les Soviétiques en Afghanistan ou au Nicaragua, et la conduite d'une guerre idéologique sans répit contre le communisme.
La leçon n'est pas qu'une attaque américaine ou israélienne est inévitable ou préférable. C'est que la seule voie pour l'éviter suppose une pensée claire, des positions énergiques contre le régime à l'intérieur du pays, sur les questions diplomatiques, économiques et idéologiques, et une attitude militaire offensive contre ses menées aventuristes à l'étranger. Face à l'administration Obama, l'Iran de 2014 ressemble moins à l'Union soviétique de 1982, sous la férule du vieux Brejnev confronté aux budgets de défense de Reagan et à son intransigeance idéologique, qu'à l'Union soviétique agissant en Angola, au Nicaragua, et en Afghanistan en 1979, avec face à elle un Jimmy Carter qui nous pressait de nous débarrasser de notre crainte injustifiée du communisme.
Mais après Carter
il y a eu Reagan, poursuit l'argumentaire; ne nous a-t-il pas appris à attendre
si nécessaire un autre président et une autre politique? Si nous sommes sûrs
que l'Iran ne franchira pas la ligne d'arrivée du nucléaire, peut-être. Mais
2017 est loin; de l'invasion soviétique de l'Afghanistan à l'élection
présidentielle de 1980, il n'y avait que 10 mois. Si 2017 est trop tardif, si
l'Iran se dote d'une capacité nucléaire bien plus tôt, les leçons erronées de
la Guerre froide ne seraient pas rassurantes.
Reagan
n'a pas attendu les Soviets, il les a frappés. Nous n'avons pas ce genre de
stratégie aujourd'hui envers l'Iran.