www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
LA TURQUIE ISLAMISTE
DEPASSE LES BORNES
par Daniel Pipes
National Review Online- 8 juin 2010
Version
originale anglaise: Islamist Turkey Overreaches
Adaptation française: Johan Bourlard
Voir aussi tous
les articles sur la Turquie ainsi que les 50 derniers articles sur le
Moyen Orient
Telle
une mise en scène typique des islamo-gauchistes pour délégitimer Israël, la flottille sponsorisée
par la Turquie pour « libérer Gaza », fin mai, fut ennuyeusement répétitive.
Telle une illustration de l'incompréhension, par les Israéliens, du type de guerre auquel ils doivent désormais faire
face, l'issue en était tristement prévisible. Cependant, tel un exposé des
méthodes de la Turquie et tel un présage de l'avenir de l'islamisme, elle
fut saisissante par sa nouveauté et ses implications.
Un peu d'histoire :
après 150 ans de vains efforts de modernisation, l'Empire Ottoman finit par
s'effondrer en 1923, et fit place à une République turque dynamique, tournée
vers l'Occident, fondée et dominée par un ancien général ottoman, Kemal
Atatürk. Ensuite, pendant quinze ans, soit jusqu'à sa mort en 1938, Atatürk
imposa un programme d'occidentalisation tellement rigoureux qu'il alla jusqu'à
remplacer les tapis des mosquées par des bancs semblables à ceux des églises.
Malgré une Turquie musulmane à près de 100 pour cent, il insista pour que
l'État soit complètement sécularisé.
Atatürk
ne gagna jamais toute la population turque à sa cause et, avec
le temps, la république laïque qu'il avait fondée dut s'accommoder des
sentiments de la piété musulmane. Néanmoins, le régime
d'Atatürk se maintint jusqu'aux années 1990, sous l'œil vigilant des officiers de l'armée qui accordèrent la
priorité au maintien en vie de sa mémoire et au blindage de la laïcité.
Les
islamistes furent pour la première fois représentés au parlement au début des
années 1970. À l'époque, leur leader, Necmettin Erbakan, fut à trois reprises vice-Premier
ministre. Comme les grands partis politiques turcs perdirent leur légitimité à
la suite de scandales mêlant égoïsme et corruption, Erbakan poursuivit sur sa
lancée et devint Premier ministre durant un an, en 1996-1997, jusqu'à ce que
l'armée s'impose et le mette hors jeu.
Certains
des lieutenants d'Erbakan, plus habiles et ambitieux, formèrent en août 2001,
avec Recep Tayyip Erdoğan à leur tête, un nouveau parti politique
islamiste, Adalet ve Kalkınma Partisi ou AKP. À
peine un an plus tard, le parti remporta, d'une manière retentissante, une
majorité relative de 34 pour cent des suffrages et, par les caprices du système
électoral turc, établit sa domination sur le parlement avec 66 pour cent des
sièges.
Erdoğan devint Premier ministre et, en récompense d'une bonne gestion,
l'AKP fut réélu en 2007, emportant une part nettement plus importante encore
des suffrages. Avec un mandat renouvelé et une armée mise de plus en plus sur
la touche, le parti mit sur pied, non sans agressivité, des théories du complot aussi fausses que minutieuses,
condamna un observateur politique critique à une amende de 2,5 milliards de dollars et fixa sur une bande
vidéo les aventures galantes compromettantes d'un
leader de l'opposition. À présent, le gouvernement de l'AKP entreprend de modifier la constitution.
La
politique étrangère, menée par le ministre Ahmet Davutoğlu,
qui souhaite faire retrouver à la Turquie son leadership d'antan au
Moyen-Orient, a dépassé les bornes de façon encore plus flagrante. Ankara a non
seulement adopté une attitude plus belliqueuse envers Chypre mais s'est aussi immiscée de façon
téméraire dans des questions aussi sensibles que le programme nucléaire iranien et le conflit israélo-arabe. Et le plus étonnant
dans tout cela, c'est son soutien à l'IHH, une association « caritative »
propre à la Turquie et dont les liens avec Al-Qaïda sont avérés.
Si
l'attitude irresponsable d'Ankara a des implications inquiétantes pour le
Moyen-Orient et l'Islam, elle a également un côté apaisant. Les Turcs ont été
aux avant-postes du développement de ce que j'appelle « Islamisme
2.0 », la version populaire, légitime et non violente de ce que
l'Ayatollah Khomeiny et Oussama Ben Laden ont essayé de réaliser par la force
au moyen d'Islamisme 1.0. J'ai prédit que la forme insidieuse de l'islamisme d'Erdoğan « peut menacer le mode de vie civilisé, et
même plus que ne le fait la brutalité de 1.0 ».
Mais l'abandon de
cette modestie et de cette prudence initiale suggère que les islamistes ne
peuvent s'en empêcher et que la brutalité
inhérente à l'islamisme doit finalement resurgir, que la variante
2.0 doit revenir à la version 1.0 d'origine. Comme le postule Martin Kramer, « au plus les islamistes sont éloignés du pouvoir,
au plus ils se retiennent, et inversement. »
Cela signifie que
l'islamisme constitue un opposant moins redoutable qu'il ne pourrait l'être, et
ce pour deux raisons.
Premièrement, la Turquie héberge le
mouvement islamiste le plus sophistiqué au monde, qui comprend non seulement
l'AKP mais aussi le mouvement de masse de Fethullah Gülen, la machine
de propagande Adnan Oktar et bien
d'autres. La nouvelle agressivité de l'AKP a provoqué des dissensions. Gülen, par exemple, a condamné publiquement la farce « Libérez
Gaza », ce qui laisse penser qu'une lutte interne débilitante pourrait avoir
lieu à propos de la stratégie à adopter.
Deuxièmement, s'il fut un temps où seule une
poignée d'analystes reconnaissaient les
conceptions islamistes d'Erdoğan, ce fait
apparaît désormais de façon évidente et manifeste au monde entier. Sans aucun motif, Erdoğan a délaissé son image soigneusement travaillée
de « démocrate musulman » pro-occidental, ce qui a permis d'autant plus
facilement de le traiter comme un allié de Téhéran et de Damas, ce qu'il est effectivement.
Conformément
aux visées de Davutoğlu, la Turquie a regagné le
cœur du Moyen-Orient et de l'oumma. Dès lors, elle ne
mérite plus de faire partie intégrante de l'OTAN et ce sont les partis d'opposition qui méritent d'être
soutenus.
----------------------
Mise à
jour, 8 juin 2010 : pour des éléments qui n'ont pas trouvé place dans l'article
principal, voir « En dire plus sur la Turquie islamiste qui va trop loin
».