www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Le Tournant Islamiste de la Turquie, 10 ans
Plus Tard
Par Daniel Pipes
The Wall Street Journal- 13 novembre 2012
Version originale anglaise: Turkey's
Islamist Turn, 10 Years Later
Adaptation française: Anne-Marie Delcambre de Champvert
La Turquie est-elle - en raison de sa taille, de son emplacement,
de son économie et de son idéologie islamiste sophistiquée, en passe de devenir
le plus grand problème de l'Occident au Moyen-Orient?
Une décennie tumultueuse s'est écoulée depuis que le Parti Justice et Développement
a d'abord été élu au pouvoir le 3 novembre 2002. De façon presque inaperçue,
le pays est sorti de l'ère pro-occidentale commencée par Mustafa Kemal Atatürk
(1881-1938) et est entré dans l'ère anti-occidentale de Recep Tayyip Erdoğan
(né en 1954).
Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan sur la couverture du magazine
Time en 2011.
Les élections de 2002 ont suivi 10 ans de va-et-vient entre des gouvernements
faibles de centre-droit et de centre-gauche. Les années 1990 ont aussi vu
d'abord le Premier ministre islamiste , Necmettin Erbakan, au pouvoir, pendant
un an avant son éviction par un "soft" coup d'Etat militaire en
1997. Rétrospectivement, cette période a marqué l'intervalle entre la mort
en avril 1993 de Turgut Özal, l'imposant ancien premier ministre et président,
et Mr. Erdoğan devenant premier ministre en 2003.
Ce fut un temps d'occasions politiques manquées, de mauvaise gestion économique
et de corruption endémique. La période fut marquée par le scandale de Susurluk
de 1996-dans lequel l'enquête sur un banal accident de la route provincial
conduit à des révélations de liens du gouvernement avec la mafia et les assassinats
parrainés par l'État - et de réponse inepte du gouvernement à un séisme de
1999, dévoilant des profondeurs jusque-là inconnues d'incompétence et d'insensibilité.
De telles failles ont incité les électeurs à se tourner vers le parti Justice
et Développement fraîchement formé, connu sous le nom de l'AKP, moins pour
sa politique islamiste que pour ses promesses d'adhésion à l'Union européenne,
de meilleure démocratie et de plus de libertés. Aidé par un système politique
original obligeant les partis à obtenir 10% des voix pour entrer au Parlement,
l'AKP a remporté 34% des voix et contrôlé 66% des sièges en 2002.
Erdogan s'exprimant lors d'une réunion de l'AKP lors du 10ème anniversaire
de sa prise de pouvoir.
L'électorat a apparemment été encouragé par les résultats - en particulier
des réformes de style européen et la Chine -comme croissance économique- et
l'AKP a été récompensé avec 47% des voix en 2007 et 50% en 2011. La popularité
a permis à Mr. Erdoğan d'enraciner lui-même, son parti et son idéologie
(«les minarets sont nos baïonnettes, les dômes nos casques, les mosquées nos
casernes et les croyants notre armée»).
Plus important encore, Mr. Erdoğan a mis à l'écart l'establishment militaire
(Ultime autorité politique de la Turquie depuis l'époque d'Atatürk) et le
reste de son état profond -les services de renseignement, la magistrature,
la police et leurs alliés criminels. Le gouvernement de l'AKP a également
infirmé l'héritage d'Atatürk de recherche en Occident de l'inspiration et
du leadership.
L'effondrement quasi total des forces anti-islamistes-Atatürkistes, socialistes,
occidentalisation, armée et autres, est le développement le plus surprenant
de la dernière décennie. Les dirigeants de l'opposition ont fait guère plus
que dire «non» aux initiatives de l'AKP, offrant peu de programmes positifs
et souvent adoptant des positions encore pires que celles de l'AKP (comme
la promotion des politiques pro-Damas et pro-Téhéran). De même, des intellectuels,
des journalistes, des artistes et des militants critiquèrent et se plaignirent,
mais ils n'ont pas réussi à proposer une vision alternative, non-islamiste.
Aussi l'AKP entame sa deuxième décennie au pouvoir avec Mr. Erdoğan chantant
victoire à une réunion du parti à propos d' "un début historique"
et dominant le pays comme aucun autre politicien turc n'a fait depuis Atatürk.
Le principal défi qui se pose à lui est de se restreindre et de ne pas se
précipiter. Pourtant, il y a des signes qui montrent qu'il fait justement
cela – s'aliénant les non sunnites, les minorités non turcophones; empruntant
trop; introduisant la charia dans la pratique trop vite; modifiant la constitution,
et sapant l'armée en emprisonnant son ancienne direction. Sur le plan international,
il flirte avec une impopulaire guerre avec la Syrie et préside toujours des
relations tendues avec l'Iran, l'Irak et Chypre. Une alliance avec Israël,
autrefois florissante, s'est évanouie.
Si la Turquie il y a un an semblait à Newsweek et à d'autres la «nouvelle
superpuissance» du Moyen-Orient, l'ambition, excessive de Mr. Erdoğan
– souvent attribuée à un rêve de reprendre le pouvoir et le prestige de l'Empire
ottoman (1200-1923)- pourrait être en train de montrer les limites de l'influence
turque. Se distanciant de l'OTAN, entourée d'Etats de plus en plus antagonistes,
secouée par des crises internes, Ankara se trouve de plus en plus isolée et
plus éloignée du statut de grande puissance.
Erdoğan devrait perdre l'approbation électorale, s'il cherche à adopter
des moyens non démocratiques pour rester au pouvoir. Il a exposé cette trajectoire
avant même de devenir premier ministre, en faisant cette célèbre déclaration
que «la démocratie est comme un tramway. Lorsque vous arrivez à votre arrêt,
vous descendez.» Sa mentalité proto-dictatoriale peut déjà être vue dans les
mesures contestant le pouvoir judiciaire indépendant, entretenant des théories
du complot absurdes pour mettre prison ses opposants, emprisonnant d'innombrables
journalistes et distribuant des amendes ridicules aux sociétés de médias hostiles.
Ces manières autocratiques grossissent de plus en plus au fil du temps.
Après une décennie de pouvoir relativement démocratique, des crises menaçantes-
économique, syrienne, et avec la minorité kurde de Turquie- peuvent signaler
le moment pour M. Erdoğan de sauter du tramway de la démocratie. Comme
l'AKP sort ses crocs, on peut s'attendre à ce que la République de Turquie
continue à rejeter au loin l'Occident et vienne à ressembler de plus en plus
à ces régimes répressifs, stagnants et hostiles qui caractérisent le Moyen-Orient
musulman. Et c'est là qu'il faudra bien regarder pour voir si les dirigeants
occidentaux perçoivent les changements et agissent en conséquence, ou s'ils
continuent à s'accrocher à une vision du pays d'Atatürk qui n'est plus.