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LE NOUVEAU VISAGE DE LA TURQUIE

 

Par Antoine AJOURY, journaliste

Orient le Jour 09/06/2010

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Comme si les Turcs avaient une « indigestion » d'Occidentaux. Depuis la création de la Turquie moderne sous l'impulsion de Mustapha Kemal, en 1923, et sur les ruines de l'Empire ottoman, elle n'a eu de cesse de se rapprocher de l'Occident en joignant ou en essayant de joindre différentes institutions régionales ou organisations de coopération occidentales, à l'instar de l'OTAN, de l'OSCE, de l'OCDE et de l'UE. Les Turcs semblent avoir toutefois l'impression qu'ils ne sont pas toujours les bienvenus. Ainsi, la position de l'UE est majoritairement sans ambiguïté envers la Turquie : il n'y a pas de place pour ce pays musulman d'Asie en Europe. Les États-Unis, eux, ont tenté - délibérément ou indirectement - de déstabiliser le régime d'Ankara, allié stratégique de l'Alliance atlantique et de Washington au Proche-Orient, suite à l'invasion de l'Irak en soutenant, notamment, les Kurdes irakiens. Et ce au grand dam des pays voisins qui appréhendent les séparatistes kurdes, qu'ils soient en Turquie, en Syrie et en Iran. Or plusieurs événements ont marqué dernièrement la politique extérieure de la Turquie, illustrant le revirement politique du gouvernement islamo-conservateur du Parti islamiste de la justice et du développement (AKP), qui semble bien décidé à tourner le dos aux Occidentaux. À commencer par la visite du président russe Dmitri Medvedev à Ankara et la signature d'accords stratégiques russo-turcs. Ou encore la visite du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan en Grèce. Sans oublier l'opération de charme menée par ce dernier au début de l'année en Arabie saoudite et son appui vigoureux à Téhéran sur le dossier du nucléaire iranien, plus récemment. Par ailleurs, des pas importants ont été accomplis par Ankara vis-à-vis d'Erevan : passant outre presque cent ans de haine, la Turquie et l'Arménie ont ainsi établi des relations diplomatiques.
On relève dans ce contexte que la diplomatie turque s'active depuis un certain temps à consolider sa présence et son influence au Proche-Orient en normalisant ses relations avec les pays voisins comme la Syrie et l'Iran, alors qu'Ankara semble s'éloigner peu à peu de Washington et de Tel-Aviv pour s'affirmer comme puissance régionale indépendante, profitant de sa position géopolitique stratégique, afin de marquer des points sans se faire sermonner par les Européens et les Américains.


Toutefois, si la Turquie ménage jusqu'à présent les États-Unis, le ton n'a cessé de monter contre Israël depuis la violente altercation opposant le Premier ministre turc au président de l'État hébreu, Shimon Peres, lors du Forum de Davos l'année dernière, suite à l'offensive israélienne « Plomb durci » contre Gaza. Alors que la Turquie est le seul allié musulman d'Israël, les relations bilatérales se sont rapidement dégradées après l'offensive israélienne violemment critiquée par Ankara puis avec le raid meurtrier contre la « flottille de la liberté » qui visait à briser le blocus israélien contre ce territoire palestinien.
Dans ce contexte, les attaques virulentes des dirigeants turcs contre le gouvernement israélien en ont surpris plus d'un. Le vocabulaire violent utilisé par le président turc, le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères rappelle, malgré les nuances diplomatiques, la rhétorique usitée par les islamistes radicaux, qu'ils soient libanais, palestiniens ou égyptiens.
Ainsi, toutes les actions du gouvernement islamiste d'Erdogan semblent converger vers le rétablissement du prestige de la Turquie qui reprend son rôle historique de leadership régional, hérité du califat ottoman, redonnant à ce pays son statut de porte-étendard du monde islamique sunnite, de ses problèmes et surtout de ses frustrations face à l'échec du nationalisme arabe. Toutefois, au lieu d'être le symbole d'un islam laïc modéré, le pays devient le porte-parole de l'islamisme radical.
Malgré les réfutations d'un grand nombre d'analystes et d'intellectuels européens et turcs qui voient dans ces positions extrémistes une politique à usage interne destinée à ragaillardir le parti au pouvoir en vue des prochaines élections législatives, on ne peut que constater que, depuis 2003, avec l'avènement au pouvoir de l'AKP, la Turquie se dirige immanquablement vers un régime de plus en plus islamiste.
Ce qui a été accompli depuis les sept dernières années en est la preuve directe. Le dernier événement en date allant dans ce sens concerne le projet de réforme de la Constitution turque qui, selon les kémalistes, sape les fondements de la laïcité. Ce paquet de réformes constitutionnelles ne semble pas issu du désir du gouvernement d'adhérer à l'UE, comme le prétend Erdogan, pour qui cette adhésion ne paraît plus une nécessité, mais d'un plan minutieux visant à prendre le chemin de la renaissance du califat ottoman, comme le soulignent désormais maints observateurs. Pour bien préparer le terrain, le gouvernement issu de la mouvance islamiste a sérieusement décapité l'armée, suite à l'affaire « Ergenakon » dans laquelle une trentaine d'officiers de haut rang ont été inculpés et près de 70 militaires arrêtés suite à des révélations les accusant d'avoir voulu comploter contre le gouvernement. Là aussi, pour l'opposition, ces arrestations relèvent du « coup d'État civil » et d'un acharnement judiciaire visant à affaiblir les défenseurs de la laïcité, alors que pour de nombreux intellectuels, elles représentent un progrès pour la démocratisation du pays.
Or c'est bien la démocratisation de la Turquie qui a placé au pouvoir l'AKP. Avec le déclenchement des réformes démocratiques, le rôle de l'armée, gardienne de la laïcité, et l'influence de l'élite bourgeoise laïque des grandes villes ont cédé la place à l'émergence d'un nouveau pouvoir issu d'une population majoritairement conservatrice et religieuse.
Reste à savoir quel rôle jouera la Turquie à la lumière de tout ce remodelage au sein même du pays et sur le plan régional. Serait-elle tentée par une nouvelle alliance, celle du triangle Téhéran-Damas-Ankara, pour former un axe radical antioccidental ? Ou bien prendra-elle le leadership de l'islam sunnite, face à l'Iran, détachant ainsi le Hamas du giron du chiisme persan ? En tout état de cause, le pays verra sûrement sa légitimité régionale renforcée pour pouvoir, enfin, être un partenaire respectable face aux Occidentaux.